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jeudi 6 juillet 2017

VISION VISIONNAIRE : 8 : LEE MILLER

DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT

"VISION VISIONNAIRE" : 8

LEE MILLER

PATRICK : Evoquer Lee Miller dans notre dernier entretien a réveillé en moi le démon de la digression. C’est à la suite de cette exposition que m’est revenue cette impression qu’une photographie ne serait qu’une « peinture facile, rapide, à moindre frais, etc. » – vieille  rengaine, sûrement –, ou bien, à considérer la chose plus positivement, qu’une photographie ne serait qu’une esquisse, ou une ébauche, une « idée » pour une peinture possible. Le moyen de « croquer sur le vif » sans trop de peine. Sans même compter les « hyperréalistes » qui ne font qu’en copier servilement, nombreux sont les peintres pour lesquels des photographies sont comme des supports, des premiers motifs, des études d’appoint.

A un moment, devant trois des clichés de Lee Miller  de la période « Guerre » : l’évidence du génie. J’en ai presque les larmes aux yeux...
Je songe à une image en particulier. Le cartel nous apprend : 1945, la fille du bourgmestre de Leipzig qui vient de se suicider. Son corps, sous une seule lumière crue, directe, est effondré en travers d’un vaste canapé ; ce que l’on voit de cet objet, et l’obscurité, emplit tout le fond sur lequel se détache la diagonale du corps.
Cette photographie me touche violemment. Il faudrait dire comment (pourquoi ?), mais je pense que ce ne serait pas par la violence de l’événement ici rapporté (ou ‘reporté’). Il faudrait peut-être signaler aussi que cette image est dans l’immédiat voisinage d’une autre, sur sa droite, représentant les dégâts causés par un bombardement (dans je ne sais plus quel site industriel, une vaste cuve renversée, et éventrée, domine toute la scène sous le plein soleil), elle-même suivie à sa droite par l’image d’un « SS noyé », flottant, couché sur le côté, à demi immergé dans une eau noire, sans doute celle d’un canal.
Ces trois images forment immédiatement triptyque, pour moi. Est-ce par déformation professionnelle ? En tout cas, le triptyque fonctionne pour moi, et de façon puissante. Ce qui veut dire que la puissance de chacune des parties est multipliée par celles des deux autres, etc. Maintenant, si j’imagine ce triptyque « en peinture », non pas pour en user comme d’un thème à varier, mais pour le « rendre en peinture », qu’y ajouterai-je ? Mais pourquoi cette idée ici ? Si je la suivais, serais-je loin du procédé hyperréaliste que je viens de décrier ? Oui, c’est autre chose, je crois. Peut-être parce qu’il s’agit de photographies en noir et blanc, donc d’une image déjà en partie « abstraite » ? Sans doute aussi parce qu’il s’agit d’un petit format, sans commune mesure avec une peinture que l’on dirait de petit format (le cliché ici nous rapproche plutôt des dimensions de la miniature).
Je songe à certaine œuvre musicale publiée sans instrumentation définie : L’Art de la Fugue, pour ne pas la nommer. On sait combien d’orchestrations diverses cette œuvre a supportées ! Me vient cette idée que la photographie qui me retient ici pourrait être comme une telle partition, proposition d’un « ordre » (d’une « idée » d’ordre, d’une structure ?) en attente d’incarnation, et que ce serait à la peinture de la réaliser, afin d’en donner des exécutions (des interprétations) qui la rendraient vraiment visible. Mais je ne sais pas ce que vaut cette analogie ?

FRANCIS : Au fond, vous sous-entendez peut-être que la comparaison photographie-dessin a des chances d’être plus fertile que celle qui paraissait s’imposer entre photographie et peinture. Cela, sous la condition de faire entrer principalement en ligne de compte la photographie en noir et blanc, comme ce  fut exclusivement le cas, semble-t-il, pour Lee Miller.

