DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 1
DE
LA PHOTOGRAPHIE
FRANCIS : J’ai
repensé à la proposition que vous m’aviez faite de parler photographie sur la
base de nos expériences et réflexions respectives. Ce faisant, je le remarque,
nous restons principalement sur le terrain de la vision. Comme la peinture, la
photographie est un art de la vision. Cette expression, « art de la
vision », à peine prononcée, appelle à quelques éclaircissements, car,
pourrait-on répliquer aussitôt, cette vision est armée. Elle s’effectue
peut-être à l’œil nu d’abord, mais aussitôt après – et l’intervalle est si ténu
-, à l’aide d’un appareil dont ce sera la fonction, en fin de compte, de
fabriquer une image. Et l’interlocuteur anonyme, auquel je prête la parole,
d’ajouter : « Il n’y a pas de vision pure ! »
Il n’y a pas
de vision pure, soit ! Nos sensations visuelles s’associent presque
toujours à d’autres sensations, tactiles en particulier. Leurs nouveautés se
mêlent à des souvenirs, à des espérances ; des sentiments de plaisir ou de
dégoût les teintent inévitablement ; des habitudes sociales d’organiser le
visible les hantent a priori. Nous pourrions nous étendre longuement sur ces
sujets de réflexion. Cela nous conduirait à rechercher ce que l’œil qui
photographie doit à l’œil « naturel », i.e. plus ou moins spontané,
instinctif, car, un premier constat semble l’imposer, la photographie se greffe
sur la perception visuelle. C’est dans le voir, et dans tout ce que ce petit
mot enferme, que s’élaborent d’abord l’idée et le projet d’une image
photographique.
Pourtant, cela
à peine énoncé, je m’empresserai d’aller aussitôt en sens inverse en
demandant : qu’apporte l’œil photographique lui-même à la vision ? L’appareil photographique,
quel qu’il soit, ne contraint-il pas la vision à une sorte d’ascèse,
d’épuration ? Par sa nature même, l’appareil photographique se présente
comme un œil réduit à son régime physique, mais, tel quel, il est capable aussi
de déployer toute la richesse de ses potentialités. Nous demeurons alors dans
le domaine du pur visible, notre attention se concentre là-dessus, tous les
détails enregistrés et fixés comptent, et il est incontestable que la
photographie apprend à voir et à regarder. Nous voilà donc de nouveau
confrontés au personnage mythique de Lyncée.
Goethe lui a
accordé une chanson dans le Second Faust.
En tant que veilleur de garde au sommet de la tour du château, Lyncée
représente le pur visuel, consacré à scruter le visible. Sa fonction première
de vigilance et d’avertissement se trouve agrandie aux dimensions d’une faculté
existentielle de premier rang. Elle relèverait même d’un don des dieux.
« Né pour
voir,
Posté pour
regarder,
Assermenté à
la tour,
Le monde m’est
plaisir. / …/
Ainsi vois-je
en toute chose
Sa parure
éternelle
Et comme cela
me plaît
Je me plais
aussi à moi-même.
O vous, yeux
bienheureux,
Ce que jamais
vous vîtes,
Advienne que
voudra,
Que cela
fut si beau ! »
(vers
11288 à 11303)
Ainsi pourrait
chanter à son tour l’objectif photographique, qui « (voit) en toute chose
sa parure éternelle ». C’est qu’en effet l’expression, l’éclat, la beauté,
que recèlent les apparences fugitives, la photographie comme processus optique
et physique s’attache à les fixer comme en vue de les éterniser dans une
quasi-présence définitive. Et tout cela de sorte que celui qui tient une image photographique
entre ses doigts est vivement invité à la détailler du regard. La sorte de
présence absente, à quoi renvoie l’image, offre toute latitude à la
contemplation, « sans la gêne d’un concret rappel », comme le disait
Mallarmé à propos de la poésie. Car, dans un cas comme dans l’autre, la mise
entre parenthèses de l’existence hic et nunc, de l’existence qui saute aux
yeux, s’accompagne d’un pur déploiement de l’apparence. Il est ainsi permis de
rêver sur l’image d’un lion prêt à bondir sur nous. C’est pourquoi je crois que
la photographie montre du doigt. Elle montre du doigt pour pointer non vers ce
qui est là, mais en direction de ce qui est à voir.
