DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 4
DU « FEELING »
PATRICK
: Il se trouve que, il y a quelque temps, j'ai pensé montrer un de mes
triptyques photographiques à un ami, lui-même pratiquant, et très attentif
à tout ce qui touche aux domaines de la peinture et de la photographie.
crédit : Patrick Guillot
Cet ami m'a alors posé cette
question : << Joli
triptyque, mais assez déroutant. Est-ce qu’il y a un sens qui m’échappe, ou
juste un feeling d’un jour… ? >>
Au-delà du "sens" de cette image en
particulier, le premier intérêt de cette question est pour moi, dans
l’appel au "feeling d'un jour".
Je ne le vois pas sans rapport avec l’une des premières raisons de nos
entretiens, qui met la photographie en regard de la peinture (comme « arts
de la vision »).
Je ne dis pas que l'on ne peut
pas capter le "feeling d'un jour" (d'un moment) avec la peinture... Nous
pourrions invoquer à Van Gogh et à sa postérité expressionniste. Mais,
tout de même, il y a toujours ces délais de fabrication, qui font que l'on ne
peut pas vraiment peindre sans se projeter incessamment en avant du moment (de la fabrication).
Je me rends bien compte de l’air
de banalité absolue de toute réflexion sur l’instantanéité de l’acte photographique. Mais, peut-être n’en a-t-on
pas tout dit ? Et puis, à être souvent courtisées, les idées - comme les
« filles » - peuvent sans doute perdre un peu de leur piquante
fraîcheur, mais aussi bien gagner en séduction sur d’autres plans…
Relativement à l’instantanéité photographique, je suppose d’abord
que l’on a surtout insisté sur le produit
(justement nommé instantané), la
représentation de moments infimes, et non perceptibles à l’échelle
physiologique, mais peut-être reste-t-il encore des choses à dire sur la façon
dont le producteur est déterminé par
cette instantanéité dans son activité « visionnaire »…
Mais, ce qui
surtout me retient ici, dans cette notion de « feeling d’un jour »
citée par mon ami, c’est que l’image qui la motive est un montage, une composition – dont le temps de formation n’est pas, en principe, de
l’ordre de l’instantané. Par ailleurs, ce montage est fait de trois vues
disparates, prises en trois endroits différents, à des « moments »
tout à fait différents, et sans aucune idée de les réunir ultérieurement. (Je
relève ce fait parce que mes autres compositions en triptyques sont au
contraire toutes faites de vues homogènes, et presque toutes produites avec cette
« idée derrière la tête » d’en faire les éléments d’un montage.) Et
je n’avais aucune de ces trois vues particulièrement « en mémoire »
lorsque j’ai décidé de composer ce triptyque. Je n’avais en tête que le désir
d’en composer un, sans rien prévoir de ce qu’il allait être. Toutes les
conditions étaient donc réunies pour qu’il soit le fruit d’une assez patiente
gestation.
Mais en fait, non.
J’ai fait rapidement défiler
des « paquets » d’images, comme l’ordinateur permet de le faire, et
puis, quasi instantanément, ces
trois-là se sont imposées, et leur sélection, et leur disposition. La
fabrication de l’objet, ensuite, n’est l’affaire que de quelques ‘clics’. En
d’autres termes, une composition de ce type peut s’élaborer et se réaliser
quasi instantanément. En ces
conditions, elle ne devrait pas porter d’autre marque que celle du
« feeling d’un jour », et encore moins que d’un jour, celui d’une
seconde. Est-ce à dire qu’elle n’a pas de sens ? C’est une autre question.
FRANCIS : Me permettrez-vous
quelques remarques sur la démarche que vous évoquez et sur la question que vous
soulevez à propos du « feeling » ? Cela peut bien, cher ami, me
conduire à toucher aux mobiles qui sont les vôtres en certaines occurrences.
Veuillez donc excuser à l’avance la manière hasardeuse dont je m’aventure sur
ce terrain.
D’abord je ne peux m’abstenir
de laisser libre cours à une habitude, dont la formation — ou la déformation —
universitaires m’ont donné le pli : il me faut, par précaution sans doute
peu utile, distinguer entre un feeling qui préside à une œuvre et qui en
constitue l’un des mobiles et, d’autre part, un feeling pour ainsi dire a posteriori. Le premier se situe en
face du monde, le second en face d’œuvres déjà constituées. Mais, il est vrai
que, pour vous, dans les deux cas, c’est un feeling qui est à la source de
l’invention, et, plus précisément encore, un feeling de l’instant. Ainsi, dans
les deux cas, la photographie numérique et l’ordinateur permettent-ils une
instantanéité de production et, par suite, offrent-ils aussi une tentation du
feeling de l’instant. Cela vous a arrêté et a retenu votre attention. Non pas,
comme je le fais, pour s’interroger sur le produit (l’image
photographique comme instantané), mais bien plutôt à propos des choses qui
restent à dire « sur la façon dont le producteur est déterminé par
cette instantanéité dans son activité ‘visionnaire’ ». Eh bien !
