DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 3
DIGRESSIONS
PATRICK : « … il conviendrait peut-être de creuser un
peu plus la comparaison entre peinture et photographie. » Si je cite
ici votre dernière phrase, c’est d’abord à mon
attention : j’ai parfois trop spontanément tendance à digresser, dans nos
échanges, et je ne veux pas trop longtemps perdre de vue la visée commune
(« entre peinture et photographie »).
Et je reviens
immédiatement à votre première phrase : « Comment réfléchir sur la photographie sans affronter le risque des
sortilèges insidieux, voire captieux, de l’image ? ». En effet,
cette notion de l’image, qui ne
semble ici relative qu’à la réflexion sur la photographie, doit aussi bien
pouvoir l’être à une réflexion sur la peinture. La notion d’image
pourrait être ici envisagée comme une référence commune à la peinture et à la
photographie, mais s’appliquant à chacune selon un mode propre. Alors, en
considérant ce que cette relation aurait de spécifique pour chacune, nous
disposerions d’un moyen de « creuser un peu plus la comparaison » qui
nous occupe.
Si j’éprouve maintenant ce
besoin d’insister sur cette notion d’image,
c’est parce que je peux me rendre compte que je l’utilise, pour mon usage
personnel, un peu à tort et à travers – et que cet usage sans discernement doit
m’empêcher de bien voir tous les aspects de la chose. Je dois d’ailleurs être
si peu attentif dans mon usage de cette notion d’image que je me trouve bien en peine quand je dois dire assez
clairement ce que j’y entends. En fait, je l’utilise indifféremment pour
désigner à peu près tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est un
« objet visuel ». Un « objet visuel » ? Qu’est-ce à
dire ?
Et me voilà bien embarrassé
pour répondre… Que pourrais-je dire ? D’abord, que, disant « objet
visuel », je pense ici à « un objet » en tant que je le
distingue, l’isole, que je peux le tenir à part (de la masse de toutes les
autres choses). Mais surtout que « visuel » n’est pas mis ici pour
« visible », bien sûr. Qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle chose pouvant être
perçue par les yeux, mais des choses qui se déterminent essentiellement par ce
qui, en elles, est proprement « visuel » : ce qui, d’une part,
exclut toute considération pour l’utilité, la valeur d’échange, etc., des choses
en question, mais aussi, d’autre part, implique qu’au-delà des sensations
brutes est perçu ce qui peut avoir une « signification ». Il me
semble que, disant « visuel », je pense : « ce dont
l’aspect (visible) porte un sens ».
Image serait donc pour moi,
spontanément, tout objet distinct dont les aspects visibles pourraient
avoir une signification… Ce qui ouvre un champ tout de même beaucoup trop
vaste, trop vague. Et, comme il se doit quand on utilise un viseur trop large,
à manier un concept aussi lâche, je vais manquer la cible – surtout si celle-ci
est : « comparer peinture et photographie ».
Sans doute, si une photographie
est une image stricto sensu, c’est en
tant qu’elle est, avant tout, une image « de ».
Même si cette photographie-là
présente des aspects qui sont propres (un cadrage, une profondeur de champ,
etc.), le regard pense (si le regard pense…) n’y rencontrer que son sujet : tel objet, tels
êtres, ou telle scène. C’est le principe même de la
« photo-souvenir », bien sûr, tout autant que celui du reportage ou
du documentaire ; ce pourrait être aussi, d’ailleurs, celui de l’image
pornographique !
Quand à la peinture ? On
sait qu’elle a fait assez longtemps office d’outil à produire des
« images » en quantité : tableaux commémoratifs, paysages plus
ou moins exotiques, et images lascives - ou pieuses, etc. Mais, on le sait
aussi bien, il a suffit d’un saut technologique, de la mise au point d’un moyen
plus précis, pratique, (et si économique !) de fixer ces images, pour que
la peinture se retire, et sans trop de regret je crois, de la compétition sur
ce terrain-là. C’est sans doute que la vocation essentielle de la peinture
n’est pas de reproduire la réalité optique ? Un tableau, quand il est essentiellement œuvre d’art, n’est pas une image.
Bien sûr, dans un tableau, peuvent
toujours se trouver des éléments pour « faire image », stricto sensu : de ces morceaux de la
réalité optique visuellement analogues à ceux que fixe la photographie – mais
ils ne sont là que des notes parmi d’autres dans une composition (proprement
picturale), des « éléments » dont le sens ultime n’est pas de « faire image ».
Ceci dit, entre les peintres
qui font dans l’imagerie (avec les
moyens de la peinture, peut-être parce que, finalement, ils peuvent plus
souplement reproduire ce qu’ils imaginent avec un pinceau sur une toile qu’en
disposant des objets et des êtres réels devant un objectif), et les
photographes qui font dans le pictural
(c’est-à-dire qui, d’une façon ou d’une autre, n’usent de l’image
photographique que pour remplir plus vite une surface) – rien n’est simple…
Et c’est sans compter la
pratique du « collage », non plus comme médium, mais comme
propos : quand il s’agit dans un même espace, dans un même format, de
faire se frotter des composants issus de techniques différentes, non plus pour
des raisons purement plastiques, mais pour des motifs diversement symboliques.
En définitive, pour échapper à
ce désordre, peut-être va-t-il nous falloir traiter du
« photographique » comme d’une catégorie abstraite (« la photographie » sans
considération empirique pour les objets répertoriés comme étant des
photographies), et, pareillement, du « pictural » (de « la peinture », sans penser qu’elle
est toute entière contenue dans la masse des objets répertoriés comme
peintures) ?
FRANCIS : Vous vous accusez de
digresser dans certains de vos développements, mais vous savez que les idées
sont faites pour être suivies à la trace, c’est-à-dire courtisées, comme aurait
dit Diderot aux abords du Palais Royal. De sorte que le bénéfice que l’on peut
en escompter, sans jamais être assuré, est suspendu aux heurs et aux malheurs
de leurs combinaisons. A tout prendre ces démarches-là valent mieux que les
redites ou répétitions que je m’efforce, pour ma part, d’éviter sans y
parvenir. La preuve en est dans le retour périodique de la figure de l’Image,
qu’après bien des détours nous ne serons pas parvenus à véritablement cerner,
ainsi que dans l’inépuisable sujet de la comparaison entre peinture et
photographie.