Il y a dans
cette dernière remarque quelque chose d’équivoque. En effet, je ne doute pas
qu’une photographie ne désire souvent remplir pleinement sa fonction d’image.
Que cette image soit optique ou numérique, elle est alors image de quelque chose et elle prétend à la
ressemblance parfaite, à la copie. « Tel le réel visible est,
semble-t-elle dire, telle je suis. Tout ce que la réalité contient de richesse
et de détails, je l’enferme moi aussi. Selon une correspondance réglée terme à
terme. » La photographie est donc capable de fournir des documents
irremplaçables, des documents qui peuvent même avoir valeur de preuves. Cela
est une chose bien connue et je vous prie d’excuser ce lieu commun en tant que
première approche. Cela dit, je ne peux me départir d’un mouvement de
suspicion : tout ce que cet analogue de la réalité montre, il le montre au
détriment de tout ce qu’il a laissé de côté. Peut-être en va-t-il toujours
ainsi, même dans le cas de la vision « naturelle », mais je ne peux
m’empêcher de songer à tout le reste que l’image a épargné. Que deviendrait
alors ce qui, dans la réalité, correspond au contenu de l’image à se trouver
réintégré au reste, dont je me préoccupe afin de saisir autant que possible le
tout et la continuité du réel visible ?
Vous voyez,
cher ami, c’est aborder ici la question du cadrage, à laquelle je crois, vous
accordez la plus grande attention.
PATRICK : « Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. »
Bien sûr. Mais, arrêté par cette phrase, je me suis trouvé, accroché à ce mot (la vision), aussitôt en présence de
cette idée que la photographie (je veux dire sa pratique), est comme composée
par des visions, une succession de
visions, qui vont se superposant.
J’essaye ici d’inventorier ces
strates.
D’abord, 1), comme tout un chacun, le
photographe voit quelque chose dans le
monde (visible), au moyen de son « œil
naturel ».
Serait-il ici plus judicieux de
désigner le « quotidien » que le « naturel » ? Si je dis
« naturel », ce n’est que
provisoirement, pour les besoins de l’exposé : j’englobe dans ce
« naturel » bien des éléments qui, de fait, n’en sont pas du tout, et
dont vous faites d’ailleurs un premier relevé (associations à d’autres
sensations, sentiments personnels, habitudes sociales…)
Parfois, 2), dans tout le champ du
monde ouvert au moyen de son œil « naturel » (et c’est là où il
commence sans doute à se distinguer de tout un chacun), le photographe pré-voit, mentalement, une image possible.
FRANCIS : Je trouve très judicieux que
vous cherchiez à appréhender l’image photographique à partir de sa genèse, qui
est plus complexe qu’il n’y paraît au départ. Et je vous suis par conséquent
dans cette recherche de stratification. J’approuve votre distinction de deux
premières phases : phase 1) où l’œil naturel et spontané perçoit quelque
chose dans le monde des apparences. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas un fait
si commun que vous le suggérez. L’œil exercé du photographe et, qui plus est,
du photographe-artiste voit et discerne, probablement déjà à ce stade, autrement
que l’œil de tout un chacun. Et cela, aussi bien à cause de son regard qu’à
cause d’un certain appel, d’une certaine sollicitation, et d’une certaine
provocation, apparus dans la réalité extérieure elle-même et à quoi il est
d’emblée plus réceptif que d’autres.
C’est pourquoi, après avoir séparé
avec vous les strates 1) et 2), je ferais remarquer, pour ma part, combien
elles communiquent entre elles aussi, et par mille réseaux. Autrement dit,
l’anticipation mentale d’une image
possible naît très vite dans le regard. Et avec cette anticipation toute la
« stratification » mentale, dont je parlais précédemment et qu’il
faut distinguer de celles que vous avez commencé d’établir, se trouve mise en
jeu dans cette phase 2) tout autant que dans la phase 1). Je fais référence
naturellement aux associations d’images, aux souvenirs, aux modèles culturels
et autres habitudes mentales, etc., que j’ai mentionnés.
