jeudi 6 juillet 2017

VISION VISIONNAIRE : 1 : DE LA PHOTOGRAPHIE

DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION VISIONNAIRE" : 1



DE LA PHOTOGRAPHIE

FRANCIS : J’ai repensé à la proposition que vous m’aviez faite de parler photographie sur la base de nos expériences et réflexions respectives. Ce faisant, je le remarque, nous restons principalement sur le terrain de la vision. Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. Cette expression, « art de la vision », à peine prononcée, appelle à quelques éclaircissements, car, pourrait-on répliquer aussitôt, cette vision est armée. Elle s’effectue peut-être à l’œil nu d’abord, mais aussitôt après – et l’intervalle est si ténu -, à l’aide d’un appareil dont ce sera la fonction, en fin de compte, de fabriquer une image. Et l’interlocuteur anonyme, auquel je prête la parole, d’ajouter : « Il n’y a pas de vision pure ! »
Il n’y a pas de vision pure, soit ! Nos sensations visuelles s’associent presque toujours à d’autres sensations, tactiles en particulier. Leurs nouveautés se mêlent à des souvenirs, à des espérances ; des sentiments de plaisir ou de dégoût les teintent inévitablement ; des habitudes sociales d’organiser le visible les hantent a priori. Nous pourrions nous étendre longuement sur ces sujets de réflexion. Cela nous conduirait à rechercher ce que l’œil qui photographie doit à l’œil « naturel », i.e. plus ou moins spontané, instinctif, car, un premier constat semble l’imposer, la photographie se greffe sur la perception visuelle. C’est dans le voir, et dans tout ce que ce petit mot enferme, que s’élaborent d’abord l’idée et le projet d’une image photographique.
Pourtant, cela à peine énoncé, je m’empresserai d’aller aussitôt en sens inverse en demandant : qu’apporte l’œil photographique lui-même  à la vision ? L’appareil photographique, quel qu’il soit, ne contraint-il pas la vision à une sorte d’ascèse, d’épuration ? Par sa nature même, l’appareil photographique se présente comme un œil réduit à son régime physique, mais, tel quel, il est capable aussi de déployer toute la richesse de ses potentialités. Nous demeurons alors dans le domaine du pur visible, notre attention se concentre là-dessus, tous les détails enregistrés et fixés comptent, et il est incontestable que la photographie apprend à voir et à regarder. Nous voilà donc de nouveau confrontés au personnage mythique de Lyncée.
Goethe lui a accordé une chanson dans le Second Faust. En tant que veilleur de garde au sommet de la tour du château, Lyncée représente le pur visuel, consacré à scruter le visible. Sa fonction première de vigilance et d’avertissement se trouve agrandie aux dimensions d’une faculté existentielle de premier rang. Elle relèverait même d’un don des dieux.

 « Né pour voir,
Posté pour regarder,
Assermenté à la tour,
Le monde m’est plaisir. / …/
Ainsi vois-je en toute chose
Sa parure éternelle
Et comme cela me plaît
Je me plais aussi à moi-même.
O vous, yeux bienheureux,
Ce que jamais vous vîtes,
Advienne que voudra,
Que cela fut si beau ! »
                                                                                                    (vers 11288 à 11303)




