DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 8
LEE MILLER
PATRICK : Evoquer Lee Miller dans notre dernier entretien a
réveillé en moi le démon de la digression. C’est à la suite de cette exposition
que m’est revenue cette impression qu’une photographie ne serait qu’une
« peinture facile, rapide, à moindre frais, etc. » – vieille rengaine, sûrement –, ou bien, à considérer
la chose plus positivement, qu’une photographie ne serait qu’une esquisse, ou
une ébauche, une « idée » pour une peinture possible. Le moyen de
« croquer sur le vif » sans trop de peine. Sans même compter les
« hyperréalistes » qui ne font qu’en copier servilement, nombreux
sont les peintres pour lesquels des photographies sont comme des supports, des
premiers motifs, des études d’appoint.
A un moment, devant trois des clichés de Lee Miller de la
période « Guerre » : l’évidence du génie. J’en ai presque les
larmes aux yeux...
Je songe à une image en particulier. Le cartel nous apprend :
1945, la fille du bourgmestre de Leipzig qui vient de se suicider. Son corps,
sous une seule lumière crue, directe, est effondré en travers d’un vaste
canapé ; ce que l’on voit de cet objet, et l’obscurité, emplit tout le
fond sur lequel se détache la diagonale du corps.
Cette photographie me touche violemment. Il faudrait dire comment
(pourquoi ?), mais je pense que ce ne serait pas par la violence de
l’événement ici rapporté (ou ‘reporté’). Il faudrait peut-être signaler aussi
que cette image est dans l’immédiat voisinage d’une autre, sur sa droite,
représentant les dégâts causés par un bombardement (dans je ne sais plus quel
site industriel, une vaste cuve renversée, et éventrée, domine toute la scène
sous le plein soleil), elle-même suivie à sa droite par l’image d’un « SS
noyé », flottant, couché sur le côté, à demi immergé dans une eau noire,
sans doute celle d’un canal.
Ces trois images forment immédiatement triptyque, pour moi. Est-ce par déformation professionnelle ?
En tout cas, le triptyque fonctionne pour
moi, et de façon puissante. Ce qui veut dire que la puissance de chacune des
parties est multipliée par celles des deux autres, etc. Maintenant, si
j’imagine ce triptyque « en peinture », non pas pour en user comme
d’un thème à varier, mais pour le « rendre en peinture », qu’y
ajouterai-je ? Mais pourquoi cette idée ici ? Si je la suivais, serais-je
loin du procédé hyperréaliste que je viens de décrier ? Oui, c’est autre
chose, je crois. Peut-être parce qu’il s’agit de photographies en noir et
blanc, donc d’une image déjà en partie « abstraite » ? Sans
doute aussi parce qu’il s’agit d’un petit format, sans commune mesure avec une peinture que l’on dirait
de petit format (le cliché ici nous rapproche plutôt des dimensions de la
miniature).
Je songe à certaine œuvre musicale publiée sans instrumentation
définie : L’Art de la Fugue , pour ne pas la
nommer. On sait combien d’orchestrations diverses cette œuvre a
supportées ! Me vient cette idée que la photographie qui me retient ici
pourrait être comme une telle partition, proposition d’un « ordre »
(d’une « idée » d’ordre, d’une structure ?) en attente
d’incarnation, et que ce serait à la peinture de la réaliser, afin d’en donner
des exécutions (des interprétations) qui la rendraient vraiment visible. Mais je ne sais pas ce que vaut
cette analogie ?
FRANCIS : Au fond, vous sous-entendez peut-être que la comparaison
photographie-dessin a des chances d’être plus fertile que celle qui paraissait
s’imposer entre photographie et peinture. Cela, sous la condition de faire
entrer principalement en ligne de compte la photographie en noir et blanc,
comme ce fut exclusivement le cas,
semble-t-il, pour Lee Miller.
