(à propos d’une suite de photographies de Nicolas
Hermann, la série inside)
1_ APPROCHE
Il m’a semblé
Elles étaient comme de ces images
que l'on peut extraire
d'un
rêve... ou plutôt
- plus précisément - apparaissant
comme
apparaissent
de ces
souvenirs
D'un rêve,
tels,
à peine je me suis détaché du sommeil.
Ils me semblent - les rêves – tous
devenir insaisissables absolument,
dans leurs durées propres, leurs couleurs et pesanteurs
exactes... toutes perdues
À jamais
(À peine je me détache du sommeil.)
Ce n'est pas que ma mémoire défaille ;
Ce n'est que l'effet d'une incompatibilité - métaphysique -
Mortelle, toujours, entre cet air que nous respirons dans le rêve,
Et celui qui nous est nécessaire (pour survivre une fois rendu à la
veille)
Par ailleurs.
C'est pourquoi nul rêve - tel qu'en lui-même -
ne pourra
jamais mieux survivre, après
(le moment de notre réveil),
qu'un
poisson maintenu hors de l'eau.
Demeurent
ces images
donc, qui ne sont pas faites - du tissu -
des rêves mêmes,
seulement
de leurs souvenirs.
(C'est ainsi,
parfois, que l’on pense "rêver éveillé"
quand
certaines images nous traversent, et reviennent,
et obstruent
tout passage vers ce qui est hors de nous, et nous interdisent
d'aller,
là
où nous pourrions encore
rencontrer
d'autres
que nous-mêmes, autre chose
qu’un
de nos reflets.)
*
Et
dans cette image :
Dans
cette image-là ?
Entre
ma pleine conscience diurne et une sensibilité nocturne devinée,
il
m’a semblé possible d’y voir
plus
qu’une coïncidence : une possibilité de coexistence… ou du moins
comme
une correspondance…
2_ UN DIALOGUE :
- Voir une image, d’abord,
comme elle est devant soi. Ensuite, plus tard, son souvenir ; le retour de
l’image, sa persistance – relative… Ce retour de l’image comme devant soi, mais
aussi, parfois, le retour des circonstances dans lesquelles elle a été vue…
- Est-ce l’image
elle-même, qui revient ? Ou bien ce réseau d’émotions que la présence de
l’image devant soi avait provoquées ? N’est-ce pas ce réseau, qui se
reforme ?
- Selon la capacité
de notre mémoire, et la qualité de l’attention portée à l’image quand elle
était devant nous, le souvenir de ses aspects visibles, descriptibles, peut
être assez complet.
- Oui, nous pourrions
les décrire assez fidèlement – aussi fidèlement qu’il est possible aux mots… Mais
l’émotion ? L’émotion, provoquée par une image est, de quelque façon,
insondable.
-
Insondable, vraiment, l’émotion ?
N’a-t-elle pas de fond ?
-
Ou bien : nos instruments ne sont-ils pas
à la mesure de sa profondeur ?
-
Non, sans doute il faut bien qu’elle ait un
fond, sur lequel elle peut s’appuyer pour résonner en retour, pour nous
irradier – jusqu’à nous emporter entièrement parfois, semble-t-il…
-
Pour en atteindre le fond, notre intelligence
n’est peut-être pas le bon outil… Ou du moins, pour remonter jusqu’à sa source,
il faut plus de finesse que de géométrie…
-
Insondable ? Si nous pensons que seuls
les mots nous permettent de découvrir le « fond des choses », de ce
qui est éprouvé dans l’émotion ?
-
De telle émotion éprouvée, on ne peut jamais
dire ce qu’elle est. On peut juste
constater - que l’on est ému…
-
Seule une émotion serait donc à la mesure
d’une autre émotion ?
-
Oui… C’est-à-dire : pour en prendre la
mesure, il faut nous confier au Poème…
-
Parce qu’il peut, par lui-même, provoquer une
émotion ? En quelque sorte analogue ?
- Oui. Le Poème dans tous ses avatars : la
musique aussi, comme la peinture… ou la photographie… Toutes les formes, tous
les arrangements de formes (lues ou entendues, ou vues) qui constituent par
eux-mêmes des situations, elles-mêmes
capables de provoquer une émotion.
- Admettons que l’émotion (que provoque par
l’image) est insondable… Cependant, l’image, dans ses aspects visibles, n’est
elle-même - fatalement – qu’un ensemble fini d’éléments finis ?
- Oui : d’éléments graphiques et
chromatiques discernables et objectivement quantifiables ; un ensemble fini,
ou du moins finissable, pour peu que l’on s’en donne la peine, ou le plaisir…
3_ LE TEMPS
Parce que
son aspect semble toujours égal à lui-même, une photographie (de même une
peinture ou une sculpture, etc.) peut prétendre se tenir hors du temps. Pourtant, elle ne peut être (être elle-même) que dans
le temps si, comme toute œuvre, la condition de son existence n’est que dans sa
réception, une fois au moins par au moins un spectateur.