Ainsi pourrait chanter à son tour l’objectif photographique, qui « (voit) en toute chose sa parure éternelle ». C’est qu’en effet l’expression, l’éclat, la beauté, que recèlent les apparences fugitives, la photographie comme processus optique et physique s’attache à les fixer comme en vue de les éterniser dans une quasi-présence définitive. Et tout cela de sorte que celui qui tient une image photographique entre ses doigts est vivement invité à la détailler du regard. La sorte de présence absente, à quoi renvoie l’image, offre toute latitude à la contemplation, « sans la gêne d’un concret rappel », comme le disait Mallarmé à propos de la poésie. Car, dans un cas comme dans l’autre, la mise entre parenthèses de l’existence hic et nunc, de l’existence qui saute aux yeux, s’accompagne d’un pur déploiement de l’apparence. Il est ainsi permis de rêver sur l’image d’un lion prêt à bondir sur nous. C’est pourquoi je crois que la photographie montre du doigt. Elle montre du doigt pour pointer non vers ce qui est là, mais en direction de ce qui est à voir.
Il y a dans cette dernière remarque quelque chose d’équivoque. En effet, je ne doute pas qu’une photographie ne désire souvent remplir pleinement sa fonction d’image. Que cette image soit optique ou numérique, elle est alors image de quelque chose et elle prétend à la ressemblance parfaite, à la copie. « Tel le réel visible est, semble-t-elle dire, telle je suis. Tout ce que la réalité contient de richesse et de détails, je l’enferme moi aussi. Selon une correspondance réglée terme à terme. » La photographie est donc capable de fournir des documents irremplaçables, des documents qui peuvent même avoir valeur de preuves. Cela est une chose bien connue et je vous prie d’excuser ce lieu commun en tant que première approche. Cela dit, je ne peux me départir d’un mouvement de suspicion : tout ce que cet analogue de la réalité montre, il le montre au détriment de tout ce qu’il a laissé de côté. Peut-être en va-t-il toujours ainsi, même dans le cas de la vision « naturelle », mais je ne peux m’empêcher de songer à tout le reste que l’image a épargné. Que deviendrait alors ce qui, dans la réalité, correspond au contenu de l’image à se trouver réintégré au reste, dont je me préoccupe afin de saisir autant que possible le tout et la continuité du réel visible ?
Vous voyez, cher ami, c’est aborder ici la question du cadrage, à laquelle je crois, vous accordez la plus grande attention.

PATRICK : « Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. » Bien sûr. Mais, arrêté par cette phrase, je me suis trouvé, accroché à ce mot (la vision), aussitôt en présence de cette idée que la photographie (je veux dire sa pratique), est comme composée par des visions, une succession de visions, qui vont se superposant.
J’essaye ici d’inventorier ces strates.

D’abord, 1), comme tout un chacun, le photographe voit quelque chose dans le monde (visible), au moyen de son « œil naturel ».
Serait-il ici plus judicieux de désigner le « quotidien » que le « naturel » ? Si je dis « naturel », ce n’est que provisoirement, pour les besoins de l’exposé : j’englobe dans ce « naturel » bien des éléments qui, de fait, n’en sont pas du tout, et dont vous faites d’ailleurs un premier relevé (associations à d’autres sensations, sentiments personnels, habitudes sociales…)
Parfois, 2), dans tout le champ du monde ouvert au moyen de son œil « naturel » (et c’est là où il commence sans doute à se distinguer de tout un chacun), le photographe pré-voit, mentalement, une image possible.

FRANCIS : Je trouve très judicieux que vous cherchiez à appréhender l’image photographique à partir de sa genèse, qui est plus complexe qu’il n’y paraît au départ. Et je vous suis par conséquent dans cette recherche de stratification. J’approuve votre distinction de deux premières phases : phase 1) où l’œil naturel et spontané perçoit quelque chose dans le monde des apparences. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas un fait si commun que vous le suggérez. L’œil exercé du photographe et, qui plus est, du photographe-artiste voit et discerne, probablement déjà à ce stade, autrement que l’œil de tout un chacun. Et cela, aussi bien à cause de son regard qu’à cause d’un certain appel, d’une certaine sollicitation, et d’une certaine provocation, apparus dans la réalité extérieure elle-même et à quoi il est d’emblée plus réceptif que d’autres.
C’est pourquoi, après avoir séparé avec vous les strates 1) et 2), je ferais remarquer, pour ma part, combien elles communiquent entre elles aussi, et par mille réseaux. Autrement dit, l’anticipation mentale d’une image possible naît très vite dans le regard. Et avec cette anticipation toute la « stratification » mentale, dont je parlais précédemment et qu’il faut distinguer de celles que vous avez commencé d’établir, se trouve mise en jeu dans cette phase 2) tout autant que dans la phase 1). Je fais référence naturellement aux associations d’images, aux souvenirs, aux modèles culturels et autres habitudes mentales, etc., que j’ai mentionnés.
Ces strates 1) et 2), on pourrait dire qu’elles sont animées d’un mouvement dialectique, qui joue entre sensibilité et imagination : dans la phase 1), l’œil dit « naturel », très semblable à la plaque sensible d’un appareil photographique, réagit est persiste à réagir, mais déjà tout pénétré de l’imaginaire dû aux associations, aux habitudes, à la mémoire, etc. ; dans la strate 2) « le photographe pré-voit une image possible », dites-vous : l’imagination prend donc momentanément le dessus, mais tout en demeurant ancrée cependant dans la sensibilité de la phase antérieure.