Ces strates 1) et 2), on pourrait dire
qu’elles sont animées d’un mouvement dialectique,
qui joue entre sensibilité et imagination : dans la phase 1), l’œil dit
« naturel », très semblable à la plaque sensible d’un appareil
photographique, réagit est persiste à réagir, mais déjà tout pénétré de
l’imaginaire dû aux associations, aux habitudes, à la mémoire, etc. ; dans
la strate 2) « le photographe pré-voit
une image possible », dites-vous : l’imagination prend donc
momentanément le dessus, mais tout en demeurant ancrée cependant dans la
sensibilité de la phase antérieure.
PATRICK : Et c’est ainsi qu’alors, 3),
il peut voir dans le viseur. C’est
une strate de vision bien intéressante : il s’y compose comme un mixte
entre les deux strates précédentes : vision « naturelle » du
monde, et prévision d’une image.
C’est déjà « de l’image »,
bien sûr, à cause de la découpe opérée mécaniquement par le viseur. Mais c’est
aussi encore « du monde », parce que, dans le viseur comme dans le
monde, ça bouge. Et ça n’arrête pas
de bouger. D’autant que, la plupart du temps, on garde plus ou moins un œil sur
le monde, pendant que l’autre est attaché au viseur. Et ce qui reste hors du
viseur n’est pas pour autant perdu de vue…
FRANCIS : Je suis bien évidemment
d’accord avec vous sur la nature globale de cette troisième strate que
représente le moment de la visée. L’œil est alors collé au viseur, même s’il
s’agit d’un appareil numérique comportant aussi un écran de contrôle. Sur ce
point, il convient de ne pas oublier les appareils reflex classiques de format
6x6, par lesquels visée et contrôle de l’image peuvent coïncider. Cela dit, le
mixte ou la synthèse que vous placez dans cette strate-ci me convient d’autant
mieux que je crois qu’ils ont déjà commencé de s’élaborer de façon
« dialectique » dans les deux strates antérieures.
Cela dit, votre choix d’envisager la
genèse de l’image de façon empirique – je veux dire : fondée sur la
pratique – porte ici un nouveau fruit, à savoir : 1° l’idée d’un plan
double, d’un côté « image » et de l’autre « monde » ;
2° l’idée que, au sein de cette dualité, le regard demeure attaché à une
réalité sensible présente et actuelle, i.e. en acte et en devenir. Tandis que
j’anticipe une image possible, et cela à même le monde, le monde continue
d’aller. Remarquons cependant que, par delà le bénéfice ou, au contraire, la
difficulté qu’enferme pour le photographe le devenir du monde, l’image
photographique digne de l’art pourra exister et que, désormais, la
contemplation esthétique qu’elle suscite ignore tout du mouvement universel sur
laquelle cette image a été prélevée.
PATRICK :
Pourrait-on remarquer, dans ce moment-là, comme un partage entre l’esprit
(l’œil ?) projeté dans l’image à venir, et le corps (les pieds et le
reste) encore planté dans la présence au monde ?
Pourrait-on
dire que, dans cette vision du viseur,
le photographe trouve le début d’une idée de l’espace de l’image à venir, tout en restant immergé dans le temps du monde ?
En tout cas, à
ce moment-là, le photographe voit double !
FRANCIS : Oui,
votre question d’un partage entre imagination et « corps planté dans la
présence du monde » mérite qu’on s’y arrête. Peut-on songer qu’un
photographe ignore, à un degré suffisamment élevé, le monde auquel la vie comme
elle va sensoriellement nous rattache et nous tient attachés ? Peut-on
envisager un photographe, largement, voire complètement, immergé dans
l’imaginaire, c’est-à-dire dans le « virtuel » ?
Je suis très
sensible à votre rappel de l’aspect foncièrement incarné du corps. Du corps du
photographe – que sa vision ou sa vue incitent peut-être à se distancer du
monde, mais que son corps tout entier immerge, ancre solidement, au sein de la
réalité matérielle qui l’entoure d’instant en instant. Par ailleurs, vous
devinez qu’en prolongeant votre interrogation par une autre, qui en dérive,
nous serions conduits à nous consacrer à un problème qu’il est peut-être
prématuré d’aborder.