PATRICK : Oui, le ‘noir et blanc’ est plus immédiatement perçu comme voisin des travaux purement graphiques, mais je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le ‘format’ ; je parle, là, du rapport d’échelle entre les dimensions de celui qui  voit et celles de l’objet en vue. Certes, nous entrons là dans des considérations assez « relatives » : il y a de plus ou moins petits tableaux et de plus ou moins grandes photographies… Cependant, pour des raisons qui seraient à préciser, un tirage photographique, même monumental, me semble toujours, essentiellement, du côté des « petits » formats (de ceux que l’on peut manipuler - au sens propre), et le tableau, même le plus miniaturisé, me semble toujours vouloir, ne serait-ce qu’idéalement, entrer en concurrence avec l’espace englobant. Alors, mais sans vouloir préjuger de la fertilité de l’une ou l’autre de deux comparaisons, je suis en effet plus enclin, ici, à privilégier celle qui rapporte la photographie au dessin.

FRANCIS : Poussant l’idée, on ajoutera que la photographie ainsi conçue offre au peintre futur la chance de constituer un moyen de ‘croquer sur le vif’, de ‘dessiner’ sans peine, avec la rapidité d’une saisie immédiate. Photographie en noir et blanc et dessin auraient donc l’aptitude de saisir, plus ou moins rapidement, certains des linéaments ou composantes qui ordonnent un objet, qu’il s’agira de compléter et de parachever, picturalement cette fois.
Permettez-moi de chercher à tirer au clair, pour ma propre gouverne, ce qui, dans vos propos, peut rapprocher la photographie des croquis que vous aviez exécutés au Louvre. Cela revient à réfléchir sur votre caractérisation nouvelle de la photographie comme proposition d’un ordre ou d’une structure ‘en attente d’incarnation’.
Il fut un temps où, en Europe, les tableaux de maîtres, les chefs d’œuvre de peinture, ne voyageaient pas ou très peu. Ils n’étaient pas ignorés, cependant. Grâce à des dessins copiés sur l’original et grâce à des gravures, elles-mêmes filles du dessin, mais reproductibles à x épreuves et que le format rendait susceptibles de circuler. Comment ne pas rapprocher ici la gravure de la photographie en noir et blanc, non certes dans leur rendu, mais dans leur effet global et informatif ? Si l’on va du dessin à la photographie en passant par l’estampe en noir et blanc, n’obtient-on pas des degrés et comme une continuité possible ? Je crois que ces remarques vont dans le sens de vos réflexions.

PATRICK : En effet. Et, cette continuité est à parcourir dans les deux sens : depuis l’esquisse, brièvement notée par le peintre devant son motif, jusqu’au tableau (mis à sa place, dans cette continuité, comme réalisation d’une ultime « incarnation »), de même que depuis le tableau jusqu’au relevé, vite crayonné, des principes de sa structure, avec, toujours, de possibles allers et retours au long de ces degrés – en empruntant les chemins de la gravure, ou la photographie.

FRANCIS : Mais je comprends bien aussi que, de votre côté, vous voyiez une autre proximité de fonction entre dessin et photographie, cette fois d’un point de vue propre à chacune des deux techniques. Si chacune des deux exerce une sorte d’abstraction, chacune le fait avec ses ressources propres : le dessin avec le dessin (le trait, principalement), la photographie avec la lumière. Alors, qu’en est-il de cette ‘abstraction’ qui, dans la photographie, est apte à proposer au peintre un ordre et une structure ?
Je me bornerai ici à quelques indications qu’il m’est possible d’extraire du récit de votre visite à l’exposition Lee Miller. Vous y relatez la violence d’une émotion née d’abord à la vue d’un cliché, puis en présence d’une triade de clichés. D’où provint cette émotion ? Fut-ce du référent de l’image, de ce qu’elle représentait, de la réalité à quoi elle renvoyait ? — Ce fut moins du caractère tragique du sujet, dites-vous, que d’autre chose, bien que non dissociable du sujet.

