DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 6
HERMES
PATRICK
: Il y a une semaine, une bruine poisseuse sous un ciel bas m’avait
découragé d'aller à l'atelier… Alors, après avoir traversé le Palais-Royal, où
je m'arrête un moment pour prendre quelques photos (ce jardin est pour moi une
mine inépuisable, par tous les temps), je me dirige vers le
Louvre. Actuellement, dans une salle, quelques variations de Picasso sur
les Femmes d'Alger
de Delacroix ; je me poste là debout devant, pour crayonner pendant
une petite heure sur de courts (7 x 10) morceaux de bristol, tenant dans
la paume de la main. Comme je pense que c'est pour voir que je crayonne ici, je me dis
que ce n'est pas tout à fait sans rapport avec notre échange sur la
photographie…
FRANCIS : J’invoque le dieu du
mouvement, des mises en rapport, des médiations ! Hermès le médiateur, le
conducteur, qui guide et protège les passages ! Le dieu du commerce des
idées et des marchandises, le dieu du voyage ! Et certes, c’est sans doute
sous les auspices d’Hermès que vous entreprîtes, l’autre jour, de traverser le
Palais Royal pour vous rendre au Louvre. Inutile de courir le monde en Airbus
A320, alors que nos pieds et nos jambes nous offrent de voyager au sein même de
la civilisation et de l’histoire, au cœur de fleurons du patrimoine de la France : le Palais
Royal et le musée du Louvre ! Vous y alliez croquer des tableaux, ceux que
Picasso a multipliés en référence aux Femmes
d’Alger de Delacroix…
Et j’invoque à nouveau Hermès,
dieu du commerce des idées et des images, dieu protecteur du voyage des images,
que celles-ci se déplacent par voie postale ou qu’elles circulent par la Toile. De ces
cinq croquis, exécutés à même les toiles, il faut que je vous remercie
avant d’en dire quelques mots. Il faut que je souligne aussi à nouveau la bien
plus grande mobilité qu’ils détiennent en tant qu’images, par rapport à leurs
originaux.
Comme l’ombre portée des
choses, si mobile et si fluide, et qui n’a pas la capacité qu’a la chose de
transporter sa place avec elle-même, l’image, quelle qu’elle soit, est encline
à se déplacer, à aller d’ici à là et de l’un à l’autre, au risque même parfois
d’être déformée. Sous les auspices d’Hermès, l’image est encline à voyager. Et
c’est bien ce qui s’est passé avec ces croquis exécutés dans une salle du
Louvre, dont les reproductions photographiques me sont fidèlement parvenues.
Picasso, paraît-il, reprenait
ce que l’on dit de Delacroix, à savoir qu’il était « influencé » par
Rubens. Il ajoutait cependant que, sous l’« influence » de Rubens,
Delacroix faisait du Delacroix. Pourtant, que je sache, Picasso n’a pas été
« influencé » par Delacroix. Il s’est « confronté » à
certaines de ses œuvres, dont les Femmes
d’Alger, et toute la question est de cerner la nature de
cette « confrontation ». Et vous-même, qu’avez-vous fait, que
vous est-il arrivé, allant au devant d’une « confrontation » avec
Picasso, qui se « confrontait » à Delacroix, lui-même
« influencé » par Rubens ? – Nous sommes en plein passage, en
plein voyage, de peintre à peintre, en plein commerce placé sous la protection
du dieu Hermès, que je ne peux dissocier en pensée de ce magnifique et suave
Hermès, dont on doit l’effigie d’origine à Praxitèle.
PATRICK : Vous savez que ces
séances de dessin « au musée » sont de tradition dans tous les
cursus, même si elles se rapportent à des motivations et à des pratiques qui
ont évolué selon les époques, et différé selon les praticiens. La « copie
selon l’antique » était un exercice obligé. Pour moi, je pourrais parler
de « copie selon le moderne »… Sérieusement, pour ce qui me concerne,
ce n’est jamais une activité de copie ; je parle de relevés. (Et d’ailleurs, la copie d’une peinture ne pourrait être
qu’une autre peinture – et il n’y a pas là qu’une considération pratique.)