J’aimerais recevoir de vous des éclaircissements sur ce point —
éclaircissements, dont je suppute qu’ils seront fondés sur votre pratique
personnelle.
En second lieu, le même pli
dont je parlais il y a un instant me pousse à examiner le mot
« feeling », importé de l’anglais. Comment traduirions-nous ?
Feeling = sentiment, état de réaction sensorielle et sensible, impression vive
et forte, et qui s’impose ? L’accent est mis sur le caractère affectif
fort. Pour un Français « sentir » se prête à une analyse, n’exclut
pas une distance entre soi et soi ainsi qu’une connotation
intellectuelle ; pour un Anglais « to feel » renvoie à une
impression sensorielle ou à un affect qui déclenche et engendre d’autres
impressions. Pour un Français « sentir » doit pouvoir s’accompagner
d’idées claires ; pour un Anglais « to feel » enveloppe de
l’obscur et du confus, et sans que cela le gêne, s’il en éprouve la violence et
la dynamique. Êtes-vous donc d’accord en gros avec ces distinguos ?
PATRICK : Comme je vous l’avais
indiqué, j’ai utilisé ce mot, « feeling », parce que c’est par lui
que j’avais été interpellé par mon ami, au sujet de ce triptyque : « Est-ce […] juste un feeling d’un
jour ? ». Mais il est vrai que feeling n’est pas un mot que
j’utilise spontanément – sinon pour faire ‘couleur locale’ dans le cours d’une
conversation…
Si je ne l’utilise pas
volontiers, c’est tout simplement parce que je ne suis pas sûr de ce qu’il peut
signifier. Trouver le mot propre dans notre langue est déjà assez difficile.
Alors, en le cherchant dans une langue étrangère… c’est mission impossible.
Même aussi acclimaté que « feeling »… et peut-être plus encore parce
qu’acclimaté !
Ce mot renvoie (pour un
Anglais) « à de l’obscur et à du confus ». Mais peut-être que, pour
un Français, c’est son sens qui peut rester obscur et confus – ce qui serait
aussi bien pratique ? Dans quelle circonstance est-ce que je peux, moi, accepter
de l’utiliser ? Il est vrai qu’il y avait là (dans la production de ce
triptyque-là) une expérience particulière, qui doit trouver sa juste
expression…
J’adhère à ce que vous dites du
« sentir » pour un Français, en ce qu’il peut être suivi par une
réflexion, un retour, une analyse, susceptibles d’être formulés clairement.
Pourrait-on dire que celui qui éprouve le « sentir » français tient à
la ligne du temps, du moins
potentiellement, alors que, s’agissant du « to feel » anglais, il ne
s’agit essentiellement que d’une expérience ponctuelle, quelque soit la durée
de la sensation qu’elle provoque, et qu’il n’y a en elle que de l’instant ?
On pourrait aussi préciser
(s’il est possible de préciser du confus !) le champ d’action de cet
« obscur et de ce confus » impliqué par l’épreuve du
« feeling ». Dans cette direction, je trouve remarquable, et elle
emporte mon adhésion, votre indication : pour un Anglais, l’obscur et le
confus qu’enveloppe « to feel » ne le gênent pas « s’il en éprouve la violence et la dynamique ».
Ce serait là le point déterminant du distinguo : entre un
« sentir » qui porte à la réflexion, et un « to feel » qui
engage à agir ? Alors, je crois pouvoir (pour mon propre usage et peut-être
abusivement) traduire l’expression « feeling d’un instant »
par : intuition fulgurante. En un éclair, quelque chose qui n’existe pas
encore apparaît, mais comme déjà réalisé – évident. Il s’agit donc, toutes
affaires cessantes, de tout mettre en œuvre pour actualiser l’apparition. Tout
questionnement sur un « pourquoi » est d’avance anéanti (provisoirement),
pour faire place à la priorité exclusive du « comment ».
C’est du violent – et c’est
dynamisant.