Et en effet, « la vocation
essentielle de la peinture n’est pas de reproduire la réalité optique ».
Je dirais même : de reproduire optiquement
la réalité optique. « Un tableau n’est pas une image. » Vous
prêchez-là un converti qui n’a cessé de faire le départ, dans les arts
plastiques et la peinture en particulier, entre iconographie et esthétique,
c’est-à-dire à la base entre image et Forme. Mais, laissons là ce problème
précis. En peinture l’image est bien matérialisée dans les éléments concrets
dont elle est faite : nous avons maintes fois évoqué le bois ou la toile
enduits, les jus, la pâte, les coups de brosse, les frottis, les glacis, etc…
Le tableau est peint, mais il n’est
pas que cela. Il porte avec lui une vision picturale, il en est l’emblème
adéquat. Et sur ce point tout peintre vrai est ‘visionnaire’, pas seulement
voyant. Le photographe peut-il l’être de la même façon ?
Sur ce sujet, on peut admettre
que le photographe, lui aussi, est en droit d’être tenu pour visionnaire et que
ses œuvres introduisent à sa vision, au sens où nous l’entendons ici. Mais,
qu’en est-il de la matérialisation de cette vision ? Qu’en est-il de la
matière même dont la photographie est faite ? La photo argentique, par
exemple, a pour support un papier mat ou brillant, — support d’une discrétion
extrême, et qui s’efface presque totalement devant l’imaginaire de l’image et
la fonction de renvoi de celle-ci. Tout se passe comme si, dans ce cas, l’image
était happée par le modèle de référence ou, plus exactement, par la réalité
matérielle de ce dernier telle qu’un processus physique et chimique, donc
lui-même matériel, est capable de le redoubler (le modèle). D’où l’importance
de cet instant qualifié par vous d’‘aveuglement’ et que vous référiez
d’ailleurs aussi bien à la photographie qu’à la peinture, mais avec quelque
différence. En ce qui concerne la photographie, cet aveuglement va de pair avec
le blanc-seing accordé au processus physique (optique). La matière redouble la
matière. D’où l’importance de l’objectif photographique : c’est par lui
principalement qu’a lieu la formation de l’image en miniature sur le support
‘sensible’ ; c’est par lui qu’il y a reproduction du visible et c’est par
lui enfin que, selon sa nature, la reproduction est d’ores et déjà une
déformation et une stylisation du modèle. Je songe par exemple à la déformation
qu’un téléobjectif fait subir à l’espace représenté dans le cliché obtenu.
On objectera pourtant qu’en
peinture aussi l’image est image de-, autrement dit qu’elle renvoie à un
modèle, auquel elle ressemble et dont elle simule l’apparition. Je mets à part
ici la peinture non-figurative, naturellement. Ainsi, lorsque Chardin peint une
pipe, un pichet, un lièvre, etc., mon imagination qui regarde le tableau est
renvoyée à des choses ou à des êtres, dont je sais qu’ils appartiennent au monde
et que je peux identifier. Alors, où se situe la différence d’avec la
photographie d’une disposition naturelle, là sur cette table, dans une pénombre
analogue, d’une pipe, d’un pichet, d’un lièvre, etc…?
La question du support mise à
part, il faut dire qu’en peinture la déformation stylistique fait corps avec les objets représentés.
La peinture moderne le montre par un grossissement des effets. Cela
apparaîtrait nettement chez Van Gogh, par exemple. Mais, à partir de là, on
comprend comment la ressemblance d’une pipe, d’un pichet, d’un lièvre, etc.,
est recherchée et obtenue par Chardin avec la même pâte picturale, avec la même
science des glacis, avec la même lumière, etc., bref selon une identique
formule de déformation stylistique, commune à bon nombre de ses chefs-d’œuvre,
qui ne peut du même coup que nous introduire d’emblée dans la vision du maître.
Dans la photographie
traditionnelle, disons : argentique, la déformation stylistique ne semble
pas impossible. Par comparaison elle paraît cependant plus difficile. On peut
agir sur l’éclairage, sur des effets de trame, de grain du papier, voire de
solarisation, etc. Mais la réalité perceptive, c’est-à-dire le modèle — je veux
parler ici du modèle représenté dans l’image —, résiste beaucoup plus, résiste
même entièrement, jusqu’à sa disparition éventuelle au profit d’effets purement
formels. Comment analyser cette ‘résistance’ ?
Il y a d’abord — au risque de
me répéter — la nature même de l’image. L’image simule une réalité qu’elle
n’est pas : elle est gonflée, soufflée d’irréalité, de non-être, puisque
ce qu’elle représente et ce à quoi elle ressemble n’est présentement pas là.
Cette négativité de l’image offre ses ‘avantages’, aussi bien en photographie
qu’en peinture puisqu’elle permet toutes les déformations, toutes les
distorsions, tous les travestissements, etc., que l’on voudra, i.e. tout le jeu
possible de l’imagination créatrice par lequel un artiste pourra ainsi
objectiver, voire même réifier, rendre réelles, son interprétation de la
réalité aussi bien que les pensées les plus obscures qu’il porte à l’intérieur
de lui. Mais, sauf à se subordonner à un genre non-figuratif, la photographie
argentique, à la différence de la peinture, ne pourra rompre une sorte de
cordon ombilical qui la relie à la réalité perceptive du monde, — monde qui
d’ailleurs, par sa fréquentation constante, est incrusté en nous, au plus
profond de nous, monde qui tapisse et étoffe notre intériorité, qui est nous.
Cette relation intime et
vivante entre le modèle et l’image dans la photographie est quelque chose de
difficile à dire. Peut-être tient-elle à la ressemblance. Entre l’image
picturale et l’image photographique la différence dans la ressemblance n’est
pas de degrés. En peinture, la ressemblance au modèle porte la marque de
l’effort de la pensée pour atteindre la réalité, par exemple rendre compte
d’une atmosphère. Dans la photographie l’image porte constitutivement en elle
l’empreinte indélébile du modèle. Elle porte la marque indélébile du procédé
physique (mécanique, optique, chimique, voire informatique) de sa production.
