DOUBLE PEAU (SCHIZOPHRÉNIE) :
D_ Encore une musique inspirée par une image ?
R_ Oui. Inspirée par cette image-ci, ou, plus exactement, par ce que moi je
reçois, ressens et pense, de cette image.
D_ Alors ?
R_ L’histoire de la fille sur la photo ? Oh, d’abord, rien que les
aspects évidents : ces yeux tournés vers l’intérieur, les paupières mi
closes. La fille, je la sens perdue dans ses rêves… Ce visage semble n’exprimer
aucun sentiment particulier, ni joie ni tristesse vraiment, ni bonheur ni
peine…
D_ Elle n’éprouve rien ?
R_ Oh, non ; je ne crois pas qu’elle ne ressente rien. C’est seulement
que, ce qu’elle ressent, elle ne pense pas devoir, ou pouvoir, l’exprimer.
Vous voyez : exprimer…, comme on dit que l’on exprime le jus d’une
orange, pour le faire sortir vers l’extérieur.
D_ Donc, ce qu’elle ressent n’est pas destiné à être exprimé à l’attention
de qui que ce soit qui lui soit extérieur ?
R_ En quelque sorte… Mais peut-être est-elle dépourvue de tout moyen de se
connecter véritablement à l’extérieur.
D_ Cette image peut être, aussi, celle d’une double réalité :
intérieur / extérieur ?
R_ C’est possible. Pour l’extérieur, un visage tout lisse. Sage. Réservé,
dirait-on…
D_ Mais, se réserver, c’est se contenir, ce n’est pas être vide.
R_ Je pense que, chez cette fille, cette apparence de réserve est l’effet
d’une duplicité existentielle : il doit s’agir pour elle de donner
l’apparence de la vacuité, pour ne pas risquer d’être atteinte dans son
intimité…
Et puis, tout de même, dans cette image, dans cette photographie, il n’y a
pas seulement la représentation d’une tête, de cette tête-ci, mais aussi tout
le dispositif (photo)graphique, mis en œuvre par le photographe, pour la
représenter comme ci et comme ça,
Et ce dispositif, lui-même, me semble duplice…
Il doit viser à ce que l’on détache son attention de la partie objective de
la scène, pour y laisser venir autre chose, qui puisse s’y superposer…
D_ Mais quelle « autre chose » ?
R_ Peut-être, chez la fille, l’anticipation de sa prochaine
décrépitude ? La manifestation des effets corrupteurs de ce temps qui,
dit-on, « passe ». Mais dans lequel, en vérité, c’est nous qui
passons.
Et puis, à l’image, devant le visage si propre de cette fille, à
l’extérieur presque parfaitement clos, il y a cette surface au premier plan :
est-elle celle d’un miroir, ou celle d’une vitre ? Là où le visage se
reflète ? Ou bien par où il faut passer, pour enfin parvenir au
visage ?
D_ En effet, cette surface semble être celle d’une peau, d’une autre peau,
qui pèle ? ou tavelée, grattée… Cette surface dégradée est-elle la
représentation de son monde intérieur ? Des rêves, ou des cauchemars, qui
l’occupent ?
R_ C’est une interprétation possible de cette image, qui fait qu’elle peut en
effet sembler représenter une forme de dédoublement… schizophrénique ?
D_ Ou bien d’un comportement autistique ?
R_ Misère ! Non, pas d’autisme. Comment faire parler l’image
alors ?
Alors, que, chez un schizophrène…
D_ L’autiste ne dit rien, mais le schizophrène parle trop ? Vous
voulez dire qu’il y a foule, chez lui ? Qu’il y sont trop nombreux à
vouloir parler ?
R_ En tout cas, il y en a bien assez qui parlent, ici, pour faire trois ou
quatre minutes de musique de ce qu’ils nous disent.
D_ Et alors ? Justement, en musique, ça passe comment, ça ?
R_ Oh, je pensais que ça devait s’entendre… Non, ça ne s’entend
pas ?
…
…
D_ Donc, il y a d'un côté cette « émotion ». Il y a cette mise en
mouvement de l'imagination, provoquée par une rencontre avec un fait. Un fait
de la nature ou de la culture, un paysage, ou un événement humain, politique ou
intime, social ou personnel, scientifique ou poétique, etc. Un fait que l’on
pourrait dire divers…
Pour ce qui nous concerne ici, c’est un fait dont le vecteur est une
photographie.
Et cette émotion-là va suivre son chemin, qui lui est propre.
R_ Et, d'un autre côté, il y a la « composition ». Ici, une
musique censée être, au moins en partie, le produit de mon imagination, telle
qu'elle aura été mise en mouvement, d’une façon ou d’une autre, par l'émotion
provoquée par la photographie.
D_ L'émotion, ressentie devant la photographie, c’est ici une part de la
motivation. La photographie devient alors comme le « motif » d'une
composition musicale… comme on peut dire que la montagne Sainte-Victoire a été
le « motif » de Cézanne, quand sa présence provoquait ce que le
peintre nommait, modestement, « sa petite sensation » ?
R_ La référence est écrasante. Mais, dans le principe, c’est ça, je
crois. Quoi qu’il en soit, de son côté, cette activité de composition (musicale
ou picturale) suivra elle aussi son chemin propre - qui ne peut pas être celui
suivi par l'émotion. Les « logiques de cheminement » respectives de
l’émotion et de la composition ne se confondent pas. Et c'est pourquoi, en
définitive, la description du chemin que suit de son côté l'émotion ne peut
rien dire, vraiment, du chemin que va suivre de son côté la composition.
C’est pourquoi, il y a un instant, après n’avoir produit qu’un relevé de ce
que me "disait" l'image - et
qui pouvait en effet me motiver à composer "quelque chose" –, quand
il a été question de la musique elle-même, j’ai calé.
D_ Quand je vois que la première indication notée sur votre petit carnet
est : "Entrelacs dans l'aigu / sur bourdon grave en pulsations égales -
comme une respiration"... Quel rapport avec l'image ?
R_ Sans doute un rapport un peu… analogico-poético-psy ? Mais sûrement pas
musical à proprement parler.
Cependant, c'est ce rapport énigmatique qui impulse l'affaire. C’est là où
je quitte le monde de l'image, pour entrer dans celui du musical : « aigu,
grave, bourdon, pulsations... ». C’est là où je peux indiquer que, dans
l'aigu, ce seront d'abord deux ligne qui s'entrelaceront.
D_ Ah oui ! Deux voix, c’est l’idée du double ? La « double
peau » ?
R_ Sans doute… L’idée d’un ‘canon à deux voix’ peut encore être en rapport assez
direct avec mon interprétation littéraire de l’image, c’est vrai…
D_ Un canon ? Comme « Frère Jacques » ? Là où une
seconde voix vient, avec un certain retard, se superposer à la première, en l’imitant plus
ou moins régulièrement ?
R_ Oui, ce procédé là. Tout l’intérêt du jeu étant de déterminer comment on
définit la « régularité », et le « plus ou moins », et
comment on calibre le « retard ».
D_ Et là, ça se passe comment ?
R_ Il faut dire d’abord que les lignes, de chacune des voix, sont
constituées de la répétition d’un même motif, fixé une fois pour toutes.
D_ Une fois pour toutes ?
R_ Oui, mais, ce qui caractérise le motif répété, ce n’est rien que son
profil rythmique. Plus précisément : rien qu’une succession de durées.
Elles seraient inscrites dans une « mesure » que les manuels de
solfège nomment, assez curieusement, « composée ».
D_ Curieusement ?
R_ Oui, parce que, en fait, cela signifie seulement que les
« temps », les unités de la pulsation, sont ternaires, c’est-à-dire
divisibles par 3, et par ses multiples, 6, 9… Les mesures dont les temps sont
binaires étant dites, elles, « simples ».
D_ Je comprends.
R_ Ah oui ? Vous avez de la chance. Moi, personne ne m’a jamais
expliqué pourquoi une succession de temps binaires devait produire une mesure
« simple », et une succession de temps ternaires une mesure
« composée »…
D_ Je voulais juste dire que j’avais bien saisi le caractère distinctif.
Mais, ce qui définit la « mesure » c’est bien la quantité de
battements, de deux, trois, ou quatre « temps » ? C’est-à-dire : les durées relatives de la
« détente » et de la « tension », dont une succession compose
un cycle, une pulsation, comprise entre deux retours du moment de détente ?
R_ Oui, c’est une façon de présenter les choses. Ceci dit, pour ce qui
concerne ce morceau, l’indication conventionnelle d’une telle
« mesure » y est arbitraire. Ce n’est que par commodité que je m’en
tiens à une « mesure à quatre temps ». En effet, les profils
rythmiques des motifs I et II ne sont pas parfaitement identiques ;
l’imitation du motif I par le motif II n’est pas régulière : le motif II
est juste obtenu en ajoutant une note, d'une valeur d'un temps, au début du
motif I.
En conséquence…
D_ En conséquence, le motif II est plus long, d’un temps, que le motif
I.
R_ Exactement : le motif I dure 5 temps, et le motif II dure 6 temps.
D_ Donc, fixer une « mesure », le nombre de temps d’un cycle
régulier de pulsations, c’est ici tout à fait inutile, musicalement
parlant ?
R_ Ce serait utile pour que des instrumentistes s’y retrouvent, mais ici,
musicalement parlant, c’est en effet insignifiant.
D_ Donc, pour résumer : je me souviens que vous disposez de deux voix,
I et II, dont les lignes résultent chacune de la reprise d’un motif de
dimensions inégales (respectivement 5 et 6 temps)
Quel usage allez-vous faire des dimensions inégales de ces motifs ?
R_ L’idée était de juxtaposer ces deux lignes, la voix I et la voix II, de
façon à ce que, quel que soit, au départ, le retard de l’une sur l’autre, et chacune
gardant son propre profil et sa durée, et sans du tout faire le moindre effort
pour se modifier d’elle-même afin de s’adapter à l’autre, elles se retrouvent toutes
deux coïncider, finalement.
D_ Cela part dans le désordre pour se retrouver dans l’ordre ?
R_ Pour ma part, ce qui m’intéresse n’est pas tant d’organiser un conflit
entre ordre et désordre que… Mais…
D_ Oui ? Mais quoi ?
R_ C’est assez difficile à dire en une formule.
D_ Faites un effort.
R_ Ce que je vise, je crois, c’est de créer comme un paysage, où c’est
toujours la même chose, sans être jamais la même chose…
D_ Je vois…
R_ Vous voyez ?
D_ Oui, je vois ! Je vois les nuages… Je vois les vagues… Je vois le
remuement des feuilles dans le vent… je vois des choses comme ça.
R_ Cela me convient ! Bien vu…
D_ Mais revenons à la pratique ! Donc, les voix I et II sont
juxtaposées de façon à ce que, quel que soit le retard de l’une sur l’autre au
départ, et aucune n’étant modifiée en cours de route, elles se retrouvent
coïncider à un moment… qui marquera la fin de la séquence, je suppose.
R_ Oui, la fin d’une séquence. Le morceau pouvant être constitué par la
succession d’un certain nombre de ces séquences, bien sûr.
D_ Mais, il y a une infinité de combinaisons possibles, à partir de votre
recette ?
R_ Oh non, pas une infinité ! Heureusement, la pratique musicale s’en
tenant aux événements audibles, humainement discernables, on y évite de jongler
avec tous les nombres réels… et autres imaginaires… Bref, là, je m’en tiens au
nombre entier primordial, à cette simple unité, à cet unique temps de retard.
D_ Ah oui. Je m’en souviens : par rapport à la voix I, la voix
II part avec un « temps » de retard, et un seul, et entier, ni plus
ni moins ?
R_ Exactement. Et ce sera le cas pour chacune des séquences composant le
morceau.
D_ Vous vous privez là de beaucoup de possibilités de renouvellement au
cours du morceau ?
R_ C’est un choix. Qui résulte en partie du format décidé au départ :
entre 3 et 4 minutes. Je tiens, dans la variation, à un bon dosage entre sa densité
et sa dimension : point trop n’en faut. Trop varier, c’est ne plus rien
varier. Etc.
Et puis, surtout, il s’agit de savoir sur quel aspect du matériau on va
jouer pour faire évoluer son « discours ». Et, ici, ce dispositif
rythmique n’est qu’un des aspects, parmi quelques autres.
D_ Oui, sans doute, nous n’avons encore rien dit des aspects
mélodico-harmoniques, et de l’orchestration. Mais, restons-en, un moment encore,
au dispositif rythmique, si vous le voulez bien…
Si, pour chaque séquence, la ligne II part avec un « temps » de
retard sur la ligne I, et si les motifs I et II, dont les répétitions
composent respectivement les lignes I et II, ont une durée, respectivement, de
5 et de 6 temps…
Si je compte bien…
R_ Si vous comptez, bien, vous arrivez à ce résultat que, dans ces
conditions fixées, pour que les deux lignes finissent simultanément, bien
« synchros », et bien, il y faut 5 réitérations du motif I (composant
la ligne I), et 4 réitérations du motif II (composant la ligne II). Et…
D_ Et bien quoi ?
R_ Et bien, c’est là où nous rejoignons des préoccupations plus
mélodico-harmoniques, comme vous dites. Et surtout, d’ailleurs, essentiellement
harmoniques. En effet, chacune des cinq réitérations du motif I va
« consommer » un accord distinct.
D_ Donc, à la voix I, pour les 5 réitérations composant une séquence,
il faut une suite de 5 accords distincts. Et, la voix II va jouer avec une
série de 4 accords, différents des 5 de la voix I ?
R_ Certes non ! Quelle pagaille polytonale !
Vous savez bien que, pour que ce ne soit jamais la même chose de façon
assez intéressante, il faut aussi que ce soit un peu, quelque part, toujours la
même chose.
Ici, il n’est pas permis aux 4 réitérations composant la voix II d’utiliser
une autre suite que celle des 5 accords consommés dans la succession des 5
réitérations composant la voix I.
D_ Il n’y a pas ici « comme un problème » ?
R_ Oh, rien d’autre qu’une petite contrainte. Mais c’est une de ces
contraintes qui, parfois, excitent heureusement l’invention.
C’est elle qui va, ici, faire que la voix II se « déhanche », en
quelque sorte, de façon à ce que ses 4 réitérations se calent, harmoniquement,
avec les 5 réitérations de la voix I.
C’est obtenu de façon tout à fait traditionnelle : en jouant sur les
« notes communes » à deux accords se succédant.
D_ Pas d’autres procédés ?
R_ Non : pas de « notes de passages ». Aucun recours à un
« retard » ici, à une « anticipation » là. D’ailleurs, ces
procédés n’ont de sens que dans le contexte d’une musique tonale.
D_ Pourtant, à l’oreille, je n’entends pas ici d’harmonies… exotiques, et
encore moins atonales ?
R_ Pourriez-vous cependant dire avec assurance dans quelle
« tonalité » est ce morceau ?
D_ A vrai dire, j’avoue que… c’est fluctuant ! Comme si le sol, sur
lequel on pensait avoir pris pied, glissait… On ne sait pas trop où on en est,
en définitive.
R_ C’est juste. C’est que, d’abord, les accords sont tous bien
« consonants ». Pour chaque séquence, une suite de cinq accords :
après une amorce par une septième majeure, les quatre suivants sont toujours de
ces bons vieux accords dits « parfaits », qui ne sont pas faits pour
dérouter.
D_ Pourtant, on ne sait jamais trop comment est orientée la route… Est-ce à
cause de ce défaut d’orientation définie, que vous dites que cette musique
n’est pas tonale ?
R_ Tout à fait : elle ne joue pas vraiment le jeu de la tonalité, qui
veut que le discours musical, quelque soient ses détours, reste toujours, au
bout de la route, orientée par l’attraction d’une tonique
D_ Alors, comment contrôlez-vous les dérapages de votre véhicule, sans le
laisser s’écraser contre un arbre, ou s’embourber dans un fossé ?
R_ Soyons de nouveau pratiques : je dispose lors de la première
séquence d’une suite de cinq accords (suite prise ailleurs, d’ailleurs !),
et qui sont, dans la gamme de Mi majeur : VI 7, V, IV, III, I.
D_ Ah ! Vous utilisez le chiffrage classique. Ces chiffres romains
désignant, parmi les degrés de la gamme, ceux qui constitueront les
« fondamentales » de chacun de ces accords. Si je traduis en langage
d’aujourd’hui, ça peut donner : Do#7 M, Si M, La M, Sol# m, Mi M.
R_ Je suppose que c’est correct. Mais, une fois posé ce matériau, cette
succession d’accords, ce avec quoi j’ai joué, c’est à une espèce de ronde…
Imaginez cinq enfants qui font une chaine, et qui, à chaque fois qu’ils auront
traversé la cour, devront revenir en laissant le dernier de la file y prendre
la première place… Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les cinq enfants, chacun à
son tour, ait occupé une fois cette première place.
D_ Pour la commodité de la lecture, laissez-moi remplacer chacun de nos
cinq accords par son numéro d’ordre… Je vais donc obtenir ces cinq
séquences :
1 2 3 4 5
2 3 4 5 1
3 4 5 1 2
4 5 1 2 3
Et : 5 1 2 3 4.
R_ Où l’on voit que l’on ne peut pas poursuivre le jeu, une sixième fois,
sans revenir à l’ordre initial. C’est pourquoi il est temps de « sortir du
cadre » !
D_ Le faut-il ?
R_ Muss es sein ? Es muss sein !
Oui, il le faut. Mais, je vous l’accorde : c’est une décision d’ordre
esthétique. Après tout, on peut aussi très bien concevoir autre chose, et même
une « musique sans fin ». Cela se trouve, n’est-ce pas ?
Après tout : pourquoi s’arrêter là plutôt qu’ailleurs, plus loin ? Ou
bien jamais ?
Mais ce n’est pas mon choix.
Il suffit d’ailleurs que je décide que le morceau ne durera pas plus de
quatre minutes. Donner l’idée d’une musique « infinie » dans ce court
laps de temps…
D_ Ce serait présomptueux, c’est cela ?
R_ Je crois. Donc, arrive ce moment, à la fin de la cinquième séquence, où
il est temps de « sortir du cadre ». Il est temps de rompre la
continuité en cours, et de conclure, d’une façon ou d’une autre. C’est pour
tenir compte du format préalablement choisi que la sixième séquence devait
être, ici, la dernière.
Classiquement, la dernière marche ne peut avoir le même dessin que celles
qui l’ont précédée. A moins que l’on veuille donner le sentiment d’un arrêt
involontaire, en plein élan, - ce qui n’était pas mon intention ici. Pour
marquer que c’est la fin, il faut donc qu’il se passe quelque chose, quelque
chose d’assez imprévu, nouveau…
D_ Une modification du dispositif rythmique ?
R_ Pas ici, non. Je ne sais pas si cela s’est fait
« spontanément », ou bien par le moyen d’une réflexion instantanée,
mais je suppose qu’il m’a semblé, compte tenu de la prégnance de ce dispositif
rythmique tout au long du morceau, qu’en changer signifiait changer de morceau.
Cela aurait signifié : là, on passe à un autre mouvement. Et moi, je ne
voulais que clore ce mouvement en cours. Donc, j’ai pensé qu’une modification
de la « grille » harmonique, seule, serait convenable.
D_ Une modulation finale, pour clore un morceau répétitif ? Cela me
dit quelque chose…
R_ Vous devez penser au « fameux » Boléro de
Maurice Ravel ?
D_ Ah ! Oui… Sûrement. Y avez-vous pensé ?
R_ Non, pas à ce moment-là. Mais après coup, j’ai fait le rapprochement.
Heureusement que, par ailleurs, rien dans mon morceau n’est
« boléresque »…
Donc : une « modulation ». Comme son nom ne l’indique pas,
une modulation doit être un changement de tonalité, qu’il y ait, ou non, un
changement de mode (majeur / mineur).
Donc, pour la sixième séquence, je délaisse ces cinq accords qui sont
passés en boucle depuis le début. C’est maintenant un tout nouvel enchainement.
Tout d’abord, j’efface les 4 dièses qui sont à la clé depuis le début. Je
transcris ainsi la grille finale, telle que « réalisée » par le
choral à 4 voix qui soutient alors l’édifice :
Ré-la-fa#-do / Mi-si-sol-si / Do-mi-sol-do / La-fa-la-do /
La-mi-la-do
D_ Si j’entends bien : l’accord de 7ème de dominante
(en Sol), puis Mi m, Do M, puis le 1er renversement de Fa M
(accord de sixte), pour finir par un La mineur bien posé…
R_ Vous n’y cherchez plus le chiffrage des fondamentales ?
D_ Vous me « faites marcher » ! Nous l’avons dit, pour
chiffrer ainsi il faut avoir repéré un « premier degré », une
tonique, assez stable. Et là… J’ai du mal à en saisir une, de tonique – qui
tienne la route.
R_ C’est fait pour !
D_ C’est fait pour que l’on ne trouve pas de tonique ? Alors, reçu,
cinq sur cinq ! Donc, pour achever votre mouvement, vous venez de
dissoudre, à votre façon, la continuité.
Mais, il y a d’autres ruptures de continuité, à d’autres endroits, au cours
de ce morceau, n’est-ce pas ?
R_ Oui, bien sûr. Vous vous souvenez de mon principe : « Toujours
la même chose, mais jamais la même chose. »
Vous avez repéré ces ruptures ?
D_ Et bien, si je remonte un peu en arrière, à 1 :15, est-ce qu’il n’arrive
pas quelque chose, qui n’arrive que là ?
R_ Oui. Pour la séquence n° 3. Quelque chose arrive qui n’arrive que
là, mais au moyen d’un procédé bien traditionnel. Dans toutes les autres
séquences, et déroulés sur une unité de temps figurée en croches, les « entrelacs
thématiques » ont un débit imperturbable. Mais ici viennent se superposer
des arpèges dans un débit deux fois plus rapide – en double croches -, brodant
autour des accords donnés.
D_ Ces arpèges, joués par piano et trompette, viennent
« colorer » la masse… Ces figures forment ici comme une seconde peau ?
R_ Ah ! Oui… Amusant… Oui, le double de la peau. D’ailleurs,
autrefois, on nommait « doubles » ces variations en valeurs rapides
dans un débit assez continu. Ici, ce n’est qu’une modification superficielle.
D_ La surface scintille d’une façon particulière…
R_ Mais ça ne change rien au fond de l’affaire.
D_ Je remarque que nous avons à peine évoqué le
« bourdon » ?
R_ Sans doute parce que c’est l’élément le plus évident ? Le plus
démonstratif ?
En tout cas, il est pour moi l’élément à proprement parler
« fondamental ». Celui qui compose le « fond », qui non
seulement permet aux « figures » de se détacher mais, déjà, qu’elles puissent apparaître telles qu’elles sont.
…
Vous savez… je suis régulièrement intéressé par les possibilités de
« faire de la musique » avec des « bruits » - pour dire les
choses rapidement. Ici, je me suis dit que j’allais composer un
« bruit » avec des instruments destinés à produire de la musique.
D_ Vous parlez de ce « bruit d’une respiration » ?
R_ Oui, ce bruit qui peut être celui de la respiration, du souffle régulier
d’une personne qui sommeille, ou bien qui oscille entre les deux mondes :
le diurne extérieur, et le nocturne intérieur. J’avais programmé que ce « bourdon
grave en pulsations égales - comme une respiration » serait, comme
tout bourdon qui se respecte, une figure obstinée, présente tout du long. Mais,
en définitive, comme la matière par-dessus se trouvait être déjà bien assez
épaisse…
D_ Vous avez préféré faire de la place, et ne pas encombrer l’espace
sonore ?
R_ Quand on veut donner la sensation que ça n’arrête pas, pas besoin que ça
continue tout le temps ! Je fais confiance à cette espèce de
« persistance auditive » - comme il y a une persistance rétinienne -
qui fait que c’est la mémoire qui fait le job. On n’entend plus, mais on a
entendu assez, et l’on va assez réentendre, et cela fait que, au bout du
compte, on croit avoir entendu sans interruption.
D_ A propos d’espace sonore : pour l’occuper, vous ne vous contentez
pas de ce seul entrelacs de deux lignes !
R_ C’est entendu ! Si l’on réduit le tout à sa structure
« polyphonique », on y trouve en effet :
un « trio chantant », puisqu’une ligne de basse vient
régulièrement, mais dans un débit plus détendu, se mêler aux deux voix
supérieures du canon ;
et le « choral » à quatre voix, quasiment et traditionnellement
homophonique, en valeurs quatre ou cinq fois plus longues, qui correspondent
aux changement d’harmonies.
Soit, donc, sans compter les doublures, sept voix.
D_ Pour revenir à, et en finir avec, ce… faux-bourdon, et aux ruptures
de continuité que nous voulions repérer, il y a aussi la transition avec la dernière
séquence, la « modulante ». Ce n’est plus le seul bourdon qui est à
découvert, mais des tenues, comme des résonances qui s’extraient des mélismes
de la séquence finissante, pour aller se fondre dans les mélismes de la
suivante…
R_ D’autres « accidents » sont organisés… Dans mon « programme »,
il devait donc y avoir six séquences : les cinq rotations de nos cinq
accords initiaux, suivies de cette séquence, modulante, qui devait être la
dernière… en principe !
R_ Oui, parce que, en toute fin, alors que le bourdon s’éteint doucement, que
l’on peut croire que tout est consommé…, il y a ces mélismes thématiques, uniquement
exposés dans ces couleurs « célestes », un peu désincarnées ?
R_ Ils sont une remémoration. Ils sont empruntés à la substance orchestrale
d’une séquence passée, la seconde, de 0 :44 à 1 :10.
D_ Est-ce pour contrebalancer préventivement cet effet final, aérien, de
retour vers le passé, qu’auparavant, à un autre moment du cours des choses, on a
anticipé sur ce qui est à venir, mais en explorant alors les profondeurs ?
R_ Je suppose que vous désignez cette mise à découvert, de 2 :20 à
2 :45, de la seule grille harmonique,
présentée en choral, alors coloré par ces graves assez puissants ? En
effet, c’est sur ce choral, pris tel quel, que s’appuiera la séquence
immédiatement à suivre.
D_ Ces deux séquences « bis », ajoutées après coup, dites-vous,
« hors programme », est-ce qu’elles ne sont pas destinées à découvrir
un moment les entrailles d’une masse sonore par ailleurs assez… ou trop
épaisse ? Ces deux séquences, le « choral », et le duo
« céleste » final, ils me font l’effet de ces « vues d’écorchés »
qui servent aux études anatomiques ?
R_....
D_ Est-ce que votre dispositif n’est pas simplement, en quelque sorte, un
réemploi du dispositif « thème et variations », si souvent mis à
contribution tout au long de l’histoire de la musique ?
R_ Oui, « en quelque sorte », comme vous dites. Sauf que, vous
l’avez compris, ici, le thème…, ce n’est pas ce que l’on appelait un
thème !