FRANCIS : Et, pour faire un pas
de plus, dans votre intérêt porté au feeling de l’instant, ne vous situez-vous
pas entre ces deux façons de sentir, oscillant entre l’anglaise et la
française, puisque vous ajoutez qu’une composition d’œuvres en triptyque, dont
la nécessité s’est fait sentir dans l’instant avec beaucoup de feeling, ne
devrait cependant pas exclure la possibilité d’un sens ?
PATRICK : J’ai commencé par
mettre de côté cet aspect de la question << Est-ce qu’il y a un sens qui m’échappe, ou juste un feeling d’un
jour ? >>. Question qui semble poser, par principe,
l’incompatibilité de ces deux motifs : feeling et sens.
Une composition élaborée et
produite instantanément, sous la pression d’un feeling d’un jour, est-elle du
même coup privée de sens ? Doit-elle ne pas porter d’autre marque que
celle de ce sentiment instantané ? C’est une autre question – qu’il peut
être temps d’aborder.
Ma réponse est (sans discuter
de sa valeur, de sa pertinence, de son intérêt) qu’une œuvre élaborée et
produite à la suite d’une intuition fulgurante ne peut pas ne pas avoir de sens. C’est que je sens toujours une intuition
comme une méditation accélérée. Mais cette façon de voir les choses n’est
justement qu’une intuition, bien sûr, que je ne peux défendre rationnellement.
Je peux juste essayer de l’exposer.
D’une certaine façon, parler
comme je l’ai fait d’intuition fulgurante
peut sembler une redondance : l’intuition semblant instantanée par nature.
Mais ce que je cherche par l’emploi de ce « fulgurant » n’est pas
caractériser l’action (d’une rapidité inhumaine), mais son effet :
l’intuition foudroie, non pas pour carboniser, mais pour
« électriser », pour dynamiser.
Donc : une intuition est
une méditation accélérée – si rapide que ses opérations en deviennent
invisibles. Mais il faut bien quelles se soient déroulées… quelque part. De
même qu’une addition faite avec l’ordinateur est la même opération que celle faite avec un boulier, mais plus
rapidement ! Je plaisante un peu… C’est bien sûr plus complexe : sans
doute faut-il faire la part de l’inconscient (quelque soit le sens que l’on
donne à cette notion). Des opérations se font, souterrainement, hors de notre
vue, traitant des masses d’informations (de toutes sortes) reposant dans notre
mémoire, mais que nous avons « oubliées »… Etc.
Et, imprévisiblement activé, en
un instant, à la vitesse de l’éclair, par un
événement – intellectuel, ou sentimental, ou sensuel – que l’on pourrait
croire quelconque, mais qui n’était sans doute que le dernier élément manquant
à l’achèvement d’un édifice en construction depuis longtemps, celui-ci apparaît
d’un coup, comme sorti de nulle part. Et sans doute, sur le coup, ses raisons
peuvent sembler « obscures et confuses » encore. Mais il suffirait de
bien chercher, pour trouver. Dans le cas particulier de ce triptyque-là, je me
suis dit que je pourrais partir à leur recherche. Je pense même pouvoir les retrouver.
Mais je ne suis pas sûr de le vouloir…
FRANCIS : Je crois comprendre
plus ou moins vos raisons, en effet. Ce qui compte, c’est l’acte, l’invention,
la trouvaille et, par suite aussi, la production d’un sens, l’institution
de celui-ci. Or, de ce point de vue la ‘méditation accélérée’, dont vous
parlez, est en phase, vous l’avez souligné, avec la rapidité d’exécution de la
photographie. Mais, dans le processus d’ensemble, qu’en est-il de l’événement
activateur ou déclencheur ? S’inscrit-il comme ‘dernier élément
manquant’ ? Belle interprétation, en effet. Permettez-moi cependant, pour
les besoins d’un ‘dialogue’, de la placer en concurrence avec une autre. A vrai
dire, lorsqu’on y songe, la concurrence est faible dans ce domaine où nous
tentons d’approcher de la genèse du sens, c’est-à-dire tout aussi bien de celle
de l’évidence qui s’impose tout à coup, emplissant l’instant. Il en va de cette
évidence comme de la pleine lune, avec sa face cachée. Alors, la part d’ombre
et de profondeur, qui accompagne ce qui brille, fulgure, aveugle, est-elle
mémoire ramassée ? Est-elle dimension de profondeur de l’être de l’étant,
comme pourrait dire Heidegger ? Tout cela paraît bien proche et nous n’en
finissons pas de creuser les strates enfouies sous ce petit mot :‘voir’.