Il s’agit en fait, par
l’exercice du dessin – par l’exercice, plus que dans le dessin qui en est le produit – de retrouver comme la
« danse du geste ». Retrouver le chemin, mais dans sa situation, son
orientation, sa structure, si l’on veut, mais sans avoir à l’emprunter dans toute sa singularité concrète. Retrouver
l’intention du geste, et non pas reproduire son effet. C’est qu’il y a assez
loin d’une peinture de 2
mètres à un dessin au crayon de 7 cm… Un dessin ne
serait donc ici que la sténographie d’une chorégraphie.
Si je vous ai adressé ces
croquis, ce n’est pas tant pour leur motif particulier (Picasso et Delacroix), que parce qu’il me semble
bien, au moment même où je les produis, que leur mode de production m’éclaire
sur ce que serait la vision – telle
que nous cherchons à la définir.
FRANCIS : Le fil directeur que
vous me proposez pour accompagner l’offrande de vos cinq croquis est celui de
la vision. Que pourrions-nous énoncer encore au sujet de la vision, qui
puisse nous reconduire à la photographie par la médiation renouvelée de la
peinture et du dessin ?
Aussi
souhaiterais-je ici vous entendre commenter vos dessins, dire en quelques mots
comment vous vous y êtes pris en présence des œuvres de Picasso ou bien ce qui
vous est apparu lors de votre travail d’approche, etc. En examinant vos dessins
je crois vous comprendre en partie, lorsque vous évoquez une affaire de vision.
Je crois comme vous que, tandis qu’un peintre se confronte à un autre
peintre, il ne cherche pas à reproduire une œuvre ou le style de ce peintre,
comme s’il s’agissait d’un modèle. Cela, c’est la tâche des apprentis dans les
ateliers. La confrontation revient plutôt à entrer dans la vision du peintre de
référence, d’épouser pour se l’approprier en tout ou en partie le regard de ce
dernier.
La
confrontation est donc celle de vision à vision, et il nous faut entendre ici
le terme de vision au sens de perception peu ou prou visionnaire. Cette confrontation d’ailleurs peut aussi être violente,
destructrice, sacrilège, elle peut s’attaquer aux schèmes majeurs d’une œuvre
ou d’un style. Mais, pour que cette confrontation-là soit véritable, il faut,
me semble-t-il, qu’elle soit intelligente, qu’elle ait compris ce sur quoi elle
s’acharne, qu’elle ait accédé au sens plastique des formes et des signes, afin
de lui porter atteinte, et donc que ce que je mentionnais en premier comme
étape ait été plus ou moins accompli.
Dans
l’attente de vos éventuels éclaircissements sur tous ces sujets, permettez-moi
de former une idée anticipée. De quelle nature a donc pu être votre
confrontation avec les œuvres dues à Picasso ? Les témoignages sont là,
parlent d’eux-mêmes, en un sens. Je ne peux que me fonder sur eux, i.e. sur ces
dessins et croquis que vous m’avez fait parvenir. Mon analyse aura sûrement
bien besoin de vos approbation ou critique ultérieures. Voici donc en bref les
quelques points que je crois pouvoir retenir dans cette affaire.
1) Ce
que vous avez rendu dans vos dessins, ce me semble, c’est la bonne assiette,
c’est la stabilité des figures représentées. Chacune de celles-ci se présente
comme une construction, qui possède une assise bien établie, un bon aplomb.
C’est de là qu’elle tient sa solidité et sa « pesanteur », i.e. son
rapport à un plan de base qui la fonde.
2)
Chaque silhouette possède l’unité d’une forme close sur elle-même. Chacune
donne à voir une sorte de complétude, qui lui est propre. Voilà donc ce
que votre coup de crayon fait ressortir.
3) Ce
que vos croquis font encore ressortir, c’est la structuration intrinsèque d’une
figure. Vous retenez ou soulignez les lignes de forces internes, leur jeu
entre elles et surtout leur cohérence, i.e. la manière pleine de force dont
s’articulent entre eux lignes droites, brisées ou courbes, plans, volumes,…
4)
Votre œil a aussi mesuré les rapports d’ombre et de lumière, qui sont
les responsables partiels, mais complémentaires, du relief et de la spatialité
corporelle interne d’une figure. La main a transcrit, comme dans les autres
cas, les informations dues à l’œil.