PATRICK : Oui, le ‘noir et blanc’ est plus immédiatement perçu
comme voisin des travaux purement graphiques, mais je crois qu’il ne faut pas
sous-estimer le ‘format’ ; je parle, là, du rapport d’échelle entre les
dimensions de celui qui voit et celles
de l’objet en vue. Certes, nous entrons là dans des considérations assez
« relatives » : il y a de plus ou moins petits tableaux et de
plus ou moins grandes photographies… Cependant, pour des raisons qui seraient à
préciser, un tirage photographique, même monumental, me semble toujours,
essentiellement, du côté des « petits » formats (de ceux que l’on
peut manipuler - au sens propre), et le tableau, même le plus miniaturisé, me semble
toujours vouloir, ne serait-ce qu’idéalement, entrer en concurrence avec
l’espace englobant. Alors, mais sans vouloir préjuger de la fertilité de l’une
ou l’autre de deux comparaisons, je suis en effet plus enclin, ici, à privilégier
celle qui rapporte la photographie au dessin.
FRANCIS : Poussant l’idée, on ajoutera que la photographie
ainsi conçue offre au peintre futur la chance de constituer un moyen de ‘croquer
sur le vif’, de ‘dessiner’ sans peine, avec la rapidité d’une saisie immédiate.
Photographie en noir et blanc et dessin auraient donc l’aptitude de saisir,
plus ou moins rapidement, certains des linéaments ou composantes qui ordonnent
un objet, qu’il s’agira de compléter et de parachever, picturalement cette
fois.
Permettez-moi de chercher à tirer au clair, pour ma propre gouverne,
ce qui, dans vos propos, peut rapprocher la photographie des croquis que vous
aviez exécutés au Louvre. Cela revient à réfléchir sur votre caractérisation
nouvelle de la photographie comme proposition d’un ordre ou d’une structure ‘en
attente d’incarnation’.
Il fut un temps où, en Europe, les tableaux de maîtres, les chefs
d’œuvre de peinture, ne voyageaient pas ou très peu. Ils n’étaient pas ignorés,
cependant. Grâce à des dessins copiés sur l’original et grâce à des gravures,
elles-mêmes filles du dessin, mais reproductibles à x épreuves et que le format
rendait susceptibles de circuler. Comment ne pas rapprocher ici la gravure de
la photographie en noir et blanc, non certes dans leur rendu, mais dans leur
effet global et informatif ? Si l’on va du dessin à la photographie en
passant par l’estampe en noir et blanc, n’obtient-on pas des degrés et comme
une continuité possible ? Je crois que ces remarques vont dans le sens de
vos réflexions.
PATRICK : En effet. Et, cette continuité est à parcourir dans les
deux sens : depuis l’esquisse, brièvement notée par le peintre devant son
motif, jusqu’au tableau (mis à sa place, dans cette continuité, comme
réalisation d’une ultime « incarnation »), de même que depuis le tableau
jusqu’au relevé, vite crayonné, des principes de sa structure, avec, toujours,
de possibles allers et retours au long de ces degrés – en empruntant les
chemins de la gravure, ou la photographie.
FRANCIS : Mais je comprends bien aussi que, de votre côté,
vous voyiez une autre proximité de fonction entre dessin et photographie, cette
fois d’un point de vue propre à chacune des deux techniques. Si chacune des
deux exerce une sorte d’abstraction, chacune le fait avec ses ressources
propres : le dessin avec le dessin (le trait, principalement), la
photographie avec la lumière. Alors, qu’en est-il de cette ‘abstraction’ qui,
dans la photographie, est apte à proposer au peintre un ordre et une structure ?
Je me bornerai ici à quelques indications qu’il m’est possible
d’extraire du récit de votre visite à l’exposition Lee Miller. Vous y relatez
la violence d’une émotion née d’abord à la vue d’un cliché, puis en présence
d’une triade de clichés. D’où provint cette émotion ? Fut-ce du référent
de l’image, de ce qu’elle représentait, de la réalité à quoi elle renvoyait ?
— Ce fut moins du caractère tragique du sujet, dites-vous, que d’autre chose,
bien que non dissociable du sujet.