PATRICK : L’origine des émotions… Même quand nous nous persuadons que son « dernier mot » doit demeurer à jamais dissimulé dans l’ombre de nos profondeurs, nous ne sentons pas s’éteindre notre désir d’y plonger pour y aller voir, n’est-ce pas…
Il est sûr que ce n’est pas le référent de l’image qui m’a touché ici ! Je n’ai pas le début d’une raison de compatir au sort de cette femme-là, non plus qu’à celui de cet homme-là. Sauf à les considérer « en général », comme échantillons du « tragique de la condition humaine, etc. », mais alors mon émotion serait restée elle aussi tout à fait générale, abstraite.
D’un autre côté, je dois reconnaitre que la réalité à laquelle renvoie l’image ne m’est pas indifférente. Elle est tragique. Mais, ce qui vient par cette image, cette image-là en particulier, riche d’une composante qui la distingue de toute autre image, c’est peut-être tout le tragique… Je veux dire que c’est par l’exercice de ses pouvoirs propres (résidant uniquement dans les effets d’une composition d’aspects visibles) que cette image universalise la situation individuelle à laquelle elle renvoie, mais, cependant, sans en faire l’illustration anecdotique d’un discours (humaniste), sans la réduire à une généralité désincarnée.

FRANCIS : Que peut bien être cette autre composante de l’image ? Peut-être votre relation nous l’apprend-elle. Prenons deux couples d’opposition qui, d’un point de vue formel, peuvent être actifs dans une composition et engendrer des effets d’expressivité : le couple figure/fond et le couple lumière/ombre. Dans les trois clichés concernés la combinaison de ces deux couples semble être responsable d’une forte empreinte sur votre sensibilité. Le corps inanimé de la fille du bourgmestre forme une diagonale sous une lumière crue et s’exhausse d’un fond sombre. La vaste cuve renversée, sculptée d’ombre et de clarté, se détache comme figure et domine toute la scène sous le plein soleil. Le corps fantomatique d’un S.S. noyé dégage vaguement sa silhouette de l’eau noire d’un canal. Le jeu, chaque fois singulier, de ces linéaments ou plutôt de ces composantes semble bien participer activement de l’ordre ou de la structure inhérente à l’image. Et c’est ce genre de composante formelle, chargée d’émotion, donc non dénuée d’expression et de sens, que vous retenez, que vous extrayez en vue du travail ultérieur d’incarnation, attribué par vous à la peinture.
Bien que votre conception envisage ici la photographie comme un moyen au service de la peinture et en précise dès lors la fonction, ces précisions par elles-mêmes n’en sont pas moins précieuses (à condition que je les interprète correctement). Elles nous révèlent une fois encore quelques uns des pouvoirs propres de l’objectif et du film photographiques, quant à l’appréciation de la profondeur ou de la répartition des ombres et des lumières, en particulier, et surtout quant à la vertu de communication émotive de ces pouvoirs. Pour ma part, je garde en mémoire cette attention portée aux caractères formels de l’image, je la fais mienne, mais, n’étant pas engagé dans un projet pictural, je me borne à tourner ces remarques plutôt dans la direction que j’indiquais précédemment, à savoir celle des rapports entre photographie et ‘théâtralisation’.
Mais avant de m’y étendre quelque peu, je me demande si cette idée de ‘théâtralisation’, au sens large, est vraiment étrangère à un photographe qui pense si souvent la photographie sous la forme de triptyque, comme si les caractères de composition intrinsèque d’une image ne se suffisaient pas à eux-mêmes, mais gagnaient à entrer dans une composition plus large, ou bien encore comme si une ‘scène’ avait besoin de faire partie d’un ‘acte’ pour déployer toute sa force. Le triptyque est assurément comme une composition à la puissance 2. N’est-il que cela ? N’ouvrerait-il pas vers autre chose encore ?