Quant au fait
que « à ce moment-là, le photographe voit
double ! » : retenons bien, l’un et l’autre, ce que vous
dites. Car, dans cette boutade pleine de sens, j’entends, pour ma part, à
nouveau : gardons à l’esprit que le photographe plonge ses racines dans le
monde, quand bien même ses ramures s’épanouiraient dans l’imaginaire.
PATRICK : Il y
a ensuite, 4), ce moment si particulier, cet instant infime et d’ailleurs sans
consistance charnelle, physiologiquement insaisissable, mais qui peut cependant
être ressenti comme un évènement violent : quand on a appuyé sur le déclencheur.
« Quand
on a appuyé » : je ne peux en parler qu’au passé ; à peine vais-je
penser le faire, que c’est déjà fait ! Et, en fait, on a rien vu, de ce moment-là…
C’est comme un
trou noir. Même sans compter le temps d’occultation (quelque soit le mécanisme),
le photographe ne peut jamais être sûr que ce qui a été capté par l’appareil
corresponde tout à fait au souvenir qu’il garde de ce qu’était le monde, tel
que cadré dans le viseur, au moment où il a décidé d’agir. Et il ne peut plus maintenant
se confier à ce qu’en voit son « œil naturel » : il sait que le
monde a déjà trop bougé…
Mais cette
quatrième dans la suite des « visions » du photographe est plutôt un
aveuglement, et si bref que l’on pourrait même ne pas le citer. Pourtant, je ne
crois pas devoir le négliger, sans être trop sûr d’avoir une seule raison
valable pour cela… Cette vision-là n’est peut-être que de l’ordre du
fantasme ? Cette immixtion (inconcevable par les moyens humains
« naturels ») dans les durées infinitésimales, le centième ou le
millième de seconde, nous permettant en définitive de réaliser, presque,
ce vieux rêve : arrêter le temps…
FRANCIS :
Votre analyse de l’instant infime de la prise de vue m’éclaire beaucoup. La
brièveté de l’événement – sauf dans les cas particuliers d’un long temps de
pause, mais est-ce que cela change vraiment l’état des choses ?! – la
soustrait à la conscience et à la part de contrôle qu’elle exerce. Cet instant
est « physiologiquement insaisissable » et vous
parlez à juste titre de « trou noir » et
d’ « aveuglement ». Nous récoltons là un élément nouveau, issu
de l’analyse par strates de vision, que vous avez adoptée. Ainsi donc il faut
accorder toute sa place à la production physique de l’image et ne pas glisser
trop rapidement sur cet événement si bref et pourtant si décisif sur un certain
plan.
Comment pourrait-on l’escamoter ? De même que l’outil de l’artisan
prolonge son bras et sa main, de même, pourrait-on dire, l’appareil de
photographie prolonge l’œil du photographe. Et de même que le bon artisan ne
fait qu’un avec son outil, de même l’artiste-photographe assimile-t-il si bien
à sa vision son instrument de travail familier, qu’il tient aussi peu compte du
déclic de l’obturateur que de l’un des clignements réflexes de ses yeux.
Faisons place à cette objection. Elle n’est certes pas à négliger. Elle mérite
peut-être qu’on y songe un peu plus. Mais, malgré cela, il me semble que le
peintre, par exemple, est plus proche de l’artisan, dans la mesure où il se
sert d’outils pour mettre en œuvre son matériau, serait-ce même de la peinture
en bombe. Le photographe, quant à lui, travaille dans le prolongement d’un saut
technologique : il appuie sur un bouton et c’est un appareil qui, selon
son procédé matériel propre, fabrique l’image. Ce simple fait détermine une
certaine caractéristique intrinsèque
de l’image obtenue.
PATRICK : En
tout cas, cet instant d’aveuglement infinitésimal, je le situe en préalable à
ce qui doit suivre : 5) Le photographe voit l’image de contrôle.
Tout à
l’heure, la (pré)vision (d’une image) dans le viseur ne pouvait pas ne pas être
emportée, incessamment, dans le flux du monde tel que vu, simultanément, par
notre « œil naturel ». Avec la production de cette image de contrôle, nous
entrons dans un tout autre ordre : cette image-là est tout à fait
« détachable » du monde. C’est bien, déjà, tout à fait une image, et comme telle pouvant être
offerte, en principe, à la vision de n’importe qui, n’importe où, n’importe
quand, sans référence contrainte au monde dans lequel elle a été produite.