Lorsque je contemple une photographie, mon regard la traverse et vise des
choses, des êtres, des composantes du monde. Malgré l’absence qui les obère en
quelque sorte, malgré leur irréalité, choses, êtres, composantes générales,
sont faits de l’étoffe du monde, conservent quelque consistance du poids du
monde, alors que les figurations de la peinture sont faites de l’étoffe de la
représentation mentale. Et je crois que cette remarque conserve sa valeur même
dans le cas de l’hyperréalisme en peinture, où l’aspect figé et comme gelé
témoigne de la même intention et surtout d’un même support, qui est de la peinture. Pour mieux saisir tout
cela, il suffirait, semble-t-il, de placer côte à côte le tableau hyperréaliste d’un
motif quelconque et l’image photographique simple de ce même motif, voire du
tableau lui-même. Je crois qu’une observation attentive, effectuée sous un bon
éclairage, devrait permettre de conclure : « voici le tableau et
voilà la photo ».
Sans qu’il y paraisse donc,
l’image photographique enferme en elle une tension exacerbée vers la réalité
qu’elle représente, qu’elle redouble. A cette évocation, au sens fort du mot,
correspond en retour le statut magique d’une quasi-présence du réel dans l’image.
En bref, le monde fait corps avec
l’image dans la photographie. Et cela a pour conséquence immédiate que toute
image photographique possède un titre élevé d’objectivité — j’emploie ici le
mot ‘titre’ au sens d’aloi, i.e. au sens de la proportion d’une substance
entrant dans la composition d’un alliage. Et j’emploie le mot ‘objectivité’ au
sens propre de : caractère d’objet, i.e. caractère d’une chose qui existe
indépendamment et en dehors de l’esprit. L’image photographique porte au plus
intime d’elle-même la marque de sa fabrication : reproduction physique de
l’apparence visible, elle est comme le reflet dans un miroir un équivalent du
réel sensible.
C’est aussi en ce sens que j’ai
cru pouvoir dire tout à l’heure que la photographie ‘montre du doigt’. Comme la
peinture certes, elle donne à voir, elle place une image sous le coup d’une
inspection. Inspection de l’œil et de l’esprit, naturellement. Et l’image
attend ou demande une analyse de ce qu’elle est comme telle. Mais, ‘montrer du
doigt’ veut dire encore autre chose : le renvoi à un monde en est plus
impérieux qu’en peinture. Certes, ce renvoi enveloppe un certain nombre de
postulations : cadrage, distance, éclairage, angle de vue… Il faudra
peut-être que nous disions quelques mots à ce sujet. Pour le moment, je
souhaite m’en tenir à une illustration. Dans votre très riche et récent
album : Eire/Land/Art (les Editions de la Comète , 2007), je choisis
l’image située page 37.
crédit : Patrick Guillot
Je laisse de côté ici la
composante plus spécifiquement Land art, à savoir la poignée de fleurs et le
papier alu., et je m’attache à ce qui relie cette photo à celles des pages 1,
5, 12, par exemples. Page 37 donc, le cadrage fait que l’image est emplie par
la roche, par la roche en sa quasi-présence concrète, tandis que par ailleurs
l’écrin de verdure, en bordure, se laisse suggérer avec assez de netteté. La
distance proche rend sensibles aussi bien la puissance massive interne des deux
blocs que la richesse et la concrétion colorée de leur épiderme. L’éclairage
moyen engendre un type de luminosité générale de l’objet ainsi que juste ce
qu’il faut de relief et de profondeur. La vue plongeante enfin confère au
spectateur un point de vue capable d’empêcher que la massivité de l’objet vue
de près ne produise un effet écrasant. L’image se laisse donc analyser.
Mais il est de fait que,
constamment lors de cette inspection, elle nous renvoie à un fragment de monde,
à une cassure, une faille existant entre deux masses rocheuses posées sur de
l’herbe ou dressées au-dessus d’elle. Ce fragment de monde, rencontré quelque
part en Irlande, fut pris dans le devenir réel universel : il fut là, à
tel moment. La photographie commémore au moyen d’une présence quasi
hallucinatoire un objet du monde coulé dans l’espace et le temps. Et c’est aussi
en cela que se fait sentir presqu’à notre insu cet indice élevé
d’‘objectivité’.
PATRICK : Non
seulement, comme vous me le rappeliez, « les idées sont faites pour être
suivies à la trace, c’est-à-dire courtisées » librement, comme devaient
l’être les belles personnes que Diderot rencontrait sous les arcades du
Palais-Royal, mais toutes méritent aussi
qu'on y "regarde" d'assez près...
Ce mardi, j’étais justement au
Palais Royal, mais ce n’était pas pour suivre de belles personnes. Quoique la
vue de certaines de celles qui le traversent puisse ajouter parfois au plaisir
du séjour, je n’étais là que pour lézarder au soleil un moment, après le déjeuner.
Et c’est alors que me viennent
quelques réflexions – sur la photographie.
Il serait utile que je précise
ce que signifie ici que ces réflexions « me viennent ». En effet,
j’avais passé une partie de la matinée replongé dans le souvenir de certains de
nos échanges sur le sujet ; alors, quand me « viennent » ces réflexions,
ce pouvait être à l’impromptu, mais cela ne pouvait être tout à fait inattendu.
Ces réflexions ont été tout bonnement provoquées par mon activité de la
matinée. Pourtant, à ce moment-là, précisément, je ne songe qu’à me prélasser
au soleil ! Me voilà donc particulièrement bien immergé « dans le
monde », de façon toute sensorielle. Et je suis d’autant plus éloigné de
tout « penser-image » que je suis sans appareil à ma disposition.
Mais la disposition immédiate de l’outil n’est pas nécessaire pour provoquer le
désir de s’en servir…
Quoiqu’il en soit des
conditions extérieures et intérieures préalables à l’expérience, c’est, devant
moi, de l’autre côté du square, le vent qui agite les branches d’un arbre.