PATRICK : L’origine des émotions… Même quand nous nous persuadons
que son « dernier mot » doit demeurer à jamais dissimulé dans l’ombre
de nos profondeurs, nous ne sentons pas s’éteindre notre désir d’y plonger pour
y aller voir, n’est-ce pas…
Il est sûr que ce n’est pas le
référent de l’image qui m’a touché ici ! Je n’ai pas le début d’une raison
de compatir au sort de cette femme-là, non plus qu’à celui de cet homme-là.
Sauf à les considérer « en général », comme échantillons du
« tragique de la condition humaine, etc. », mais alors mon émotion
serait restée elle aussi tout à fait générale, abstraite.
D’un autre côté, je dois reconnaitre que la réalité à laquelle renvoie
l’image ne m’est pas indifférente. Elle est
tragique. Mais, ce qui vient par cette image, cette image-là en particulier, riche d’une composante
qui la distingue de toute autre image, c’est peut-être tout le tragique… Je veux dire que c’est par l’exercice de ses
pouvoirs propres (résidant uniquement dans les effets d’une composition
d’aspects visibles) que cette image universalise la situation individuelle à
laquelle elle renvoie, mais, cependant, sans en faire l’illustration
anecdotique d’un discours (humaniste), sans la réduire à une généralité désincarnée.
FRANCIS : Que peut bien être cette autre composante de
l’image ? Peut-être votre relation nous l’apprend-elle. Prenons deux
couples d’opposition qui, d’un point de vue formel, peuvent être actifs dans
une composition et engendrer des effets d’expressivité : le couple
figure/fond et le couple lumière/ombre. Dans les trois clichés concernés la
combinaison de ces deux couples semble être responsable d’une forte empreinte
sur votre sensibilité. Le corps inanimé de la fille du bourgmestre forme une
diagonale sous une lumière crue et s’exhausse d’un fond sombre. La vaste cuve
renversée, sculptée d’ombre et de clarté, se détache comme figure et domine
toute la scène sous le plein soleil. Le corps fantomatique d’un S.S. noyé
dégage vaguement sa silhouette de l’eau noire d’un canal. Le jeu, chaque fois
singulier, de ces linéaments ou plutôt de ces composantes semble bien participer
activement de l’ordre ou de la structure inhérente à l’image. Et c’est ce genre
de composante formelle, chargée d’émotion, donc non dénuée d’expression et de
sens, que vous retenez, que vous extrayez en vue du travail ultérieur
d’incarnation, attribué par vous à la peinture.
Bien que votre conception envisage ici la photographie comme un
moyen au service de la peinture et en précise dès lors la fonction, ces
précisions par elles-mêmes n’en sont pas moins précieuses (à condition que je
les interprète correctement). Elles nous révèlent une fois encore quelques uns
des pouvoirs propres de l’objectif et du film photographiques, quant à
l’appréciation de la profondeur ou de la répartition des ombres et des
lumières, en particulier, et surtout quant à la vertu de communication émotive
de ces pouvoirs. Pour ma part, je garde en mémoire cette attention portée aux
caractères formels de l’image, je la fais mienne, mais, n’étant pas engagé dans
un projet pictural, je me borne à tourner ces remarques plutôt dans la
direction que j’indiquais précédemment, à savoir celle des rapports entre
photographie et ‘théâtralisation’.
Mais avant de m’y étendre quelque peu, je me demande si cette idée
de ‘théâtralisation’, au sens large, est vraiment étrangère à un photographe qui
pense si souvent la photographie sous la forme de triptyque, comme si les
caractères de composition intrinsèque d’une image ne se suffisaient pas à
eux-mêmes, mais gagnaient à entrer dans une composition plus large, ou bien
encore comme si une ‘scène’ avait besoin de faire partie d’un ‘acte’ pour
déployer toute sa force. Le triptyque est assurément comme une composition à la
puissance 2. N’est-il que cela ? N’ouvrerait-il pas vers autre chose encore ?
PATRICK : Si vous le permettez, je profite du suspens – puisqu’il
semble que vous vous apprêtiez à un changement de cap – pour « produire
une pièce nouvelle ». Pourrait-elle servir à la « manifestation de la
vérité » en cette affaire de la théâtralisation ?