Mais les
conditions sont assez différentes selon les pratiques : du côté de
l’argentique, c’est le délai imposé par les nécessaires opérations de
développement et de tirage, qui fait que les seules références sont dans le
souvenir, nécessairement instable (souvenir de la scène du monde, souvenir de
l’image mentale de ce que l’on a espéré capter) ; de l’autre côté, c’est l’immédiateté
proposée par l’appareil numérique, qui peut permettre une relative objectivité
de la référence de l’image à la scène.
Ces
différences ne sont pas sans conséquences, mais je les laisse provisoirement de
côté. Je voulais juste distinguer ce cinquième temps de « la vision de
l’image prise », (ce que l’on voit du résultat brut d’une prise de
vue).
Enfin, pour
achever chez le photographe en action cette succession de visions, vient celle,
6), de l’image à traiter : la
vision de tous les états intermédiaires, et d’ailleurs les incluant tous, du
premier au dernier, entre le résultat brut de la prise de vue, et le produit final.
D’une certaine
façon, et pour reprendre l’expression de l’interlocuteur anonyme auquel vous
aviez prêté la parole : c’est ici la vision la moins « pure ».
Elle est en tout cas tout à fait dépourvue d’immédiateté,
« naturelle » ou non. Les sensations qu’elle provoquera ne se mêleront
pas seulement à celles qui parfois viennent avec nos souvenirs, plus ou moins
nets, de situations passées : elles pourront être aussi entièrement
formatées par un projet, par un à venir. Des sentiments de plaisir ou de dégoût
ne viendront pas seulement les teinter, mais ils pourront en commander, et
explicitement, délibérément, tous les aspects. Et, accompagnant l’élaboration
de l’image photographique finale, ce ne sont pas seulement des a priori sociaux
qui, plus ou moins fantomatiquement, vont hanter toutes les sensations
visuelles, mais c’est un « programme » (esthétique, artistique), sans
doute plus ou moins formalisé et raisonné, mais annoncé, conscient, qui va les ordonner.
Bien sûr, dans
les faits, les opérations visant à élaborer consciemment une image
(photographique) commencent au moment de la prise de vue, entre l’apparition
(mentale) d’une image possible, et la visée (cadrage, mise au point, etc.),
poursuivie jusqu’à l’instant décisif… Néanmoins, ce n’est qu’au cours du
traitement final que s’accomplit vraiment la fabrication de l’image photographique décidée publiable, par tous
les moyens mécaniques, chimiques ou numériques possibles, et variables encore,
d’ailleurs, selon le mode de publication envisagée… Et, tout au long de ce
traitement, la vision s’exerce
encore. Sauf qu’alors elle ne s’applique plus du tout sur des objets du
monde visible, mais uniquement sur de l’image.
Voilà donc les
quelques remarques qui me sont assez immédiatement venues comme en préambule.
« Comme la peinture, la photographie est un
art de la vision. » Bien sûr, compris comme stratification, c’est le
« chemin de vision » propre au photographe que j’ai essayé de
retracer : quand on ne fait que
regarder une photographie, ce n’est pas ce chemin-là que l’on épouse en
tous ses points. Néanmoins, il pourrait être intéressant de voir comment ces
deux chemins se recoupent l’un l’autre ? D’ailleurs, de savoir comment la
lecture retrouve l’écriture (pour dire les choses très rapidement), est pour moi une question générale. Mais un
peu trop générale pour intervenir ici…
FRANCIS : Je ne peux qu’adhérer à vos analyses des points 5) et 6). Vous
y soulignez, par exemple, ce que l’instant 4) a eu de décisif : la
« supplantation » d’images mentales par une image physique. Ou, pour
parler plus exactement, la supplantation d’images mentales par de nouvelles
images mentales fondées sur une image
physique. Auparavant l’imagination était greffée sur une perception du
réel ; désormais vision et imagination se rapporte à un analogon du réel,
i.e. à l’image produite par la technologie d’un appareil.