PATRICK : Et c’est ainsi qu’alors, 3), il peut voir dans le viseur. C’est une strate de vision bien intéressante : il s’y compose comme un mixte entre les deux strates précédentes : vision « naturelle » du monde, et prévision d’une image.
C’est déjà « de l’image », bien sûr, à cause de la découpe opérée mécaniquement par le viseur. Mais c’est aussi encore « du monde », parce que, dans le viseur comme dans le monde, ça bouge. Et ça n’arrête pas de bouger. D’autant que, la plupart du temps, on garde plus ou moins un œil sur le monde, pendant que l’autre est attaché au viseur. Et ce qui reste hors du viseur n’est pas pour autant perdu de vue…

FRANCIS : Je suis bien évidemment d’accord avec vous sur la nature globale de cette troisième strate que représente le moment de la visée. L’œil est alors collé au viseur, même s’il s’agit d’un appareil numérique comportant aussi un écran de contrôle. Sur ce point, il convient de ne pas oublier les appareils reflex classiques de format 6x6, par lesquels visée et contrôle de l’image peuvent coïncider. Cela dit, le mixte ou la synthèse que vous placez dans cette strate-ci me convient d’autant mieux que je crois qu’ils ont déjà commencé de s’élaborer de façon « dialectique » dans les deux strates antérieures.
Cela dit, votre choix d’envisager la genèse de l’image de façon empirique – je veux dire : fondée sur la pratique – porte ici un nouveau fruit, à savoir : 1° l’idée d’un plan double, d’un côté « image » et de l’autre « monde » ; 2° l’idée que, au sein de cette dualité, le regard demeure attaché à une réalité sensible présente et actuelle, i.e. en acte et en devenir. Tandis que j’anticipe une image possible, et cela à même le monde, le monde continue d’aller. Remarquons cependant que, par delà le bénéfice ou, au contraire, la difficulté qu’enferme pour le photographe le devenir du monde, l’image photographique digne de l’art pourra exister et que, désormais, la contemplation esthétique qu’elle suscite ignore tout du mouvement universel sur laquelle cette image a été prélevée.

PATRICK : Pourrait-on remarquer, dans ce moment-là, comme un partage entre l’esprit  (l’œil ?) projeté dans l’image à venir, et le corps (les pieds et le reste) encore planté dans la présence au monde ?
Pourrait-on dire que, dans cette vision du viseur, le photographe trouve le début d’une idée de l’espace de l’image à venir, tout en restant immergé dans le temps du monde ?
En tout cas, à ce moment-là, le photographe voit double !

FRANCIS : Oui, votre question d’un partage entre imagination et « corps planté dans la présence du monde » mérite qu’on s’y arrête. Peut-on songer qu’un photographe ignore, à un degré suffisamment élevé, le monde auquel la vie comme elle va sensoriellement nous rattache et nous tient attachés ? Peut-on envisager un photographe, largement, voire complètement, immergé dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans le « virtuel » ?
Je suis très sensible à votre rappel de l’aspect foncièrement incarné du corps. Du corps du photographe – que sa vision ou sa vue incitent peut-être à se distancer du monde, mais que son corps tout entier immerge, ancre solidement, au sein de la réalité matérielle qui l’entoure d’instant en instant. Par ailleurs, vous devinez qu’en prolongeant votre interrogation par une autre, qui en dérive, nous serions conduits à nous consacrer à un problème qu’il est peut-être prématuré d’aborder.
Quant au fait que « à ce moment-là, le photographe voit double ! » : retenons bien, l’un et l’autre, ce que vous dites. Car, dans cette boutade pleine de sens, j’entends, pour ma part, à nouveau : gardons à l’esprit que le photographe plonge ses racines dans le monde, quand bien même ses ramures s’épanouiraient dans l’imaginaire.