Parfaite banalité. Sauf que cet arbre mouvant est isolé, en avant d’une masse
d’arbres immobiles. Ce fond, sur lequel sa figure se détache, est constitué des
frondaisons, enchevêtrées les unes aux autres, d’arbres disposés en deux
rangées parallèles, et dont l’élagage impitoyable est calculé de façon à
ménager entre elles et sur leurs abords des allées d’ombre assez parfaitement
rectilignes.
Devant la fixité quasi absolue
de la masse géométrisée – minéralisée ? –
de ces frondaisons, cet arbre solo, dont on a laissé les branches
pousser librement, qui dansent maintenant sous le vent, d’une façon presque
animale – féline ? –, cela fait
image !
Bien sûr, la juxtaposition
fixité/mouvement, cela appelle le film, plutôt que la photographie. Et c’est
bien ce que je vois à cet instant : un plan possible… Mais ce qui fait que
« me vient la réflexion », c’est le cadrage ! (Qui vaut autant
pour le film que pour la photographie.)
La scène (naturelle) décrite
ici, vraiment, « tout un chacun » ici peut l’observer ; pourrait
l’observer – si elle n’était pas d’une parfaite banalité. Pourquoi me
retient-elle ? Parce que, je crois, j’y vois immédiatement « le
cadrage ». L’intérêt que je prends à cette observation ne surgit qu’avec
l’idée du cadrage qui, peut-être, pourrait donner un intérêt à l’image ainsi
composée.
Voilà, je ne sais pas où peut
nous mener cet aperçu du jour – s’il doit nous mener quelque part ?
FRANCIS
: J’apprécie cet ‘aperçu d’un jour’ au Palais Royal, où, de l’immersion dans le
monde et dans son devenir, s’impose quasi soudainement à vous le contraste
entre une figure en libre mouvement et un fond immobile et comme ‘minéralisé’.
J’accueille cela d’abord comme une réponse partielle à une question que je pourrais
poser : de quelle façon le producteur se trouve déterminé par l’instant,
par ce qu’il ressent de l’instant ? N’est-ce pas qu’il se produit dans la
banalité d’un spectacle, occlus jusque là, l’ouvert soudain d’une éclaircie, la
scission ou la déhiscence, au sein de ce qui se passe, entre ce qui se tient là
et ce qui apparaît, entre ce qui seulement existe et ce qui ‘fait sens’ ?
Voilà, du côté du monde, ce à quoi le producteur participe tandis que, de son
côté à lui, d’ores et déjà un cadrage s’est imposé — cadrage inventé sur le
champ ou bien né par l’habitude et renforcé par la pratique antérieure de la
photographie. Qu’est-ce qui est premier de la déhiscence au sein du monde ou
bien du cadrage ? Est-ce le cadrage qui, en isolant, fait surgir le
sens ? Est-ce le sens qui, libéré par la déhiscence, en appelle à être
capté et encadré ? Ces questions, quant à moi, je les écarte pour le
moment. Pris globalement, le processus nous conduit aux sources de l’image,
sans que l’on puisse dire, je crois, qu’il les dévoile vraiment, cependant. Par
exemple, ce qu’il y a d’intéressant dans la notion de ‘feeling’, à mon avis,
c’est bien, premièrement, l’idée d’impression (sensible) qui s’impose… et,
deuxièmement, l’idée consécutive que l’image, au départ, participe bel et
bien du monde, i.e. du devenir et de l’être, donc de la vie, si l’on veut,
quand bien même cette vie se trouverait ici ‘encadrée’. L’approche des sources
auxquelles nous avons affaire est celle de l’image poétique et cette image-là,
il est vrai, peut être dite telle en des sens bien différents. Retenons donc
que l’image, prise dans son surgissement, n’est peut-être pas tout à fait
l’image fixée et figée ad æternam sur
le support — même si, en un sens, il s’agit de la même image.
PATRICK : Je m’arrête sur ce
mot, déhiscence ; cette
métaphore botanique me semble ici pleine de résonances, si je suis ce que m’en
dit Littré. Dans le processus selon lequel certains « organes clos » d’une plante, « pour laisser sortir ce qu'ils contiennent », s'ouvrent « sans déchirure » (« le long de la
suture d'union »), en une « rupture
déterminée et régulière », trouverons-nous une analogie avec ces moments
de passage « entre ce qui se tient
là, à seulement exister, et ce qui apparaît … dans l’ouvert soudain
d’une éclaircie ». Pour définir ces moments, nous semblons plutôt
portés vers tout ce qui évoque fulgurance, irruption, ou éruption,
surgissement, choc, peut-être cataclysme… C’est que semble apparaître une
dissemblance essentielle entre un avant
et un après. Mais si l’ouverture se
fait en suivant une « suture d’union » préexistante ? S’il n’y a
pas « déchirure » violente ? Et, si « rupture » il y
a, si elle est « déterminée et régulière » ?
Si l’après (l’image qui fait sens)
n’est que la manifestation de ce qui était déjà là avant, simplement « clos » (à couvert) dans la banalité?
Cela peut
nous faire l’effet d’un cataclysme, si, en
nous, nous nous sentons bouleversés,
et tout différents, après… Cependant, dans ce qui était là avant, rien n’a
bougé. Ce qui est là maintenant devant nous, c’est le même.
Pourrait-on
même inverser l’image ? Je veux dire : imaginer, faire image d’un
processus de déhiscence par lequel ce n’est pas le contenu de l’organe clos qui
trouve le moyen de se répandre à l’extérieur, mais ‘quelque chose’ qui, venant
de l’extérieur, pénètre cet organe, pour en découvrir le contenu…
Je ne sais pas si cette
formulation nous mène quelque part. De considérer que ce n’est pas le spectacle
qui est « occlus », mais
nous-mêmes, est-ce que cela nous rapproche des « sources de l’image » ?