PATRICK : Si vous le permettez, je profite du suspens – puisqu’il semble que vous vous apprêtiez à un changement de cap – pour « produire une pièce nouvelle ». Pourrait-elle servir à la « manifestation de la vérité » en cette affaire de la théâtralisation ?
En fait, j’ai cherché des reproductions de ces clichés dont la juxtaposition m’avait si fort impressionné, mais je n'ai trouvé que ceux formant les panneaux latéraux de mon triptyque (la fille du bourgmestre et le SS) – et, d’ailleurs, en plusieurs versions : ces clichés semblent particulièrement renommés. Par contre : aucun exemplaire de mon image "centrale", qui faisait voir cette cuve sphérique, éventrée et renversée, sur le fond d’un paysage que l’on devinait dévasté. Mais, et là, cela devient intéressant : j'en ai trouvé un autre, de cliché, "qui fait l'affaire" ! Et ce sont les raisons de cette substitution réussie (à mon sens) qui pourraient être mises en phase avec ce thème de la théâtralisation  dans la photographie…
Mais, je vous ai interrompu ; vous vous demandiez si le triptyque ne serait qu’une « composition à la puissance 2 », s’il n’ouvrirait pas vers « autre chose encore » ?

FRANCIS : La question est simplement de savoir si, au fond, c’est toute la photographie ou presque qui offre des affinités avec la mise en scène théâtrale. Toute photographie ne relèverait-elle pas d’une sorte de théâtralisation ?
Je voudrais soutenir ici que la comparaison entre photographie et mise en scène peut être assez largement généralisée. Cela revient à comprendre que, même en l’absence d’une intention théâtrale explicite et préalable ainsi qu’en celle du dispositif artificiel et concerté auquel cette intention aboutit, le photographe voit une ‘scène’, ‘met en scène’. Même s’il saisit son sujet sur le vif – parce qu’il a été de manière concomitante saisi par lui (voir votre ‘intuition fulgurante’) –, même dans ce cas de figure, le photographe élève le sujet photographié au rang d’une ‘scène’, en un sens théâtral qui reste à préciser.
J’insiste tout d’abord sur quelques données simples. 1° La photographie ne présente pas les faits eux-mêmes. Elle en fournit, comme au théâtre, une représentation. 2° Le cadrage effectue un choix, il élimine, il épure, mais c’est pour placer en coappartenance les éléments sélectionnés. C’est à partir de la richesse de contenu, i.e. des relations entre les parties de celui-ci et sous la condition de ces relations, que la richesse des significations de ce qui est cadré pourra se déployer. De même, sur la scène de théâtre, tout ce qui est là et tout ce qui arrive est signifiant. 3° La mise en valeur de certains éléments, à partir de l’angle de vue, de l’éclairage, de la distance, concourt à engendrer avec le cadrage ce que l’on peut donc nommer dans un sens très général une ‘scène’.
Cela posé, la question demeure de savoir si je n’abuse pas ici des termes ‘scène’ et ‘mise en scène’. D’une façon générale, une scène serait la scène d’un ‘drame’ et la mise en scène serait la conception et la production d’un ‘drame’. Voilà qui paraît très étrange. C’est ce qui arrive, dira-t-on, lorsqu’on suit ses idées. On en vient à supputer qu’en toute photographie un ‘drame’ se joue, serait-ce le ‘drame’ de la ‘transfiguration’ d’un jardin par la lumière du soleil couchant, à Bagatelle. Voilà au fond ce dont il serait question dans toute œuvre d’un photographe artiste. N’est-ce pas étrange ?
Pour atténuer l’étrangeté de ce propos nous pouvons chercher à entendre le mot ‘drame’ en rapport avec son étymologie grecque. Drao, au plus près de la racine ‘dra’, c’est : agir, faire. Dans le drama quelque chose agit ou fait. Cela veut dire que quelque chose se produit, s’accomplit, que cela est au sens actif, donc n’est pas dans un certain état, mais est au sens d’un acte qui se fait et qui a lieu, comme si tout ce qui existe ne l’était pas passivement, mais activement, se maintenant sans cesse dans l’existence, hors du néant. De là : ‘drama’ = l’action, à entendre comme « ce qui se produit, s’accomplit (activement) et a lieu ». Le quelque chose qui agit peut être un homme, un être naturel, une réalité, voire un objet, matériels ou un phénomène du même genre, comme le vent, la lumière, la pluie… On peut donc admettre ces notations, si tout ce qui arrive à tout instant dans le monde est conçu comme l’actualisation de quoi que ce soit.
D’autre part, ce qui se produit et s’accomplit a besoin d’un lieu, d’un cadre spatial où se produire et s’accomplir. Pour que l’action s’accomplisse au mieux, il semble nécessaire ou souhaitable que le lieu soit en consonance avec elle. L’avoir lieu, le décor, où se déroule l’action, lui correspondent tout comme l’action a un effet marquant sur le décor ou sur le lieu. Bref, le drame est à sa perfection quand l’endroit où il s’actualise est bien son lieu. Drame et lieu du drame entrent en une consonance particulière : que Caïn tue Abel sur une place de village, dans un pâturage ou sur un parking, dans tous les cas le lieu se trouve dès lors teinté dans son atmosphère par l’action et par la nature de l’action ; et inversement.
Le théâtre repose en grande partie sur une imitation d’action et sur une imitation de lieu. Et d’emblée se trouve pensé, dans les conceptions du dramaturge ou du metteur en scène, un ensemble de rapports de correspondance entre l’action et le lieu (le décor). C’est-à-dire que, dès la conception même, une certaine consonance règne sur la nature de l’action et le décor, où celle-ci se joue.