Alors, le
temps de l’œuvre coïncide avec le temps de l’existence de ce spectateur. (C’est
l’existence au cours de laquelle les choses doivent bien lui apparaître, se
découvrir, être suivies puis délaissées… Parfois, plus tard, reprises. Ou bien,
ce sont certaines choses qui l’auront ressaisi, et pourront être alors redécouvertes
- sous un jour nouveau, comme on dit, que leur renouvellement provienne de ce
que les circonstances paraîtront les avoir transformées, ou bien de ce que le
spectateur les aura abordées en suivant un autre parcours, ou de ce que ses souvenirs
lui auront fait croire qu’elles étaient tout autre dans le passé…)
Finalement,
l’œuvre est assimilée au résultat de la sédimentation des différentes couches
de sa réception, déposées chacune, avec son début et sa fin, comme tous les
moments de l’existence de son spectateur.
Quant
au temps… Après que Nicolas Hermann m’a fait découvrir ces quatre photographies
assemblées, plusieurs semaines sont passées, pendant lesquelles je suis resté
sans les avoir sous les yeux.
Il
n’y avait donc devant moi que cette image, reçue une fois en plein éveil, et dans
une expérience consciente d’elle-même, mais, depuis, seulement comprise par la seule
réflexion, raisonnée ou intuitive, de ce que ma mémoire seule pouvait m’en
rapporter.
4_ LE SOUVENIR
Je
n’étais plus face à l’image mais
à
son souvenir seul
seulement
à ce que ma mémoire avait retenu
de
ce que j’en avais vu
maintenant
il
y a quelque temps.
Si
l’on se tient face à telle image – d’elle, un aspect nouveau
à
chaque instant peut toujours se révéler,
auquel
on avait pas pensé,
que
l’on ne pouvait pas chercher parce que
on
ne pouvait pas s’attendre à l’y voir.
Par
l’image, celle-là devant soi que parcoure le regard,
devant
soi parmi les objets devant soi et autour de soi,
toujours
une surprise peut venir
à
tout instant
alors
que, s’il s’agit de la retrouver - l’image comme elle a été devant soi –
par
le seul moyen de notre mémoire,
(lorsque
seul peut nous impressionner encore le souvenir
de
ce moment pendant lequel elle a été devant soi tenue)
alors,
quelle
surprise pourrait encore longtemps en venir ?
A
la fin, ce que l’on peut encore observer, ce n’est plus rien
que
soi-même. Alors, ce n’est plus rien qu’en soi-même
qu’il
peut rester quelque chose à observer…
Mais,
quant à découvrir encore longtemps de nouvelles profondeurs
dans
l’image-même…
Non,
il faut absolument la voir à nouveau, là devant soi
la
trouver une nouvelle fois pour la découvrir à neuf
…
Soudain,
c’est comme une fringale.
…
5_ QUATRE
Quand nous
regardons ces photos, peut-être
voyons-nous
d’abord que nous en voyons… plusieurs. Quatre, précisément, immédiatement
distinctes l’une de l’autre, mais simultanément, et dans un
certain ordre assemblées sur la même page.
Parmi
les « plusieurs-qui-font-un », il y a la série, le découpage…
Quant au découpage, ce n’est
qu’une image que l’on a mise en morceaux - comme, par exemple, lorsque l’on
pointe une lorgnette sur les différentes parties d’un vaste paysage,
successivement, pour le détailler plus aisément.
Mais
comme je ne vois pas, ici, de répétition à chercher, non plus qu’un
morcellement, je dis qu’il s’agit d’un polyptique : simultanément à la
perception d’une multiplicité (de parties), il y a l’appréhension d’un tout,
d’un ensemble, d’une unité. Et, dans ce tout, chacune des quatre parties, au
fur et à mesure que mon regard passe de l’une à l’autre, se propose comme un
« tout par elle-même ».
Mais si
le terme « polyptique » semble trop rébarbatif, je peux utiliser
celui de « suite »… Dans cette suite, donc, ce qui oriente mon regard est ce
qui passe entre ces quatre images ; ce qui passe… de chacune des
parties vers le tout, ou vers la partie de ce tout dans laquelle elle est
incluse.
Le
va-et-vient entre la distinction des parties - telles qu’elles peuvent former
le tout - et la saisie du tout - tel qu’il éclaire chacune des parties…
Ces passages d’abord sont
obscurs...
D’abord,
dans le « temps » même de la perception de cette image quadripartite,
alors que je suis éveillé, autant qu’il m’est possible, à tout ce que je peux
regarder devant moi et écouter autour de moi, se produit simultanément
l’entente d’autre chose… D’autres sons ? Comme ceux d’un remuement
souterrain ? Et se répand sur les choses une autre lumière, dont les
choses elles-mêmes seraient la source… Et puis j’y respire cet air… dans lequel
je crois reconnaître celui qui n’est respirable que dans le rêve.