Sans doute, cet arbre-là, il
est là, et comme ci et comme ça (mouvant, isolé, etc.) de la même façon pour
tout le monde, de même que peut l’être la masse des arbres, immobile et
géométrisée par leur élagage ; l’un et l’autre sont là de la même façon pour
tout le monde, dans la même situation relative. En découvrant (ou en
laissant se découvrir à moi) ce rapport particulier entre eux (le mouvement
d’un isolé contre l’immobilité d’une masse, etc.), je n’invente rien. Je ne
transforme rien. Je n’ajoute rien au spectacle. Je m’en tiens à de
l’objectivable. Je ne fais que pointer du doigt vers ce que « tout le
monde » peut voir comme moi.
FRANCIS : Je ne saisis pas bien
ce que vous voulez dire. Puis-je vous rappeler l’anecdote à propos de Cézanne,
juché sur une carriole et saisissant le bras de son cocher pour lui dire avec
exaltation : « Voyez ces bleus là-bas ! Ces bleus ! » ?
Le cocher, écarquillant les yeux, voyait-il les mêmes bleus ? Difficile de
dire ce que tout le monde peut voir comme soi, sauf à supposer que l’œil n’est
rien d’autre qu’un instrument d’optique — tout comme l’appareil photographique.
Ce qui est en jeu avec la déhiscence du phénomène, i.e. de l’être-au-monde,
c’est une modification intime du voir.
PATRICK : Ce que
« tout le monde » peut voir… Il semble que les guillemets aient été
ici un signe trop faible pour assez marquer l’ironie que je voulais y mettre.
Ce que je voulais
dire, c’est que l’œil, compris comme instrument d’optique, est
(physiologiquement) constitué de la même façon chez « tout le monde »
– la part étant faite de ce qui tient aux complexions particulières, et aux
éventuelles extensions de ses possibilités (physiologiques), consécutives à un
entraînement spécialisé, avant qu’elles ne soient altérées – naturellement –
par l’âge…
Citant les
« extensions des possibilités physiologiques consécutives à un
entraînement spécialisé », je pense surtout, par analogie, à ce qu’il est
convenu d’appeler « l’oreille musicale ». Il s’agit donc, ici, de
l’œil – ou l’oreille – compris comme ‘muscles’ de la perception, que l’on peut
entraîner, comme les muscles de la marche, etc. Mais il est vrai que « œil
pictural » n’est pas une expression aussi habituelle que « oreille
musicale ». Cependant, puisqu’il est question de Cézanne, nous ne pouvons ici
que nous souvenir de sa fameuse exclamation à propos de Monet (« Ce n’est
qu’un œil, mais quel œil ! »). De toute évidence, Monet n’avait pas
‘l’œil comme tout le monde’…
Mais, bien sûr, ce
que l’on voit est autre chose que
ce qui est enregistré (reçu) par l’instrument optique… Ce que l’on voit, ce que Monet, et Cézanne, voient,
c’est est une interprétation, pourrais-je dire dans un premier mouvement, sans
doute naïf. Et l’interprétation nous renvoie à la subjectivité, à ce qui ne peut pas être le même pour tout le
monde, justement ; oui, ce qui est en jeu est bien « une modification
intime ».
Oui, je me
souviens bien de cette anecdote… Le cocher pouvait-il seulement supposer qu’il
y avait, « là-bas », quelque chose à voir ? J’imagine que le
cocher, avec son œil optique, pouvait bien voir, avec Cézanne, que,
« là-bas », s’il fallait y voir une couleur, oui, il pouvait bien
dire qu’il y voyait du « bleu ». Mais, quant à comprendre le pourquoi de
l’exaltation manifestée par Cézanne… elle devait lui paraître un peu étrange.
Ces bleus-là, qui enthousiasment le peintre, non, ‘il ne voit pas’.
Mais, pour en revenir à mon arbre,
admettons que je sois seulement, là, « celui-qui-ouvre-les-yeux ».
L’image de la déhiscence ne s’applique-t-elle pas, là, à merveille : les yeux, l’organe clos du
regard, qui s'ouvrent sans déchirure, le long de la suture d'union des
paupières closes, mais non plus pour laisser
sortir, mais pour laisser entrer ?
Mais cette jolie analogie ne me
satisfait pas…Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour voir ce qui serait
déjà-là, et que tout le monde pourrait voir simplement en se donnant la peine
de regarder. Quand quelque chose du monde là devant moi soudain fait image (image qui fait sens), j’ai
trop la sensation (la conviction !) que quelque chose m’est donné en
propre, à ce moment-là (à charge pour moi de le restituer par une opération
technique), quelque chose qui, justement, « n’est pas donné à tout le
monde » ― à ce moment-là.
Ce qui peut créer la confusion,
c’est l’impression que cela nous est donné :
que cela soit, avec la force de l’évidence, reçu comme un don, c’est ce qui
peut nous faire oublier que ce n’est qu’en nous que s’effectuent toutes les
opérations de « production » de l’image. Peut-être la volonté
(consciente d’elle-même) n’y est pour rien, mais l’ego ne se résume pas à cette
volonté-là. (C’est ainsi que je comprends le « je » qui est en cause dans le « Je ne cherche pas, je trouve »
attribué à Picasso.)
FRANCIS : Oui. On peut admettre
ce « en nous ». Il nous met sur la voie de nombreuses possibilités
d’explication, sinon même sur celle de l’explication elle-même. Dès lors, on
peut vous suivre aussi sur l’apophtegme de Picasso. En opposant le ‘trouver’ au
‘chercher’, c’est un trait de l’art moderne qui est dessiné : l’œuvre
tient son être de l’acte créateur, non du modèle ou du motif. Ainsi je voudrais
rappeler simplement que le terme ‘déhiscence’ renvoie à une description
phénoménologique du voir humain comme être-au-monde, donc description dans
laquelle la distinction-séparation cartésienne du sujet et de l’objet, de
l’intérieur et de l’extérieur, se trouve remise en cause. De ma part, un
recours à une description
phénoménologique se justifiait par le fait de coller le mieux possible à votre
relation de l’événement. Car, il vous a semblé que c’était au sein du
phénomène aperçu que quelque chose se montrait et non en vous. Ce n’est qu’après
réflexion que l’on peut songer qu’‘en réalité’ la modification provient de
nous, de notre intériorité. Ce faisant, on glisse, me semble-t-il, de la
description à l’explication possible.