PATRICK : Bien entendu, le « décor » est un terme conventionnel quand il est question du théâtre, et nous savons y entendre bien autre chose que la plate toile peinte qui fait le fond… Néanmoins, « lieu » aurait ma préférence ; ce terme pourrait être mis systématiquement en avant ; il dit mieux le tout de la chose…
Mais il était question de la consonance, des rapports de correspondance – entre l’action et le lieu – qui sont, au théâtre, à proprement parler mis en scène… 

FRANCIS : Ces remarques ne s’appliqueraient-elles pas à la photographie dans son aspect visionnaire ? Le mot ‘vision’ renvoie ici à une représentation de l’imagination moins reproductrice que productrice. L’imagination invente quelque chose qui se produit et s’accomplit, elle présente ou représente un drame avec son lieu. Et cela peut se vérifier même en présence d’une œuvre qualifiée photographiquement de ‘nature morte’, même si ce qui agit ou s’accomplit n’est rien d’autre qu’un effet de lumière saisi au vol, le bras d’un orfèvre marocain martelant une pièce de cuivre, une plaque de bitume qui s’est figée, un relief de pierre vu de près, sans son contexte, mais avec les jeux d’ombre et de lumière qui contribuent à le singulariser, etc. Il en ira d’autant plus ainsi que par le cadrage, par l’éclairage, par le point de vue, par la distance ou intervalle entre le sujet et l’objectif, la photographie est capable de susciter, de faire exister, sans même parfois rien toucher à l’état des choses, un drame où quelque chose est au sens actif, c’est-à-dire se produit, s’accomplit, a lieu. Si un jeu de lumière et d’ombre sculpte des rapports entre intérieur et extérieur (voir un des composants de votre triptyque au feeling), il y a action, événement en acte. Et si le photographe fixe cela solennellement en en faisant ressortir les parties prenantes et les relations internes, il élève cette action au rang de la représentation d’un drame. Il met en scène. Je dirai ainsi que, sans y paraître, c’est ce que vous avez fait dans votre si délicat et subtil cliché pris à Bagatelle et à propos d’un sujet uniquement extérieur, cette fois.