PATRICK : Il y a ensuite, 4), ce moment si particulier, cet instant infime et d’ailleurs sans consistance charnelle, physiologiquement insaisissable, mais qui peut cependant être ressenti comme un évènement violent : quand on a appuyé sur le déclencheur.
« Quand on a appuyé » : je ne peux en parler qu’au passé ; à peine vais-je penser le faire, que c’est déjà fait ! Et, en fait, on a rien vu, de ce moment-là…
C’est comme un trou noir. Même sans compter le temps d’occultation (quelque soit le mécanisme), le photographe ne peut jamais être sûr que ce qui a été capté par l’appareil corresponde tout à fait au souvenir qu’il garde de ce qu’était le monde, tel que cadré dans le viseur, au moment où il a décidé d’agir. Et il ne peut plus maintenant se confier à ce qu’en voit son « œil naturel » : il sait que le monde a déjà trop bougé…
Mais cette quatrième dans la suite des « visions » du photographe est plutôt un aveuglement, et si bref que l’on pourrait même ne pas le citer. Pourtant, je ne crois pas devoir le négliger, sans être trop sûr d’avoir une seule raison valable pour cela… Cette vision-là n’est peut-être que de l’ordre du fantasme ? Cette immixtion (inconcevable par les moyens humains « naturels ») dans les durées infinitésimales, le centième ou le millième de seconde, nous permettant en définitive de réaliser, presque, ce vieux rêve : arrêter le temps…

FRANCIS : Votre analyse de l’instant infime de la prise de vue m’éclaire beaucoup. La brièveté de l’événement – sauf dans les cas particuliers d’un long temps de pause, mais est-ce que cela change vraiment l’état des choses ?! – la soustrait à la conscience et à la part de contrôle qu’elle exerce. Cet instant est « physiologiquement insaisissable » et vous parlez à juste titre de « trou noir » et d’ « aveuglement ». Nous récoltons là un élément nouveau, issu de l’analyse par strates de vision, que vous avez adoptée. Ainsi donc il faut accorder toute sa place à la production physique de l’image et ne pas glisser trop rapidement sur cet événement si bref et pourtant si décisif sur un certain plan.
Comment pourrait-on l’escamoter ? De même que l’outil de l’artisan prolonge son bras et sa main, de même, pourrait-on dire, l’appareil de photographie prolonge l’œil du photographe. Et de même que le bon artisan ne fait qu’un avec son outil, de même l’artiste-photographe assimile-t-il si bien à sa vision son instrument de travail familier, qu’il tient aussi peu compte du déclic de l’obturateur que de l’un des clignements réflexes de ses yeux. Faisons place à cette objection. Elle n’est certes pas à négliger. Elle mérite peut-être qu’on y songe un peu plus. Mais, malgré cela, il me semble que le peintre, par exemple, est plus proche de l’artisan, dans la mesure où il se sert d’outils pour mettre en œuvre son matériau, serait-ce même de la peinture en bombe. Le photographe, quant à lui, travaille dans le prolongement d’un saut technologique : il appuie sur un bouton et c’est un appareil qui, selon son procédé matériel propre, fabrique l’image. Ce simple fait détermine une certaine caractéristique intrinsèque de l’image obtenue.