En fait, j’ai cherché des reproductions de ces clichés dont la
juxtaposition m’avait si fort impressionné, mais je n'ai trouvé que ceux
formant les panneaux latéraux de mon triptyque (la fille du bourgmestre et le
SS) – et, d’ailleurs, en plusieurs versions : ces clichés semblent
particulièrement renommés. Par contre : aucun exemplaire de mon image
"centrale", qui faisait voir cette cuve sphérique, éventrée et renversée,
sur le fond d’un paysage que l’on devinait dévasté. Mais, et là, cela devient
intéressant : j'en ai trouvé un autre, de cliché, "qui fait l'affaire"
! Et ce sont les raisons de cette substitution réussie (à mon sens) qui
pourraient être mises en phase avec ce thème de la
théâtralisation dans la photographie…
Mais, je vous ai interrompu ; vous vous demandiez si le
triptyque ne serait qu’une « composition à la puissance 2 », s’il
n’ouvrirait pas vers « autre chose encore » ?
FRANCIS : La question est simplement de savoir si, au fond,
c’est toute la photographie ou presque qui offre des affinités avec la mise en
scène théâtrale. Toute photographie ne relèverait-elle pas d’une sorte de théâtralisation ?
Je voudrais soutenir ici que la comparaison entre photographie et
mise en scène peut être assez largement généralisée. Cela revient à comprendre
que, même en l’absence d’une intention théâtrale explicite et préalable ainsi
qu’en celle du dispositif artificiel et concerté auquel cette intention
aboutit, le photographe voit une ‘scène’, ‘met en scène’. Même s’il saisit son
sujet sur le vif – parce qu’il a été de manière concomitante saisi par lui (voir
votre ‘intuition fulgurante’) –, même dans ce cas de figure, le photographe
élève le sujet photographié au rang d’une ‘scène’, en un sens théâtral qui
reste à préciser.
J’insiste tout d’abord sur quelques données simples. 1° La photographie
ne présente pas les faits eux-mêmes. Elle en fournit, comme au théâtre, une
représentation. 2° Le cadrage effectue un choix, il élimine, il épure, mais
c’est pour placer en coappartenance les éléments sélectionnés. C’est à partir
de la richesse de contenu, i.e. des relations entre les parties de celui-ci et
sous la condition de ces relations, que la richesse des significations de ce
qui est cadré pourra se déployer. De même, sur la scène de théâtre, tout ce qui
est là et tout ce qui arrive est signifiant. 3° La mise en valeur de certains
éléments, à partir de l’angle de vue, de l’éclairage, de la distance, concourt
à engendrer avec le cadrage ce que l’on peut donc nommer dans un sens très
général une ‘scène’.
Cela posé, la question demeure de savoir si je n’abuse pas ici des
termes ‘scène’ et ‘mise en scène’. D’une façon générale, une scène serait la
scène d’un ‘drame’ et la mise en scène serait la conception et la production
d’un ‘drame’. Voilà qui paraît très étrange. C’est ce qui arrive, dira-t-on,
lorsqu’on suit ses idées. On en vient à supputer qu’en toute photographie un
‘drame’ se joue, serait-ce le ‘drame’ de la ‘transfiguration’ d’un jardin par
la lumière du soleil couchant, à Bagatelle. Voilà au fond ce dont il serait
question dans toute œuvre d’un photographe artiste. N’est-ce pas étrange ?
Pour atténuer l’étrangeté de ce propos nous pouvons chercher à entendre
le mot ‘drame’ en rapport avec son étymologie grecque. Drao, au plus près de la racine ‘dra’, c’est : agir, faire. Dans le drama quelque chose agit ou fait. Cela veut dire que quelque chose
se produit, s’accomplit, que cela est au sens actif, donc n’est pas dans
un certain état, mais est au sens d’un acte qui se fait et qui a lieu, comme si
tout ce qui existe ne l’était pas passivement, mais activement, se maintenant
sans cesse dans l’existence, hors du néant. De là : ‘drama’ = l’action, à entendre comme « ce qui se produit,
s’accomplit (activement) et a lieu ». Le quelque chose qui agit peut être
un homme, un être naturel, une réalité, voire un objet, matériels ou un phénomène
du même genre, comme le vent, la lumière, la pluie… On peut donc admettre ces
notations, si tout ce qui arrive à tout instant dans le monde est conçu comme
l’actualisation de quoi que ce soit.