PATRICK : Ce n’est en effet que dans l’après-coup de
la réflexion… Mais, pour en revenir aux idées que j’ai courtisées lors de ce moment passé au soleil,
dans le Jardin du Palais-Royal : il en était une, plus générale, qui
pourrait alimenter notre dialogue, et que je donne ici un peu comme elle me
vient : il y aurait trois photographies…
Je veux dire trois pratiques photographiques, assez
distinctes, selon le degré de liberté du photographe vis-à-vis du
« monde ». Je parle de la liberté du photographe, mais, bien sûr, je
pourrais aussi bien parler de la résistance du monde…
Une de ces pratiques serait
celle dans laquelle le monde visé est essentiellement autonome vis-à-vis de la
volonté du photographe. Le prototype pourrait en être la photo de reportage,
mais aussi bien : le portrait (d’êtres vivants). Quelque soit la docilité
du modèle, ce qui va faire l’intérêt de l’image, c’est quelque chose qu’il
n’appartient qu’à la personne du modèle d’offrir. Ce pourrait être aussi bien la
photographie… de nuages ! En définitive, je pense ici à toutes ces situations
dans lesquelles le photographe ne peut en rien agir – essentiellement – sur la
disposition du monde visé, et que l’image est le fruit d’une activité de
chasseur. Alors, la prise de vue… est bien une « prise » – une capture.
On devine que, par les deux
autres pratiques, le photographe dispose librement des objets qu’il vise – tel le
peintre de natures mortes, en quelque sorte. Mais pourquoi deux pratiques
ici ? C’est là où je retrouve un aspect de mon expérience de ce midi, quand
j’étais face à un monde de dimension architecturale. Je distingue donc la
pratique dans un espace… tactile, dans lequel les objets sont manipulables, et
la pratique dans un espace qui me submerge. Dans le premier cas, ce sont les
objets (une pipe, un pichet…) que je déplace. Dans l’autre cas, c’est moi qui
doit me déplacer… jusqu’à trouver le bon angle !
FRANCIS
: Je n’ai présentement rien à vous proposer dans cette direction et j’attends
seulement que vos réflexions suivent peut-être leur chemin en vous. Cadrage et
instant me rappellent seulement que j’avais cru bon, au cours de nos précédents
échanges, de conférer à la photographie une situation qui soit à mi-chemin
entre miroir et peinture. Comme la peinture en effet, la photographie d’art
pourrait être ‘chose mentale’ et, comme le miroir, elle serait aussi
reproduction optique largement indépendante de l’auteur. La photographie serait
comme un miroir capable de conserver avec fidélité la reproduction visible de
l’instant. Le miroir voit presque tout, mais le laisse échapper d’instant en
instant. Il cadre lui aussi, mais, à la différence de l’œil photographique
derrière lequel l’homme se trouve, il n’a absolument pas cure de la scission
entre l’être et l’étant, dont je faisais mention tout à l’heure. Même si des
pigeons avaient cherché à picorer les raisins peints par Zeuxis, comme ils
l’auraient fait en présence d’une image dans le miroir, c’est bien à tort qu’on
a cru pouvoir conférer ce dernier comme modèle à la peinture. C’est bien à
tort, puisque celle-ci est plus éloignée encore du miroir que ne l’est la
photographie.
Mais
peut-être avons-nous ici besoin, afin de consolider les comparaisons, de savoir
ce qu’est un miroir. En effet, si un magicien faisait exister à distance d’une
chose ou d’un être une autre chose ou un autre être absolument identiques aux
premiers, et cela avec leurs environnements immédiats, alors nous serions
étonnés, sinon stupéfaits, de ce redoublement si exact du réel jusques et
surtout dans l’existence même ! Or, le miroir procède à une magie de ce
genre, avec la différence essentielle cependant que le redoublement en question
enveloppe la notion d’une fiction et, dès lors, ne nous surprend pas de la
façon que je viens d’évoquer.
Le
cadre du miroir situe celui-ci dans l’espace réel, indique son statut de chose
parmi d’autres choses, isole l’intérieur de l’objet de ce qui lui est
extérieur. Mais, le cadre du miroir intègre celui-ci au réel pour mieux mettre
en valeur et conférer plus d’éclat à tout ce que sa fonction contient de vertu
de négation. Dès l’abord en effet, un doute naît : on ne sait pas dire où
se situe au juste tout ce que le miroir enferme. Quel est cet espace qui,
manifestement, est autre que celui où sont placés le cadre ainsi que le mur,
qui sert de support ainsi que tout ce qui se trouve autour de moi et jusqu’à ce
que j’ai derrière mon dos ?
1°
Ce qui est certain, cependant, c’est que cet espace est un là-bas et qu’il
m’est possible, à moi, homme, d’y séjourner. L’important du miroir est
l’expérience plus nette qu’il impose de la prépondérance du ‘là-bas’ sur
l’‘ici’. Cela est déjà vrai de la perception normale du monde qui m’entoure.
Comme le disait Plotin, lorsque je vois ou entends quelque chose, ma perception
de celle-ci se fait là où elle est, et non où je suis. Mais le miroir rend
encore plus spectaculaire notre éloignement vers les choses. Lorsque je
regarde un décor quelconque dans un miroir, par ex. un salon avec ses tentures,
ses meubles, ses bibelots, etc., je suis d’emblée là où sont les objets, j’erre
par le regard d’un objet à l’autre avec aisance dans une sorte de mise entre
parenthèses, sinon de mise à l’écart, de mon point de vue. Dès lors, si tout à
coup je m’aperçois moi aussi, si donc je me vois moi-même pris dans cet espace
irréel, c’est bien là-bas que je suis et j’éprouverai certainement quelque
difficulté à me réinsérer, par la représentation, dans mon ici. Le miroir me
rend plus évident un aspect de la vision : l’aspect extatique, i.e.
l’aspect par lequel je suis d’emblée tiré hors de moi et transporté auprès des
choses dans le même temps où tout me convie à les contempler.