PATRICK : En tout cas, cet instant d’aveuglement infinitésimal, je le situe en préalable à ce qui doit suivre : 5) Le photographe voit l’image de contrôle.
Tout à l’heure, la (pré)vision (d’une image) dans le viseur ne pouvait pas ne pas être emportée, incessamment, dans le flux du monde tel que vu, simultanément, par notre « œil naturel ». Avec la production de cette image de contrôle, nous entrons dans un tout autre ordre : cette image-là est tout à fait « détachable » du monde. C’est bien, déjà, tout à fait une image, et comme telle pouvant être offerte, en principe, à la vision de n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, sans référence contrainte au monde dans lequel elle a été produite.
Mais les conditions sont assez différentes selon les pratiques : du côté de l’argentique, c’est le délai imposé par les nécessaires opérations de développement et de tirage, qui fait que les seules références sont dans le souvenir, nécessairement instable (souvenir de la scène du monde, souvenir de l’image mentale de ce que l’on a espéré capter) ; de l’autre côté, c’est l’immédiateté proposée par l’appareil numérique, qui peut permettre une relative objectivité de la référence de l’image à la scène.
Ces différences ne sont pas sans conséquences, mais je les laisse provisoirement de côté. Je voulais juste distinguer ce cinquième temps de « la vision de l’image prise »,  (ce que l’on voit du résultat brut d’une prise de vue).

Enfin, pour achever chez le photographe en action cette succession de visions, vient celle, 6), de l’image à traiter : la vision de tous les états intermédiaires, et d’ailleurs les incluant tous, du premier au dernier, entre le résultat brut de la prise de vue, et le produit final.
D’une certaine façon, et pour reprendre l’expression de l’interlocuteur anonyme auquel vous aviez prêté la parole : c’est ici la vision la moins « pure ». Elle est en tout cas tout à fait dépourvue d’immédiateté, « naturelle » ou non. Les sensations qu’elle provoquera ne se mêleront pas seulement à celles qui parfois viennent avec nos souvenirs, plus ou moins nets, de situations passées : elles pourront être aussi entièrement formatées par un projet, par un à venir. Des sentiments de plaisir ou de dégoût ne viendront pas seulement les teinter, mais ils pourront en commander, et explicitement, délibérément, tous les aspects. Et, accompagnant l’élaboration de l’image photographique finale, ce ne sont pas seulement des a priori sociaux qui, plus ou moins fantomatiquement, vont hanter toutes les sensations visuelles, mais c’est un « programme » (esthétique, artistique), sans doute plus ou moins formalisé et raisonné, mais annoncé, conscient,  qui va les ordonner.
Bien sûr, dans les faits, les opérations visant à élaborer consciemment une image (photographique) commencent au moment de la prise de vue, entre l’apparition (mentale) d’une image possible, et la visée (cadrage, mise au point, etc.), poursuivie jusqu’à l’instant décisif… Néanmoins, ce n’est qu’au cours du traitement final que s’accomplit vraiment la fabrication de l’image photographique décidée publiable, par tous les moyens mécaniques, chimiques ou numériques possibles, et variables encore, d’ailleurs, selon le mode de publication envisagée… Et, tout au long de ce traitement, la vision s’exerce encore. Sauf qu’alors elle ne s’applique plus du tout sur des objets du monde visible, mais uniquement sur de l’image.
Voilà donc les quelques remarques qui me sont assez immédiatement venues comme en préambule.

« Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. » Bien sûr, compris comme stratification, c’est le « chemin de vision » propre au photographe que j’ai essayé de retracer : quand on ne fait que regarder une photographie, ce n’est pas ce chemin-là que l’on épouse en tous ses points. Néanmoins, il pourrait être intéressant de voir comment ces deux chemins se recoupent l’un l’autre ? D’ailleurs, de savoir comment la lecture retrouve l’écriture (pour dire les choses très rapidement),  est pour moi une question générale. Mais un peu trop générale pour intervenir ici…