Cela appelle une remarque d’ensemble sur le tout de vos analyses :
en dehors de la strate 4), qui n’a pas de consistance charnelle, qui est
physiologiquement insaisissable, qui échappe partiellement au contrôle de la
conscience, toutes les autres strates relèvent d’actes de la vie intérieure et
principalement de l’imagination. C’est pourquoi je suis tenté de comparer à
nouveau la photographie à la peinture en songeant cette fois à Léonard de
Vinci.
La peinture est cosa mentale.
Voilà le genre de formule qui veut dire beaucoup et dans plusieurs directions.
Disons qu’avec la peinture nous nous situons dans la représentation mentale
d’un homme telle qu’elle s’est matérialisée sur un support. Or, cette
matérialisation parle aussi pour elle-même, elle rappelle à l’attention les
éléments concrets qui la constituent : pâte, coups de brosse ;
glacis, frottis, tension, accents. C’est ainsi que nous sommes en présence tout
à la fois d’une œuvre peinte et d’une
vision picturale, la première étant
l’emblème adéquat de la seconde. J’emploie cette fois le mot
« vision » dans un sens abstrait, i.e. au sens de représentation de
l’esprit, comme lorsqu’on parle de la puissance de vision qui existe chez
Balzac au sujet de la société française de son temps. Eh bien ! Par
comparaison avec la peinture, ne peut-on pas demander : jusqu’à quel point
la photographie est-elle « chose mentale » ?
PATRICK : Je
voulais encore revenir sur la proposition « Comme la peinture, la photographie est un art de la vision. »
- qui ne me semble pas épuisée : vous vous doutez que ce « comme la peinture » m’interpelle
tout particulièrement. Je suppose que c’est un thème bien rebattu de toutes les
études sur la photographie, que son rapport à la peinture - une piste sans
doute déjà bien défoncée depuis longtemps, mais cela ne m’arrête en rien :
je veux faire le chemin par moi-même, sans revenir, cependant, sur
l’histoire des styles (du pictorialisme des photographes
« imitant » la peinture, jusqu’aux peintres hyperréalistes
« imitant » la photographie). D’ailleurs, pour en rester au domaine
contemporain, il serait aussi intéressant, pour s’en tenir, sinon aux styles, du
moins aux « manières », sinon aux simples procédés, de voir comment
les plasticiens (ceux qui ne peuvent
pas se déclarer simplement comme peintre ou
photographe) intègrent des photographies au tableau, ou bien comment ils
utilisent les moyens de la peinture sur le support d’une épreuve
photographique, etc. Non, puisqu’il est dit que l’un comme l’autre sont arts de la vision,
je ne considère ici que ce qui, comme tels, les rapproche, ou bien (ce qui peut
revenir au même) ce qui les distingue absolument.
J’ai alors, pour
aborder la question, essayé d’appliquer à la peinture la « structure
stratifiée » (composée d’une superposition de visions successives) par
laquelle j’ai pensé possible de décrire la pratique de la photographie – comme.
D’abord, (1),
comme tout un chacun, bien sûr, le peintre comme le photographe voit quelque
chose dans le monde (visible), au
moyen de son « œil naturel ».
Et,
pour le peintre comme pour tout un chacun, cette vision « naturelle »
peut bien être informée par tous ces éléments qui ne sont pas, à proprement
parler, naturels : habitudes sociales, sentiments personnels… Et quant aux
sensations autres que visuelles, on pourrait en trouver de particulièrement
prégnantes chez les peintres… les tactiles en particulier.
Sans doute
aussi, (2), l’extrayant du monde ouvert au moyen de son œil
« naturel », le peintre comme le photographe peut pré-voir, mentalement, une image possible. Même si les
« possibilités » d’image se trouvent être beaucoup plus nombreuses et
diverses pour le peintre, on peut admettre que – tant que l’image prévue (par
le peintre) retient quelque chose du
monde visible – le principe reste identique : il y aurait la vision d’une image mentale (à produire
ultérieurement avec les moyens de la peinture) qui se ferait, d’une façon ou
d’une autre, à partir des éléments du monde visible.