PATRICK
: Sur ces aspects techniques de la confrontation, à chacune de vos questions si
précises, je veux répondre aussi précisément que possible, mais non sans avoir
dit préalablement quelques mots au sujet de cette notion de confrontation. Me confrontant ici à Picasso, sans doute
est-ce pour être conforté, mais sans
pour autant me livrer à une influence.
Les processus d’influence (entre artistes) soulèvent une question qui, une fois
réduite au mécanisme de l’influence proprement dite (i.e. d’un rapport de
domination/soumission), me semble toujours embrouillée, et parfois même
embrouillardée, à loisir, sinon aussi vaine que celle de la primauté de la
poule sur l’œuf.
Pour
ce qui me concerne, j’ai – depuis le temps ! – développé une
« vision » que je crois, sinon originale, du moins personnelle.
Qu’elle soit constituée, entre autres,
d’une multitude d’apports « culturels », c’est l’évidence
même. Pourtant, la façon dont ces apports sont reconnus, accueillis, et digérés
– elle n’est que la mienne, je pense. Mais je reviens à votre « idée
anticipée », en quatre points, de la présente confrontation.
Oui,
1), l’aplomb et cette assise, que vous remarquez dans ces dessins, sont rendus tout
à fait sciemment, et même, parfois, de façon appuyée ; c’est ce sur quoi
je veux mettre l’accent. Ici, leur présence tient autant au procédé qu’au
sujet. Quant au procédé, il consiste à toujours initier n’importe quelle
composition en traçant les axes directeurs de la figure, et plus précisément la
première ligne, qui est toujours une
verticale… Mais leur présence tient aussi au sujet, proposé ici par Picasso :
cet aplomb et cette assise sont déjà des caractères très évidents dans ces
œuvres dont je fais le relevé ; et sans doute la femme que Picasso fait poser
devant lui (ou qu’il a en tête) est déjà bien assise, et se tient bien
d’aplomb, mais le peintre qui fait avant tout ressortir cette stabilité.
2) Je
dis que l’aplomb et l’assise, je ne fais ici que les relever, mais de même
cette « complétude ». Je n’ai pas l’impression de tant la faire
ressortir : elle est là ; je la vois ; je la note. Comme vous le
remarquez : « la main transcrit les informations dues à l’œil ».
Je pourrais regrouper le point 3) au point 2) pour répondre plus complètement
et à l’un et à l’autre. Que chaque figure soit complète, « close sur
elle-même », tout en répondant à, tout en se laissant traverser par
l’espace environnant, tout en s’ouvrant aux vibrations émises par les autres
figures qu’elle contient, c’est tout l’enjeu d’une « composition ».
C’est une double tension, centrifuge et centripète, que je vois déjà, là, dans les tableaux devant lequel je me tiens. Mais
ici, en isolant une des figures, je ne fais que rendre manifeste la tension
centrifuge. Cependant, même si chacun de ces croquis ne relève à chaque fois
que le jeu interne d’une figure
(telle qu’isolée), c’est bien la cohérence
de ces lignes de force internes qui, tenant attachées ensemble toutes les
parties de la figure, permet sa complétude, et en conséquence son autosuffisance,
et, donc, qu’elle soit considérée isolément. Mais c’est aussi grâce à cette
cohérence interne que la figure peut s’ouvrir sans se dissoudre, accueillir les
forces à l’œuvre dans les autres figures, et jouer avec elles pour composer une
cohérence plus vaste. C’est à la mesure dont chaque figure tient par elle-même que chacune participe à la
tenue du tout du tableau.
Dans
ces trois aspects signalés par vos trois premières remarques, (l’aplomb, la
complétude et la cohérence interne), il s’agit du dessin, à proprement
parler ; je veux dire : le dessin
par opposition à la couleur. Tout
naturellement, le dernier point, 4), touche à l’articulation entre l’un et
l’autre. Ces rapports entre ombre et lumière, c’est en eux que se joue le
« drame » de l’opposition entre dessin et couleur. Ou, autrement dit,
entre ligne et surface.