FRANCIS : Je ne peux qu’adhérer à vos analyses des points 5) et 6). Vous y soulignez, par exemple, ce que l’instant 4) a eu de décisif : la « supplantation » d’images mentales par une image physique. Ou, pour parler plus exactement, la supplantation d’images mentales par de nouvelles images mentales fondées sur une image physique. Auparavant l’imagination était greffée sur une perception du réel ; désormais vision et imagination se rapporte à un analogon du réel, i.e. à l’image produite par la technologie d’un appareil.
Cela appelle une remarque d’ensemble sur le tout de vos analyses : en dehors de la strate 4), qui n’a pas de consistance charnelle, qui est physiologiquement insaisissable, qui échappe partiellement au contrôle de la conscience, toutes les autres strates relèvent d’actes de la vie intérieure et principalement de l’imagination. C’est pourquoi je suis tenté de comparer à nouveau la photographie à la peinture en songeant cette fois à Léonard de Vinci.
La peinture est cosa mentale. Voilà le genre de formule qui veut dire beaucoup et dans plusieurs directions. Disons qu’avec la peinture nous nous situons dans la représentation mentale d’un homme telle qu’elle s’est matérialisée sur un support. Or, cette matérialisation parle aussi pour elle-même, elle rappelle à l’attention les éléments concrets qui la constituent : pâte, coups de brosse ; glacis, frottis, tension, accents. C’est ainsi que nous sommes en présence tout à la fois d’une œuvre peinte et d’une vision picturale, la première étant l’emblème adéquat de la seconde. J’emploie cette fois le mot « vision » dans un sens abstrait, i.e. au sens de représentation de l’esprit, comme lorsqu’on parle de la puissance de vision qui existe chez Balzac au sujet de la société française de son temps. Eh bien ! Par comparaison avec la peinture, ne peut-on pas demander : jusqu’à quel point la photographie est-elle « chose mentale » ?

PATRICK : Je voulais encore revenir sur la proposition « Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. » - qui ne me semble pas épuisée : vous vous doutez que ce « comme la peinture » m’interpelle tout particulièrement. Je suppose que c’est un thème bien rebattu de toutes les études sur la photographie, que son rapport à la peinture - une piste sans doute déjà bien défoncée depuis longtemps, mais cela ne m’arrête en rien : je veux faire le chemin par moi-même, sans revenir, cependant, sur l’histoire des styles (du pictorialisme des photographes « imitant » la peinture, jusqu’aux peintres hyperréalistes « imitant » la photographie). D’ailleurs, pour en rester au domaine contemporain, il serait aussi intéressant, pour s’en tenir, sinon aux styles, du moins aux « manières », sinon aux simples procédés, de voir comment les plasticiens (ceux qui ne peuvent pas se déclarer simplement comme peintre ou photographe) intègrent des photographies au tableau, ou bien comment ils utilisent les moyens de la peinture sur le support d’une épreuve photographique, etc. Non, puisqu’il est dit que l’un comme l’autre sont arts de la vision, je ne considère ici que ce qui, comme tels, les rapproche, ou bien (ce qui peut revenir au même) ce qui les distingue absolument.
J’ai alors, pour aborder la question, essayé d’appliquer à la peinture la « structure stratifiée » (composée d’une superposition de visions successives) par laquelle j’ai pensé possible de décrire la pratique de la photographie – comme.