Car, dans le domaine d’un feeling qui préside à une image instantanée du monde,
nous pourrons avoir affaire à la rencontre émotive de l’éphémère comme tel, de
ce qui n’apparaît que pour disparaître aussitôt. La photographie, bien sûr,
peut saisir cela, le saisir et le donner à voir dans la vibration affective qui
l’accompagne. Et sans doute aussi en l’accompagnant de sa possible
profondeur : tout un trait de civilisation transparaît, par exemple, dans
le cliché d’une vieille femme ratatinée, son panier d’osier sous le bras, qui
salue obséquieusement le curé de sa paroisse, tandis que défilent quelques
nuages dans le ciel et qu’un petit chien pisse au coin d’une rue. Y compris le
feeling de sympathie qu’elle porte avec elle, la photo montre du doigt. Le
temps de pointer l’index et ce qui est à voir se trouve ‘immortalisé’, voire
élevé à l’universel, comme si la simple fixation instantanée libérait la
richesse de sens du sensible. « Ainsi vois-je en toute chose sa parure
éternelle », chantait déjà Lyncée, le guetteur.
PATRICK : J’ai sans doute vu
cette photo que vous évoquez… Cartier-Bresson ? Je l’ai sans doute déjà
vu, mais, là, je ne vois pas. Peu
importe : j’en imagine assez grâce à votre suggestive description. Oui, je
crois que la photographie peut avoir en propre ce pouvoir (ce destin ?)
d’assembler l’éphémère (à chaque fois rien qu’une trace d’une infime parcelle
du devenir) à toutes les dimensions de l’existence ; toutes ses
perspectives ; toutes ses profondeurs.
Peut-être la photographie est-elle particulièrement apte à capter les
« intuitions fulgurantes » ? Qui sont telles parce que ce
qu’elles découvrent est par nature complexe, multiple, composite, mais visible
seulement en un instant :
« Le temps de pointer l’index… »
FRANCIS : J’espère bien avoir
l’occasion de revenir sur ce que vous venez de dire. Notre dialogue suit des
méandres. Pour l’instant cependant, mon intention demeure de serrer de plus
près votre démarche, c’est-à-dire, je le comprends bien, l’une de vos démarches
possibles envers l’image non-picturale. La photographie et l’ordinateur vous
offrent la tentation de l’immédiat dans l’art. C’est ce que je retiens lorsque
vous dites : « la fabrication de l’objet n’est l’affaire que de
quelques ‘clics’. En d’autres termes, une composition de ce type peut
s’élaborer et se réaliser quasi instantanément ». Cela fait écho,
permettez-moi de le rappeler, à l’un de vos propos antérieurs où vous faisiez
l’éloge de l’image numérique d’ordinateur : « toute résistance matérielle de l’objet semble effacée ; entre ma
volonté dans sa première manifestation mentale et cet objet extérieur qu’est
toujours aussi une image, la distance semble abolie ; il nous semble
qu’une image ‘devant nous’ peut être la projection immédiate de ce que nous
avons ‘dans la tête’ ».
PATRICK : Vous pouvez vous le permettre
: je m’en souviens très bien.
FRANCIS : On pourrait parler,
par ironie légère, de la tentation cachée, chez l’artiste plasticien, de se
hausser sur le trône de Jupiter. Car, pourquoi cette tentation qui paraît
donner libre cours à l’impatience et congédier la patience de l’artisan ou du
peintre artisan ? Est-ce l’orgueil du créateur ou bien le défi extrême de
celui qui a derrière lui l’expérience prolongée de la création ? Ne
faudrait-il pas prendre note, à cet endroit, de l’aboutissement idéal et obligé
de toute forme d’imagination inventive, à savoir : l’imagination comme
fulguration ou comme préservation de l’état naissant ? Comment ne pas
désirer agir sous le coup et dans le courant de l’inspiration, de l’aperçu
révélateur, du coup qui frappe le cœur ? Et, par-dessus tout sans doute,
concrétiser, produire l’objet, réaliser. Je vous cite
encore : « On pourrait aussi bien dire qu’avec l’image numérique
nous sommes dans la plus intense réalité possible. Ou que, produite avec
les moyens du numérique, l’image est dans la matérialité la plus proche : incorporée
». Image incorporée, chose et esprit, cosa
mentale, sensible transfiguré.