Ensuite, (3),
à quoi rapporter, chez le peintre, la
vision dans le viseur du photographe ? Eh bien, à rien – à
première vue (!) Pourtant, ne pourrait-on pas, tout de même, citer un moment
du travail pictural qui s’y rapporterait : celui des diverses études préparatoires,
esquisses, ébauches ? Mais, dans ce moment-là, la vision
« naturelle » du monde chez le peintre peut être sans doute plus vite
délaissée ; le peintre peut même détourner tout à fait son regard du monde
visible. Reste cependant cette idée d’un « mixte » entre deux strates
de vision : non plus alors entre vision du monde et prévision d’une image,
mais entre cette prévision (mentale) d’une image possible, et le regard
(naturel) sur toutes ces images
à part entière que sont déjà études, esquisses, ébauches… Ce qui distingue
états préparatoires et œuvre achevée ne pouvant être d’ailleurs que dans la
façon dont ils sont déclarés tels par
l’auteur.
Ce que je
retiens ici, dans la situation du peintre face à ses études préparatoires, pour
y rapporter la situation du photographe face à l’image se découpant dans le
viseur, c’est que, ici comme là, ça bouge.
Dans les ébauches, comme peut-être dans l’image « mentale », ça bouge. Et ça n’arrête pas de bouger. C’est peut-être
ce par quoi le peintre estime qu’il passe de l’état préparatoire à l’œuvre achevée
: dans la dernière, il faut que ça arrête de bouger ! En tout cas, avec
l’étude (ébauche, esquisse), nous avons bien une opération visuelle
particulière : comme le photographe l’œil dans le viseur, le peintre
devant ses esquisses peut voir double
– et peut-être, même, triple : partagé qu’il est entre telle sensation qu’il a reçue du monde, la
conception d’une image toute mentale (la possible image à venir), et enfin son
regard sur toutes ses études, certes encore marquées par l’incertitude,
l’indécision, la recherche, le questionnement…
mais déjà visibles comme images.
Quant au temps suivant, (4) ce moment
si particulier, quand le photographe
appuie sur le déclencheur, y en aurait-il un d’analogue, chez le
peintre ?
Non, il n’y a sans doute pas chez le
peintre un seul « moment » sans « consistance charnelle » !
Cependant, on pourrait sans doute, à certains moments de leur travail, observer
chez les peintres – si jamais ce genre de phénomène était observable – quelque
chose comme un « aveuglement »… Ces moments où l’on peint sans être
sûr de voir ce que l’on peint… Ces
moments, peut-être, où l’on s’abandonne au geste… Ou l’on fait confiance à son
métier… Mais, tout de même, bientôt, il faut se détacher de la toile,
« prendre du recul », pour « juger de l’effet ».
Oui, je crois que l’on peut prétendre
qu’à certains moments le peintre peint sans
voir ce qu’il peint – ou du moins qu’il
peut ne pas être toujours sûr de le voir, ou encore qu’il ne voit que ce qu’il
croit, ou espère, peindre.
En (5) le photographe voyait l’image de contrôle. Par ce
moyen, avec un peu de « métier », le photographe pouvait avoir une
idée assez précise du produit final qu’il allait pouvoir obtenir. (On pourrait
dire aussi bien qu’il avait une idée précise de tout ce qu’il ne pourrait
jamais obtenir...)
Mais, pour le peintre, cet
« arrêt sur image » (de contrôle) n’a aucun sens. Il ne peut pas
assimiler tout à fait étude préparatoire et « image de contrôle ».
Tout au plus, dans ce sens-là, pourrait-on citer le cas particulier de la
version en petit format précédant parfois l’accomplissement monumental ?
Mais alors, il ne s’agit plus que de recopier : le travail est déjà accompli ; l’image à produire est déjà fixée
dans tous ses détails, et la vision
de cette « image de contrôle » n’apporte plus rien dans l’élaboration
de l’image finale.
Pour le peintre, il ne peut y avoir
aucune vision d’une « image prise » ; il n’y a rien qui
corresponde à la « prise de vue » photographique.
Par contre, on peut penser que peintre
et photographe se retrouvent bien en (6), dans la vision d’une image à traiter, dans ce
« traitement » au cours duquel s’accomplit vraiment, pour l’un comme
pour l’autre, la fabrication d’une
« image décidée publiable », par tous les moyens, et tout au long
duquel la vision s’exerce uniquement
sur de l’image, etc.
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