D’abord, (1), comme tout un chacun, bien sûr, le peintre comme le photographe voit quelque chose dans le monde (visible), au moyen de son « œil naturel ».
Et, pour le peintre comme pour tout un chacun, cette vision « naturelle » peut bien être informée par tous ces éléments qui ne sont pas, à proprement parler, naturels : habitudes sociales, sentiments personnels… Et quant aux sensations autres que visuelles, on pourrait en trouver de particulièrement prégnantes chez les peintres… les tactiles en particulier.
Sans doute aussi, (2), l’extrayant du monde ouvert au moyen de son œil « naturel », le peintre comme le photographe peut pré-voir, mentalement, une image possible. Même si les « possibilités » d’image se trouvent être beaucoup plus nombreuses et diverses pour le peintre, on peut admettre que – tant que l’image prévue (par le peintre) retient quelque chose du monde visible – le principe reste identique : il y aurait la vision d’une image mentale (à produire ultérieurement avec les moyens de la peinture) qui se ferait, d’une façon ou d’une autre, à partir des éléments du monde visible.
Ensuite, (3), à quoi rapporter, chez le peintre, la vision dans le viseur du photographe ? Eh bien, à rien –  à  première vue (!) Pourtant, ne pourrait-on pas, tout de même, citer un moment du travail pictural qui s’y rapporterait : celui des diverses études préparatoires, esquisses, ébauches ? Mais, dans ce moment-là, la vision « naturelle » du monde chez le peintre peut être sans doute plus vite délaissée ; le peintre peut même détourner tout à fait son regard du monde visible. Reste cependant cette idée d’un « mixte » entre deux strates de vision : non plus alors entre vision du monde et prévision d’une image, mais entre cette prévision (mentale) d’une image possible, et le regard (naturel) sur toutes ces images  à part entière que sont déjà études, esquisses, ébauches… Ce qui distingue états préparatoires et œuvre achevée ne pouvant être d’ailleurs que dans la façon dont ils sont déclarés tels par l’auteur.
Ce que je retiens ici, dans la situation du peintre face à ses études préparatoires, pour y rapporter la situation du photographe face à l’image se découpant dans le viseur, c’est que, ici comme là, ça bouge. Dans les ébauches, comme peut-être dans l’image « mentale », ça bouge.  Et ça n’arrête pas de bouger. C’est peut-être ce par quoi le peintre estime qu’il passe de l’état préparatoire à l’œuvre achevée : dans la dernière, il faut que ça arrête de bouger ! En tout cas, avec l’étude (ébauche, esquisse), nous avons bien une opération visuelle particulière : comme le photographe l’œil dans le viseur, le peintre devant ses esquisses peut voir double – et peut-être, même, triple : partagé qu’il est entre telle sensation qu’il a reçue du monde, la conception d’une image toute mentale (la possible image à venir), et enfin son regard sur toutes ses études, certes encore marquées par l’incertitude, l’indécision, la recherche, le questionnement…  mais déjà visibles comme images.
Quant au temps suivant, (4) ce moment si particulier, quand le photographe  appuie sur le déclencheur, y en aurait-il un d’analogue, chez le peintre ?
Non, il n’y a sans doute pas chez le peintre un seul « moment » sans « consistance charnelle » ! Cependant, on pourrait sans doute, à certains moments de leur travail, observer chez les peintres – si jamais ce genre de phénomène était observable – quelque chose comme un « aveuglement »… Ces moments où l’on peint sans être sûr de voir ce que l’on peint… Ces moments, peut-être, où l’on s’abandonne au geste… Ou l’on fait confiance à son métier… Mais, tout de même, bientôt, il faut se détacher de la toile, « prendre du recul », pour « juger de l’effet ».
Oui, je crois que l’on peut prétendre qu’à certains moments le peintre peint sans voir ce qu’il peint –  ou du moins qu’il peut ne pas être toujours sûr de le voir, ou encore qu’il ne voit que ce qu’il croit, ou espère, peindre.
En (5) le photographe voyait l’image de contrôle. Par ce moyen, avec un peu de « métier », le photographe pouvait avoir une idée assez précise du produit final qu’il allait pouvoir obtenir. (On pourrait dire aussi bien qu’il avait une idée précise de tout ce qu’il ne pourrait jamais obtenir...)
Mais, pour le peintre, cet « arrêt sur image » (de contrôle) n’a aucun sens. Il ne peut pas assimiler tout à fait étude préparatoire et « image de contrôle ». Tout au plus, dans ce sens-là, pourrait-on citer le cas particulier de la version en petit format précédant parfois l’accomplissement monumental ? Mais alors, il ne s’agit plus que de recopier : le travail est déjà accompli ; l’image à produire est déjà fixée dans tous ses détails, et la vision de cette « image de contrôle » n’apporte plus rien dans l’élaboration de l’image finale.
Pour le peintre, il ne peut y avoir aucune vision d’une « image prise » ; il n’y a rien qui corresponde à la « prise de vue » photographique.


Par contre, on peut penser que peintre et photographe se retrouvent bien en (6), dans la vision d’une image à traiter, dans ce « traitement » au cours duquel s’accomplit vraiment, pour l’un comme pour l’autre, la fabrication d’une « image décidée publiable », par tous les moyens, et tout au long duquel la vision s’exerce uniquement sur de l’image, etc.

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