D’autre part, ce qui se produit et s’accomplit a besoin d’un lieu,
d’un cadre spatial où se produire et s’accomplir. Pour que l’action
s’accomplisse au mieux, il semble nécessaire ou souhaitable que le lieu soit en
consonance avec elle. L’avoir lieu, le décor, où se déroule l’action, lui correspondent
tout comme l’action a un effet marquant sur le décor ou sur le lieu. Bref, le
drame est à sa perfection quand l’endroit où il s’actualise est bien son
lieu. Drame et lieu du drame entrent en une consonance particulière : que
Caïn tue Abel sur une place de village, dans un pâturage ou sur un parking,
dans tous les cas le lieu se trouve dès lors teinté dans son atmosphère par
l’action et par la nature de l’action ; et inversement.
Le théâtre repose en grande partie sur une imitation d’action et
sur une imitation de lieu. Et d’emblée se trouve pensé, dans les conceptions du
dramaturge ou du metteur en scène, un ensemble de rapports de correspondance
entre l’action et le lieu (le décor). C’est-à-dire que, dès la conception même,
une certaine consonance règne sur la nature de l’action et le décor, où
celle-ci se joue.
PATRICK : Bien entendu, le « décor » est un terme
conventionnel quand il est question du théâtre, et nous savons y entendre bien
autre chose que la plate toile peinte qui fait le fond… Néanmoins,
« lieu » aurait ma préférence ; ce terme pourrait être mis
systématiquement en avant ; il dit mieux le tout de la chose…
Mais il était question de la consonance, des rapports de correspondance
– entre l’action et le lieu – qui sont, au théâtre, à proprement parler mis en scène…
FRANCIS : Ces remarques ne s’appliqueraient-elles pas à la
photographie dans son aspect visionnaire ? Le mot ‘vision’ renvoie ici à
une représentation de l’imagination moins reproductrice que productrice.
L’imagination invente quelque chose qui se produit et s’accomplit, elle
présente ou représente un drame avec son lieu. Et cela peut se vérifier même en
présence d’une œuvre qualifiée photographiquement de ‘nature morte’, même si ce
qui agit ou s’accomplit n’est rien d’autre qu’un effet de lumière saisi au vol,
le bras d’un orfèvre marocain martelant une pièce de cuivre, une plaque de
bitume qui s’est figée, un relief de pierre vu de près, sans son contexte, mais
avec les jeux d’ombre et de lumière qui contribuent à le singulariser, etc. Il
en ira d’autant plus ainsi que par le cadrage, par l’éclairage, par le point de
vue, par la distance ou intervalle entre le sujet et l’objectif, la
photographie est capable de susciter, de faire exister, sans même parfois rien
toucher à l’état des choses, un drame où quelque chose est au sens
actif, c’est-à-dire se produit, s’accomplit, a lieu. Si un jeu de lumière et
d’ombre sculpte des rapports entre intérieur et extérieur (voir un des
composants de votre triptyque au feeling), il y a action, événement en acte. Et
si le photographe fixe cela solennellement en en faisant ressortir les parties
prenantes et les relations internes, il élève cette action au rang de la représentation
d’un drame. Il met en scène. Je dirai ainsi que, sans y paraître, c’est ce que
vous avez fait dans votre si délicat et subtil cliché pris à Bagatelle et à
propos d’un sujet uniquement extérieur, cette fois.
PATRICK : Je vous écoute avec la
plus vive attention, et je vous suis dans tous les tours et détours de votre réflexion.