Pourtant,
l’intensité de cette sensation ne vient en rien de ce que l’objectif aurait ici
capté des spectacles à proprement parler « fantastiques »,
« oniriques »… Certes, sans même compter l’usage du flash, qui ne
donne pas un éclairage très « naturel », ce n’est pas là un reportage
fait au coin de la rue, et sans doute les personnages ont été disposés à la
volonté du photographe…
Cependant,
ce couple enlacé, le vieil homme nous tournant le dos en se bouchant les
oreilles de ses deux mains, ou le jeune garçon bondissant par-dessus un
cours d’eau, aucune de ces figures n’est vraiment extraordinaire. Quant à cette
femme qui semble s’extraire douloureusement d’un étroit passage entre deux
murs, son apparition peut être improbable mais non pas irréaliste. Non, là, il
ne se trouve rien que l’on ne pourrait pas voir « dans la réalité ».
© Nicolas Hermann 2015
Longtemps,
la photographie a été le parangon de l’image « ressemblante ».
Une
photographie est encore souvent comprise, plus ou moins naïvement, comme une
pure et simple présentation : une
image de quelque chose, de telle
chose contenue dans le monde visible, mais, sinon tout à fait identique, du
moins suffisamment équivalente, en
quelque sorte, à cette chose elle-même. (Et, d’ailleurs, il n’est pas
interdit de profiter, et de se contenter, selon les circonstances, de ces
vertus informatives de la photographie - dans le reportage, la documentation,
l’album de famille, etc.)
Il y a une
autre pratique de la photographie, dont la vocation est, par la grâce des
moyens proprement photographiques, de produire une image qui soit visible-comme-réalité,
et qui puisse s’ajouter à tout monde déjà visible. Cependant, il doit être
entendu que, parmi les moyens proprement photographiques, figure toujours la
capacité à capter les aspects « objectifs » de tout ce
monde-déjà-visible.
En
conséquence, tous les éléments qui sont extraits de ce monde-déjà-visible, pour
être inclus dans l’image photographique, ne doivent pas être considérés
uniquement comme une brute matière première, comme rien d’autre que le support
d’une métamorphose (photo)graphique. C’est parce qu’ils sont là, dans l’œuvre
photographique, dans l’image, aussi pour
ce qu’ils sont dans la réalité
visible, qu’ils peuvent y « parler poétiquement ».
6_ POÉTIQUEMENT
Je me dirige vers ce qui passe
entre ces quatre images, mais aussi, dans le même temps, vers ce qui se passe alors en moi - en moi
qui regarde et voit ce qui passe entre ces images…
(Ces
passages d’abord sont obscurs...)
…
Cependant, d’abord assez en
évidence semblent les passages entre « figure » et
« fond » : dans chacune des quatre parties de la suite, n’est-ce
pas un même type d’accord qui sonne entre les figures, assez fortement
éclairées, nettement contournées, identifiables, et les fonds, plutôt sombres,
aux textures plutôt fluctuantes, de natures plus incertaines ? Et aussi du fait
que toutes les figures ici sont humaines, et tous les fonds comme des murs
dressés pour fermer tout accès à un horizon ?
Ensuite, si chacune des parties
peut jouer avec chacune des autres, et chacune avec l’ensemble dont elle fait
partie, c’est aussi, peut-être, et entre autres raisons, parce que chacune peut
être rapportée à une forme géométrique élémentaire particulière : une
torsade verticale, un jet suivant une diagonale, une sphère qui s’enferme, ou la
ligne brisée de l’éclair…
Mais d’autres accords peuvent aussi
se former entre des harmoniques plus secrètes, provenant d’un dispositif
graphique moins directement apparent, et comme encloses plutôt dans
l’agencement des significations…
De même qu’à la lecture d’un
texte on n’est pas seulement conduit à épouser le rythme de la phrase, à suivre
les jeux de sonorités et d’allures, mais aussi à s’exposer à des significations
plus explicites, devant une photographie, hors de l’impact d’un cadrage, d’un
rapport de valeurs, ce que nous y identifions des figures et de leurs mises en
scène peut aussi nous « parler »…
Ainsi,
quand ce que nous y voyons, c’est le vieil homme qui tente désespérément de
s’isoler de tout ce à quoi il tourne le dos, au regard de ce jeune homme et de cette
jeune femme enlacés, qui nous découvrent les traits de leur visage - comme à
vif…
Quand
ce sont des nudités vulnérables qui affrontent des extérieurs si âpres…
De même, si l’on voit la figure
du jeune garçon, tel que saisi dans son bond, dessiner une certaine diagonale
dans le cadre, l’orientation de la ligne ainsi marquée peut être agissante à sa
façon : mais cela doit aussi avoir aussi une signification – autre que
seulement allégorique - que ce soit un jeune garçon qui y soit reconnaissable,
et non pas, par exemple… un jeune chien ?
Etc.
Mais que veut dire
« signifier », quand il s’agit de ce que peut faire une image ?
*