PATRICK : Je vous écoute avec la plus vive attention, et je vous suis dans tous les tours et détours de votre réflexion. Mais une formulation en particulier vient de me saisir dans son vol : « sans rien toucher à l’état des choses ». Oui, que ce soit « sans même parfois rien toucher à l’état des choses que la photographie suscite, fasse exister, un drame », voilà qui me fait souvenir d’une idée que j’avais, en passant par le Jardin du Palais-Royal, courtisée un instant. Il s’agit de celle qui faisait distinguer trois pratiques photographiques, selon le « degré de liberté » du photographe vis-à-vis de son sujet, selon la docilité du modèle. Dans l’œuvre sur laquelle nous nous appuyons ici – Lee Miller devant la guerre – il s’agirait d’une exemplaire indocilité du monde ! Il n’est question que de « reporter » un état des choses particulièrement « intouchable » ; on peut imaginer que la photographe ne devait pas souvent être en mesure  de manipuler les éléments de la scène, non plus que d’avoir le loisir de s’y déplacer à sa guise…

Oui, les moyens propres à l’art photographique doivent suffire, sans toucher à l’état du monde, pour mettre en scène un drame : une action, un accomplissement, qui a lieu – littéralement. 
Et soudain cette idée, qui m’avait aguiché dans le jardin, me semble perdre beaucoup de son charme ! Pourtant, mon expérience aurait pu me l’enseigner (mais l’on sait comment tiennent les enseignements de l’expérience face à la mécanique de la séduction, qu’elle soit opérée par les belles personnes, ou par les idées) : habituellement, je ne touche pas aux choses, je ne veux pas les bouger, parce que c’est justement l’état dans lequel elles m’apparaissent qui provoque en moi le désir d’en tirer une image ; pour la même raison, quand, pour « inventer » un cadrage, je dois bouger, je n’abuse pas des contorsions …

FRANCIS : Il nous faut sur ce point ajouter un nota bene, qui pourrait aller à l’encontre des remarques faites par Delacroix. Car, le photographe peut délibérément jouer avec une profondeur de champ, qu’il tient sous son contrôle. Il peut demander à l’appareil de faire, en présence du ‘drame’, ce à quoi l’œil humain ne peut pas parvenir, à savoir, précisément, montrer dans leur netteté tous les détails en profondeur. De sorte que ce principe si général en art, qui est un principe de condensation, trouve dans la photographie une illustration nouvelle et spécifique : l’image est alors signifiante de partout, toutes les parties se complètent entre elles, additionnent leurs forces, s’intègrent à un tout qui, en retour, leur confère à chacune en particulier un surcroît de vitalité. Et tout cela, naturellement, sur la base d’un choix effectué par le photographe et qui matérialise sa vision.
Si j’avais à me résumer en faisant porter l’accent sur le caractère ‘visionnaire’ de presque toute photographie, j’aboutirais à ceci : la photographie est l’art visuel de la représentation d’une scène mise en valeur par une optique déterminée. Du côté de l’objet photographié tout est drame et même drame du monde. Du côté de la mise en valeur, de la présentation, tout est composition. Sous la condition du choix d’une optique, le photographe fait aller ensemble des objets, des phénomènes, des endroits, des intervalles, des matières, des lumières, des ombres, des perspectives, etc… Si l’on s’en tient simplement au contenu d’image, la notion de composition permet de rapprocher la photographie de la peinture ou du dessin. Mais si l’on a égard à son essence référentielle, à son imprégnation de monde, à son titre élevé d’objectivité, la photographie tire alors l’idée de composition vers celle de mise en scène.