Mais une formulation en particulier vient de me saisir dans son vol :
« sans rien toucher à l’état des
choses ». Oui, que ce soit « sans même parfois rien toucher à
l’état des choses que la photographie suscite, fasse exister, un drame »,
voilà qui me fait souvenir d’une idée que j’avais, en passant par le Jardin du
Palais-Royal, courtisée un instant. Il s’agit de celle qui faisait distinguer
trois pratiques photographiques, selon le « degré de liberté » du
photographe vis-à-vis de son sujet, selon la docilité du modèle. Dans l’œuvre
sur laquelle nous nous appuyons ici – Lee Miller devant la guerre – il
s’agirait d’une exemplaire indocilité du monde ! Il n’est question que de
« reporter » un état des choses particulièrement
« intouchable » ; on peut imaginer que la photographe ne devait
pas souvent être en mesure de manipuler
les éléments de la scène, non plus que d’avoir le loisir de s’y déplacer à sa
guise…
Oui, les moyens propres à l’art photographique doivent suffire,
sans toucher à l’état du monde, pour mettre en scène un drame : une
action, un accomplissement, qui a lieu –
littéralement.
Et soudain cette idée, qui m’avait aguiché dans le jardin, me
semble perdre beaucoup de son charme ! Pourtant, mon expérience aurait pu
me l’enseigner (mais l’on sait comment tiennent les enseignements de
l’expérience face à la mécanique de la séduction,
qu’elle soit opérée par les belles personnes, ou par les idées) :
habituellement, je ne touche pas aux choses,
je ne veux pas les bouger, parce que c’est justement l’état dans lequel elles m’apparaissent qui provoque en moi le désir
d’en tirer une image ; pour la même raison, quand, pour
« inventer » un cadrage, je dois bouger, je n’abuse pas des
contorsions …
FRANCIS : Il nous faut sur ce point ajouter un nota bene, qui pourrait aller à
l’encontre des remarques faites par Delacroix. Car, le photographe peut
délibérément jouer avec une profondeur de champ, qu’il tient sous son contrôle.
Il peut demander à l’appareil de faire, en présence du ‘drame’, ce à quoi l’œil
humain ne peut pas parvenir, à savoir, précisément, montrer dans leur netteté
tous les détails en profondeur. De sorte que ce principe si général en art, qui
est un principe de condensation, trouve dans la photographie une
illustration nouvelle et spécifique : l’image est alors signifiante de
partout, toutes les parties se complètent entre elles, additionnent leurs
forces, s’intègrent à un tout qui, en retour, leur confère à chacune en
particulier un surcroît de vitalité. Et tout cela, naturellement, sur la base
d’un choix effectué par le photographe et qui matérialise sa vision.
Si j’avais à me résumer en faisant porter l’accent sur le
caractère ‘visionnaire’ de presque toute photographie, j’aboutirais à
ceci : la photographie est l’art visuel de la représentation d’une scène
mise en valeur par une optique déterminée. Du côté de l’objet photographié tout
est drame et même drame du monde. Du côté de la mise en valeur, de la
présentation, tout est composition. Sous la condition du choix d’une optique,
le photographe fait aller ensemble des objets, des phénomènes, des endroits,
des intervalles, des matières, des lumières, des ombres, des perspectives, etc…
Si l’on s’en tient simplement au contenu d’image, la notion de composition
permet de rapprocher la photographie de la peinture ou du dessin. Mais si l’on
a égard à son essence référentielle, à son imprégnation de monde, à son titre
élevé d’objectivité, la photographie tire alors l’idée de composition vers
celle de mise en scène.
PATRICK : Je suis retenu par la façon dont vous soulignez ici le
rôle de la composition… Bien sûr, la composition
est à l’œuvre… dans toute œuvre d’art. Mais ce que vous distinguez ici, de son
importance spécifique pour la photographie,
est remarquable.
Cela me fait souvenir que j’ai évoqué tout à l’heure l’existence
d’une « pièce nouvelle » qui me semblait pouvoir servir à la
« manifestation de la vérité » dans cette affaire. Je crois qu’il est
temps pour moi de la « produire ». Mais ce n’est pas à proprement
parler une « pièce à conviction » : il ne s’agit que d’une
expérience toute personnelle, que je mets en rapport avec une pratique de même
toute personnelle ; aussi, je ne suis pas très sûr de sa portée, ni même
de sa pertinence. Admettons, (pour finir de filer la métaphore judiciaire…)
qu’on la considère comme l’expression d’un « témoin de
moralité » ?