Mais,
parvenu là, mon premier mouvement est, spontanément, de reculer, de refuser de
m’engager plus avant : nous savons que nous abordons une question
cruciale. Et qu’elle va nous entraîner loin, très loin… Pourtant, il est bien
possible que nous la retrouvions, sous un de ses aspects particuliers, quelque
part dans les alentours du cœur de notre question (peinture / photographie).
Gardons-là en réserve.
FRANCIS
: En somme, le regard du dessinateur a découpé et isolé, dans cinq tableaux
distincts et comportant à chaque fois une solution nouvelle et inédite, le
schème plastique sculptural, qui est comme l’armature du tableau sur
laquelle vient s’appliquer la couleur en quelque sorte (mais cette dernière
notation est fausse, bien sûr)…
PATRICK
: Je pense toujours Picasso plus comme ‘sculpteur’ que comme ‘peintre’… Je veux
dire que ses peintures me paraissent souvent la représentation idéale d’une
sculpture, ou, plus exactement, élaborées à la façon d’une sculpture – pour
laquelle les questions signalées ici (aplomb, assise, complétude, cohérence
interne, ombre et lumière) sont primordiales… Mais cela nous fait sortir de
notre thème ?
FRANCIS
: Cela rappelle combien les conquêtes et les leçons du Cubisme ont été
définitivement formatrices. Par rapport à Delacroix et au tableau en question,
Picasso effectue quelque chose comme une démarche d’abstraction : son
regard à lui, sensible à tel ou tel aspect ou structure ou détail dans une figure
de l’œuvre de Delacroix, dissèque, isole, donc abstrait et fait ressortir ces
aspect, structure ou détail, selon l’impression ressentie, et tout en les
recréant (à partir du Cubisme). Le regard du dessinateur vient à son tour, il se donne un projet en partie
plus modeste, celui de retrouver et d’épouser, dans les Picasso, la démarche
d’abstraction, qui est celle de ce peintre, et de la placer au grand jour.
Mais, en même temps, ce regard – votre regard ! –, dans son schématisme
fidèle à l’œuvre, avoue sa prédilection pour l’abstraction et joue de cette
prédilection pour procurer à autrui le plaisir spectaculaire de l’intelligence
propre à l’art du dessin. Si l’on suit cette dernière indication, on pourra
dire que votre regard, s’appliquant à Picasso, à la vision de Picasso, a fait
du Patrick Guillot — ce qui pourrait d’ailleurs se vérifier par la comparaison
avec bon nombre de vos derniers dessins.
PATRICK
: En effet, l’aplomb, et l’effet de complétude (produit par la cohérence des
lignes de force internes), etc., s’ils sont visibles dans mes travaux
personnels, ce n’est pas parce que je les aurais trouvés chez Picasso, d’où je
les aurais ensuite importés. Mais, je les recherche dans mes travaux
personnels ; c’est pourquoi je les vois chez Picasso.
Je
voudrais vous montrer ici, dans la même série, un dessin fait une semaine plus
tard, qui s’attache à une figure d’un tableau que j’avais laissé de côté une
semaine auparavant. En effet, entre toutes les variantes exposées dans cette
salle du Louvre, c’est le plus « pictural », à mon sens. C’était donc
celui pour lequel l’abstraction propre à ces croquis devait être mise en œuvre
de la façon la plus soutenue. Disons que le chemin à parcourir était plus long,
l’effort à fournir plus grand.
Pourtant, à le
comparer, par exemple, au croquis de la séance précédente, on ne peut discerner
aucune différence d’intensité « picturale » particulière. Les deux
croquis sont de la même « matière », si l’on peut dire, utilisant, de
la même « manière », le même médium sur le même support – alors que
les deux tableaux de Picasso d’où sont extraites ces figures vibrent de façons
bien distinctes.
Bien
sûr, ici, j’aime à voir comment le regard de Picasso « dissèque, isole, donc abstrait … »
tel aspect de l’œuvre de Delacroix ; cette démarche me
plaît ! C’est pourquoi je peux dire
qu’elle me « conforte » en effet, qu’elle m’invite à persister dans ma
voie.
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