PATRICK : Je suis retenu par la façon dont vous soulignez ici le rôle de la composition… Bien sûr, la composition est à l’œuvre… dans toute œuvre d’art. Mais ce que vous distinguez ici, de son importance spécifique pour la photographie,  est remarquable.
Cela me fait souvenir que j’ai évoqué tout à l’heure l’existence d’une « pièce nouvelle » qui me semblait pouvoir servir à la « manifestation de la vérité » dans cette affaire. Je crois qu’il est temps pour moi de la « produire ». Mais ce n’est pas à proprement parler une « pièce à conviction » : il ne s’agit que d’une expérience toute personnelle, que je mets en rapport avec une pratique de même toute personnelle ; aussi, je ne suis pas très sûr de sa portée, ni même de sa pertinence. Admettons, (pour finir de filer la métaphore judiciaire…) qu’on la considère comme l’expression d’un « témoin de moralité » ?
L’expérience est en deux temps. Le premier temps est celui de la réunion, dans ma perception, de trois clichés qui, dans cette exposition, ne faisaient que voisiner entre eux, ni plus ni moins, au vu de l’accrochage, qu’avec ceux qui étaient montrés de part et d’autre. Et ce qui m’a conduit à opérer cette réunion est sans doute, en effet, ma pratique personnelle du triptyque photographique. Je dois reconnaître que mes motifs, dans cette pratique, ne me sont pas toujours évidents. (Affaire de feeling ?) Quoiqu’il en soit, assemblant ici trois photographies de ce Maître qu’est Lee Miller, j’ai composé – dans ma tête – un de ces triptyques à ma façon… Mais c’est le second temps de l’expérience qui me semble instructif, quand, ne trouvant pas de reproduction de l’image centrale, j’en trouve une autre, que je peux lui substituer.
Et c’est de voir réussir cette substitution qui, après m’avoir profondément étonné, m’a éclairé. Ou, du moins, j’ai eu l’impression qu’un projecteur s’allumait, quelque part dans le fond obscur du décor…

Miller's photo of a Nonconformist chapel in London, 1940 : la documentation du panneau central nous apprend que nous n’accompagnons plus les Alliés en Allemagne à la fin de la guerre, mais que nous voyons les effets d’un bombardement sur Londres en 1940. Il s’agit d’un paysage urbain, et non plus industriel. Plus de cuve sphérique, mais un bâtiment anguleux, etc. Cependant, pour moi, maintenant, cette image tient parfaitement la place de celle que j’ai vue dans l’exposition, et peut-être même de façon encore plus probante…
Intuitivement, je crois que, en deux description parallèles, on révèlerait assez précisément toutes les analogies entre l’image de l’exposition et celle que je viens de lui substituer : l’axialité, la frontalité, le volume sobrement géométrique (sur lesquels semblent reposer les deux diagonales des panneaux latéraux) ; la masse architecturale, à chaque fois défaite, éventrée, sous le ciel ouvert, au jour  (entre ces deux cadavres humains glissant chacun dans l’obscurité), etc.

Ce sur quoi je voulais insister, c’est le fait que ce qui était donné à voir était toujours un drame, en effet, et mettant en scène trois personnages. Il serait peut-être plus approprié de dire : trois caractères, tel qu’on l’entend au théâtre. Ici, les trois protagonistes du drame doivent être incarnés par trois images. Chacune peut avoir sa composition particulière (comme on dit qu’un acteur compose de façon particulière tel personnage), mais ce qui importe est le rapport (le « conflit ») entre ces trois caractères. C’est-à-dire : le jeu.
Et, ici, l’image de la chapelle joue mieux. Finalement, trouvée après coup, cette image est « meilleure actrice » que celle, de la cuve, découverte lors de la première lecture de la pièce, à l’exposition…

crédits :  Lee Miller

FRANCIS : Et maintenant nous pouvons mettre en avant l’idée de choix : choix d’une mise en scène et choix de ce qui est nommé ici d’un terme à l’application assez souple, à savoir :‘optique’. Ces deux choix conjugués définissent une vision subjective et, par suite, une photographie ‘visionnaire’. En ce sens, le voir photographique est un voir plus ou moins imprégné d’imaginaire, dont le degré de puissance fantasmatique se jugera à son indice de vérité. Je crois qu’en fin de compte et globalement cela doit pouvoir cadrer avec l’impression si forte que vous avaient procuré certains clichés de ce grand artiste que fut Lee Miller parmi lesquels celui de la ‘scène’ du suicide (nullement préparée, naturellement) de la fille du bourgmestre de Leipzig.

PATRICK : En seriez vous d’accord : s’il fallait ici un « mot de la fin », ce pourrait être le moment de vous citer : « L’imagination invente quelque chose qui se produit et s’accomplit. »






crédits photographiques :  Lee Miller ARCHIVE  http://www.leemiller.co.uk/ 



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