L’expérience est en deux temps. Le premier temps est celui de la
réunion, dans ma perception, de trois clichés qui, dans cette exposition, ne
faisaient que voisiner entre eux, ni plus ni moins, au vu de l’accrochage,
qu’avec ceux qui étaient montrés de part et d’autre. Et ce qui m’a conduit à
opérer cette réunion est sans doute, en effet, ma pratique personnelle du
triptyque photographique. Je dois reconnaître que mes motifs, dans cette
pratique, ne me sont pas toujours évidents. (Affaire de feeling ?)
Quoiqu’il en soit, assemblant ici trois photographies de ce Maître qu’est Lee
Miller, j’ai composé – dans ma tête –
un de ces triptyques à ma façon… Mais c’est le second temps de l’expérience qui
me semble instructif, quand, ne trouvant pas de reproduction de l’image
centrale, j’en trouve une autre, que je peux lui substituer.
Et c’est de voir réussir cette substitution qui, après m’avoir
profondément étonné, m’a éclairé. Ou, du moins, j’ai eu l’impression qu’un
projecteur s’allumait, quelque part dans le fond obscur du décor…
a documentation du
panneau central nous apprend que nous n’accompagnons plus les Alliés en Allemagne
à la fin de la guerre, mais que nous voyons les effets d’un bombardement sur
Londres en 1940. Il s’agit d’un paysage urbain, et non plus industriel. Plus de
cuve sphérique, mais un bâtiment anguleux, etc. Cependant, pour moi,
maintenant, cette image tient parfaitement la place de celle que j’ai vue dans
l’exposition, et peut-être même de façon encore plus probante…
Intuitivement, je crois que, en deux description parallèles, on
révèlerait assez précisément toutes les analogies entre l’image de l’exposition
et celle que je viens de lui substituer : l’axialité, la frontalité, le
volume sobrement géométrique (sur lesquels semblent reposer les deux
diagonales des panneaux latéraux) ; la masse architecturale, à chaque fois
défaite, éventrée, sous le ciel ouvert, au jour (entre ces deux cadavres
humains glissant chacun dans l’obscurité), etc.
Ce sur quoi je voulais insister, c’est le fait que ce qui était
donné à voir était toujours un drame, en effet, et mettant en scène trois
personnages. Il serait peut-être plus approprié de dire : trois caractères, tel qu’on l’entend au
théâtre. Ici, les trois protagonistes du drame doivent être incarnés par trois
images. Chacune peut avoir sa composition
particulière (comme on dit qu’un acteur compose
de façon particulière tel personnage), mais ce qui importe est le rapport (le
« conflit ») entre ces trois caractères.
C’est-à-dire : le jeu.
Et, ici, l’image de la chapelle joue mieux. Finalement, trouvée après coup, cette image est
« meilleure actrice » que celle, de la cuve, découverte lors de la
première lecture de la pièce, à l’exposition…
crédits : Lee Miller
FRANCIS : Et maintenant nous pouvons mettre en avant l’idée
de choix : choix d’une mise en scène et choix de ce qui est nommé
ici d’un terme à l’application assez souple, à savoir :‘optique’. Ces deux
choix conjugués définissent une vision subjective et, par suite, une
photographie ‘visionnaire’. En ce sens, le voir photographique est un voir plus
ou moins imprégné d’imaginaire, dont le degré de puissance fantasmatique se jugera
à son indice de vérité. Je crois qu’en fin de compte et globalement cela doit
pouvoir cadrer avec l’impression si forte que vous avaient procuré certains
clichés de ce grand artiste que fut Lee Miller parmi lesquels celui de la
‘scène’ du suicide (nullement préparée, naturellement) de la fille du
bourgmestre de Leipzig.
PATRICK : En seriez vous d’accord : s’il fallait ici un
« mot de la fin », ce pourrait être le moment de vous citer :
« L’imagination invente quelque
chose qui se produit et s’accomplit. »
crédits photographiques : Lee Miller ARCHIVE http://www.leemiller.co.uk/
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