2°
Tout ce qui est réfléchi, en effet, se trouve affecté d’un indice
d’inexistence, coupé des réseaux d’adaptation et d’orientation, à la fois
déréalisé et transformé en pur spectacle, en objet à contempler. La surface
réfléchissante s’est d’elle-même effacée. Le miroir comme tel se dissimule.
Mais, miroir et surface s’effacent et se dissimulent pour ‘faire apparaître’.
Tout se passe comme si ce fragment de monde irréel dans le miroir, du fait de
son irréalité même, gagnait à être découvert par la vue. La mise entre
parenthèses de l’existence et l’émergence de l’irréalité de l’image paraissent
convier à scruter la visibilité, peut-être aussi à amorcer une compréhension de
la profondeur spatiale.
3°
Il semble en outre que la dose d’irréalité distillée par l’espace du miroir et
par tout ce qu’il redouble en image est une dose assez forte. Elle incite à
contempler, mais avec la durée elle provoque à la rêverie et au songe. Elle
initie en secret aux sortilèges de l’imaginaire, elle développe le charme
propre des apparences, que des amarres qui sont distendues pourraient rendre
flottantes. Il dépend de nous malgré tout de rompre tout ce charme et de
revenir à une attitude plus froide et plus raisonnable. Le miroir, dira-t-on, est
un dispositif d’enregistrement intégral. Il rend compte de tout ce qui survient
d’instant en instant, mais pas au-delà du point infime du temps : aucune
modification dans les mouvements, dans les variations de la lumière, dans les
dispositions réciproques, ne lui échappe. Sa puissance de duplication est
coextensive au devenir du monde. Elle meurt et renaît sans cesse comme lui,
engendrant l’impression de durée. Il ne manque au miroir que la mémoire ou la
fixation de l’instant et, par ailleurs, rappelons qu’il devient nul dans
l’obscurité.
4°
Malgré certaines formes de transformation, dont on pourrait disserter
(irréalité, symétries, inversions,…), le miroir paraît sans doute fidèle quant
à la ressemblance. Cependant, il transmute aussi. Et cela, il faut y insister,
à cause du tain. Car, toutes les apparences baignent avec lui dans une ambiance
lumineuse sui generis. Toutes les
apparences connaissent avec lui une matérialisation nouvelle de leur chair
sensible, elles sont pour ainsi dire taillées dans une autre étoffe, elles
brillent d’un autre éclat,— étoffe ou éclat, qui empruntent subrepticement au
tain du miroir quelque chose de sa nature métallique ou autre.
En
bref, le miroir suscite un attrait complexe. Il attire secrètement vers le
visible, il convie à le scruter en l’épurant de sa commodité conventionnelle.
D’autre part, il initie de manière subtilement persuasive à la magie de
l’irréel. Il a beau être un instrument, un truc optique, il fournit d’emblée la
preuve sensible d’un ailleurs que le réel à portée de main, et cela dans une
articulation de réel et d’irréel.
Comme
l’image spéculaire l’image photographique convie à regarder, à contempler, elle
assure souvent de la fidélité dans la ressemblance. Elle convie aussi à songer
ou rêver, mais elle offre un charme peut-être plus profond. Car l’image dans le
miroir est essentiellement évanescente : elle appartient tout entière au
temps qui passe. Par opposition, l’image photographique renvoie à un instant du
passé : elle rend présent ce qui fut, elle tire ce qui fut dans le présent
et en restitue une quasi-présence forte, presque hallucinatoire. Mais, dans le
même mouvement, elle rappelle que cela n’est plus, que cela a été. Et cependant
elle n’est pas tout à fait de la mémoire : elle emprunte à l’image spéculaire
son incrustation dans le présent qui va et, contradictoirement, elle situe tout
cela dans la perspective mémorielle du passé. Elle étouffe ou contredit sa
puissance hallucinatoire à l’aide d’une exhalaison de souvenir. Cette
ambivalence détient un charme certain, comparée à la fraîcheur obligée de
l’image dans le miroir.
PATRICK : J’ai suivi vos développements sur ce
thème du miroir avec d’autant plus d’attention qu’il ne m’a encore jamais
vraiment fourni matière à réflexion - si je peux dire… Si j’interroge mes
souvenirs, aucune « scène du miroir » ne me semble y être
particulièrement active, et, en conséquence, aucune rêverie ni aucune
initiation secrète aux sortilèges de l’imaginaire qu’elle aurait provoquées.
Dans le miroir, je voyais surtout l’effet d’une duplication mécanique,
systématique, automatique, dont la puissance n’était, pour reprendre votre
formule, que « coextensive au devenir du monde ». En un mot,
l’image dans le miroir n’était essentiellement qu’une redite. Mais, après vous
avoir entendu, elle ne peut plus m’apparaître aussi innocente…
Cependant, pour ce à quoi peut nous conduire
l’expérience du miroir, je suis encore loin d’être en mesure de vous répondre,
sur aucun des quatre points que vous examinez en particulier : la mise en
évidence de l’aspect extatique de la vision ; l’émergence de la visibilité
et de la spatialité pour elles-mêmes ; l’asservissement du devenir de
l’image au devenir du monde ; et, enfin, pour ce qui constituerait une
aura lumineuse spécifique de cette image. Cependant, quoique je vienne de dire
qu’aucune « scène du miroir » ne semble présente à ma mémoire, je
sais bien que je dois avoir, comme tout le monde, quelques expériences personnelles à ce sujet,
et qu’elles pourraient peut-être, plus ou moins, croiser ce que vous en dites
ici.
Mais puisque nous en sommes arrivés là
en suivant le chemin de la photographie, j’y reviens un
instant : pour me souvenir m’être parfois retrouvé « cadrant dans le
miroir », c’est-à-dire en train de cadrer l’image réfléchie par un miroir
– ou une vitre. Le cas du reflet dans la vitre serait d’ailleurs à
distinguer ; c’est un thème assez fréquent, bien sûr : c’est une
situation visuelle si riche !
Si j’essaye de démêler ce qui me retient dans la
présence d’un miroir, je trouve surtout… son cadre. Sa surface
réfléchissante ne m’intéresse vraiment que si l’image incluse ne peut pas être
obtenue autrement, c’est-à-dire directement. Par contre, en composant avec le
cadre du miroir (son dessin et son emplacement), on dispose d’un intéressant
moyen d’imbriquer de multiples points de vue. D’ailleurs, le thème de la vitre
mi-transparente, mi-réfléchissante n’est qu’une extension dans cette direction
que l’on pourrait dire « cubiste » ?
FRANCIS :
Oui, pourquoi pas ce qualificatif en effet ? Car, vous soulignez ainsi
que, à la manière du Cubisme, l’espace de l’image photographique peut
envelopper non seulement une imbrication plus ou moins ‘naturelle’ d’objets ou
de faces d’objets, mais aussi une imbrication d’‘espaces’ distincts.
PATRICK : C’est
en ce sens que, dans le miroir, m’intéresse avant tout son cadre.
Et, souvent, seulement pour un court instant… Cela tient au fait qu’il y a une
visée à double détente : celle dans le viseur de l’appareil, et celle dans
le miroir, et que les limites de l’une étant multipliées par celles de l’autre,
l’exercice peut devenir très vite plutôt frustrant. Dans le cas du miroir, la
« plaque sensible » est tout à fait extérieure au corps et, surtout, figée
là et pas ailleurs, quelque part dans la scène. Le cadrage « dans le
miroir » bouge à mesure que le cadreur bouge lui-même : à chaque
« point de vue », i.e. à chacune des situations du corps dans
l’espace, ne correspond qu’une seule image possible. Face au miroir, la relation
« point de vue / cadrage » est de type un-à-un. Par contre, nous déplaçant librement dans l’espace, nous pouvons
modifier le cadre à chaque mouvement du corps, mais en disposant toujours de plusieurs cadrages possibles pour un point de vue. La relation
« point de vue / cadrage », dans cette situation-là, est de type un-à-plusieurs.
Pensant à cette relation entre point de vue (le
corps du photographe) et cadrage (la portion du monde qu’il y découpe pour la
montrer), telle qu’elle peut être exacerbée par la présence du miroir, je m’aperçois
qu’elle n’est peut-être pas sans rapport avec ce que j’évoquais tout à l’heure,
au sujet des différentes « pratiques
photographiques, à distinguer selon le degré de liberté du photographe
vis-à-vis du monde ». Et me revient en mémoire les séances d’une
photographe qui avait été commanditée pour un reportage sur le chantier de la Cité de l’architecture et du
patrimoine. Cette photographe était spécialisée dans l’architecture – objet
éminemment « résistant ». J’avais été frappé par la façon dont elle
usait de son corps – comme une danseuse, pour trouver les points de vue qui lui
convenait. Elle avait d’ailleurs un corps de danseuse, et je n’ai pas été
étonné d’apprendre qu’elle avait été danseuse… Ce n’est qu’une anecdote, mais
qui me conduit à cette question : pourrait-on parler de
« photographie gestuelle » comme on parle de « peinture
gestuelle » ? Sans doute non, car cela prêterait trop à confusion, et
l’on irait sans doute trop exclusivement penser aux effets de ‘flou’, de
‘bougé’, etc. Et rien que la forme de ma question est
déjà une outrageuse réduction du phénomène questionné… Mais, sans doute
serait-il utile de trouver une appellation désignant de façon pertinente toutes
les démarches qui sont plus centrées sur la situation du photographe (et l’affirmation
du « point d’où il a vue »), que sur la présence de la chose
vue elle-même. Autrement dit, pour reprendre votre formulation : « Le lieu de la perception d’une chose
proposée par telle photographie, est-il le lieu de cette chose, ou bien le lieu
occupé par le photographe ? »
FRANCIS :
Pour retrouver, d’une autre manière je le souligne, une référence au Cubisme
pictural mais non à la peinture gestuelle, bien sûr, on pourrait songer à
juxtaposer comme en une seule œuvre photographique des séries de vues
différentes d’un objet quasi identique. Pour le spectateur de l’œuvre en
question la convention serait alors de passer d’un élément de série à un autre.
En cherchant à réintroduire ainsi le temps dans l’appréhension et
l’appréciation de l’œuvre, peut-être pourrait-on alors approcher de la danse
face à l’objet, ou en son sein, dont vous évoquiez tout à l’heure la rencontre
et la fascination.
PATRICK : La « fixation de l’instant »
comme idéal du photographe est une formulation convenue. Mais, en définitive,
ce qu’il vise, ce n’est pas la fixation,
mais l’instant, comme échantillon,
‘particule de temps’ à présenter pour représenter tout le devenir. Ou bien le
Temps ? Le Temps, l’absent de tout figement… si je peux me permettre ce
pastiche. Ainsi je reviens à votre « puissance
de duplication du miroir coextensive au devenir du monde » :
c’est pourquoi, quoique, dans le miroir, tout « bouge » sans cesse,
tout y est en devenir exactement comme dans le monde qu’il reflète, jamais on
ne pourrait y isoler une image de « bougé » qui serait analogue à
celle que peut produire une prise de vue photographique. Pourtant, le
photographe qui utilise sciemment l’effet de « bougé », ne veut-il
pas ainsi échapper à la fixation sur l’instant unique. N’est-ce pas pour rendre
le flux incessant du devenir ?
Veut-il signifier son mouvement à lui,
photographe-danseur ? Ou le mouvement du monde ? Ou bien, si ce n’est
pas simplement pour l’effet graphique, est-ce pour la
« vérité » ? Je veux dire la vérité de la vision humaine, de l’œil
humain, qui jamais ne peut isoler et figer un instant de l’ordre du millième de
seconde, comme le fait la machine.
…
Comme vous le voyez, je ne fais encore que digresser,
dériver, ne faisant qu’effleurer les questions que vous avez soulevées. Mais je
sais mieux comment le thème du miroir, considéré en relation avec la peinture
et la photographie, peut non seulement nous inviter à songer et à rêver, mais
aussi, comme elles, à penser.
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