PATRICK : Oui. Cela me fait
revenir à cette non-résistance matérielle, dans la pratique de la photographie
numérique. (Cependant, c’est une sensation que pouvait bien éprouver déjà un
contemporain de Delacroix, même à prendre possession des lourdes machines dans
le studio de Nadar.) Cette
non-résistance, quoique très « jouissive » à la première approche, je
l’ai assez vite ressentie aussi comme un danger, ou un risque. Une
« question », pour le moins, et pour laquelle je n’ai envisagé un
début de réponse que depuis peu, au début de l’été, du moins dans un de ses
aspects, quantitatifs. Je veux parler de cette possibilité de
« tirer » mille photos, en se disant : Bof, dans le tas, j’en
trouverais bien une à recadrer pour en faire quelque chose de potable. Eh
bien, non. Je m’astreins de plus en plus à faire « comme si » je n’en
avais pas tant dans ma besace numérique. Je veux maintenant essayer de cadrer
du premier coup, à la prise de vue, l’image à garder. Mais peut-être est-ce une
attitude plus morale qu’artistique…
FRANCIS : En disant cela, je
sens bien que vous n’iriez pas trop loin dans cette séparation de l’art et de
l’éthique. Est-ce que je me trompe ? Un artiste en tant que tel doit-il
s’interdire de se dire : ‘je dois’ ou ‘je ne dois pas’ ? Où pourrait
se situer le vice, le côté pernicieux, du mitraillage ? Dans un flirt
envers le ‘pourquoi pas’, le ‘tout est égal et tout se vaut’, — flirt qui, en
se prolongeant, en devenant une coutume, pervertirait en l’affadissant le goût
de l’artiste, son orientation envers son art ? A-t-on donc le droit
de parler d’une droiture, d’une honnêteté dans l’art ? Qu’est-ce qu’un
artiste honnête ? Est-ce un artiste fidèle à lui-même, à l’ingenium qui est le sien, auquel il
croit et parce qu’il y croit ? Ce sont bien là des questions peut-être un
peu trop vastes par rapport à notre propos. Mais je remarque qu’on peut les
nouer à nos réflexions de tout à l’heure. L’artiste honnête, c’est l’artiste
qui obéit à ce qui s’impose impérieusement à lui. C’est à cela que s’adresse sa
fidélité. Et je crois qu’on peut comprendre en effet que l’artiste se fasse de
cette obéissance et de cette fidélité une règle, jusqu’à ne se permettre qu’une
fréquentation très contrôlée et très limitée des roulettes du hasard. Alors,
sur ce point, on doit pouvoir convenir de parler d’une forme d’éthique dans
l’art, propre à lui et qu’il est possible de justifier à partir de raisons
solides. En tout cas, pour ma part, j’ai toujours eu en vue les rapports de
l’art avec une éthique bien comprise. Cela peut-être sous l’influence de René
Char.
PATRICK : Tout à l’heure, dans le moment même où je
parlais d’adopter (« peut-être ») une attitude « plus morale
qu’artistique », je me disais bien
que je mettais le doigt, et le bout du nez, dans une souricière, dont les
mâchoires pourraient bien se refermer, et méchamment, sur mes extrémités et
appendice si aventureusement avancés. En fait, il y a quelques jours, j’ai eu
un échange avec une très jeune femme qui débute dans la pratique de la
photographie « sérieuse ». Alors que je venais de lui vanter tous les
avantages du traitement « à l’ordinateur » du résultat de ses prises
de vue, elle se montrait réticente. Pourquoi ? Parce qu’elle aurait
l’impression de « tricher ». Ma réponse ? A peu près exactement
la votre, sinon dans la lettre, du moins dans l’esprit : à l’artiste, tous
les moyens sont bons – tant qu’il s’agit pour lui « d’obéir à ce qui s’impose impérieusement à
lui ». (Pas d’art sans artifice, etc.) Vais-je sombrer dans
l’incohérence, à défendre ainsi un parti et son opposé ?
Je voulais, pour retirer ici (sans
trop de dommage) et mon doigt et mon bout du nez de cette souricière, me
permettre cette pirouette : tous les moyens sont licites, mais tous les
moyens ne sont pas bons. (C’est ici, en particulier, cette intuition que, même
si j’ai tous les droits de mitrailler, cette façon d’opérer abîme mon regard…)
Mais, sans doute, les
dimensions de cette question de l’artiste
honnête, d’une éthique de l’artistique, font qu’elle déborde largement les
limites que nous essayons de donner à notre entretien… Elle se pose bien avant,
bien à côté, bien au-delà de la pratique de la photographie. Même si cette
pratique-là, compte tenu de la place qu’y prend la « technologie »,
peut particulièrement aiguiser cette question-ci, je ne veux pas aller trop
loin… Non, je ne vais pas aller plus loin, dans cette distinction de l’art et
de l’éthique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire