- Étant
donné...
-
Encore ? Encore une image donnée ?
- Oui,
encore. Et comme cela peut repartir ainsi tous les mois, pour autant que cela
intéresse les participants, il n’y a pas de raison que cela s’arrête de sitôt.
- Bien.
Ainsi soit-il. Et alors, en ce mois de novembre, quelle est l’image
donnée ?
-
Celle-ci :
© Spencer Tunick
- D’où vient-elle ?
- Elle est titrée London 5
(Selfridges), et datée de 2003.
- Je
voulais savoir : de qui est-elle ? Ah, je vois le copyright : Spencer Tunick ?
- Oui, et c’est ici que
l’on peut découvrir son travail :
-
Intéressant… En tout cas, il fallait y penser. Et puis, il fallait le faire.
Alors, cette image, qu’en dites-vous ?
- J’en dis
que… pour la voir, il suffit de la regarder avec ses yeux.
- Hum…
N’est-ce pas toujours le cas ?
- Non.
Certaines images exigent, pour être vues tout à fait, d’être aussi regardées…
de certaines façons. De toutes sortes de façons. Autrement.
- En
attendant, si je regarde cette photographie seulement avec mes yeux, je vois…
une foule, cette foule d’hommes et de femmes, emplissant cet escalator sur
quatre ou cinq niveaux. Et…
- Et ?
- Et que
toutes ces personnes sont nues.
- Oui, c’est
la « marque de fabrique » de ce photographe, semble-t-il. La nudité d’individus
réunis en grand nombre, et même en foule, dans d’assez vastes espaces,
intérieurs ou extérieurs, et plutôt urbains…
- Pourtant,
si je regarde bien – avec mes yeux -, je vois, parmi toutes les personnes
visibles ici dans le plan le plus proche, qu’il se trouve une personne, au
moins une, qui n’est pas dévêtue ?
- En effet.
Il semble qu’un individu au moins, dans toute cette masse, a choisi de se
distinguer ; et qu’il s’agit d’une femme, couverte d’une espèce de
nuisette, noire, et assez transparente cependant. Ce qui retient ici mon
attention, c’est la façon dont cet écart, solitaire, peut renforcer la
pesanteur de la répétition par ailleurs. Néanmoins, on peut demeurer encore un
moment à regarder…
- … avec ses
yeux.
- … avec
tous ses yeux, et y laisser agir l’incongruité de ces accumulations, plus ou
moins mécaniques, de corps dénudés, donc vulnérables, dans des espaces publics.
Ce sont des espaces dans lesquels, notre expérience nous l’apprend, nous ne
nous sentons pas spontanément à l’abri de socialisations agressives…
- Et cette
image vous a « inspiré » une composition musicale ?
- En
définitive, au final, à bien la goûter, cette image n’a pas pour moi une si
grande « longueur en bouche ». Elle m’impressionne, mais ne me
bouleverse pas. J’y ai vu un jeu formel, surtout : répétition,
accumulation, densité, etc.
- Et la
nudité ?
- En dehors
de ce qu’elle peut signifier de la vulnérabilité de l’être humain face à la
mécanisation, par exemple ?
- Oh, je ne
sais pas… Je me demandais quel rapport – ou quel apport, même, pouvait être
celui de cette nudité, dans ce « jeu formel » ?
- Je crois
que, pour moi - je suppose que c’est comme inconscient d’abord - la nudité agit
ici comme une « texture »… Je veux dire qu’un corps, quand présenté
nu, apparaitra toujours beaucoup plus singulier, particularisé, que le même
corps une fois habillé. La mode, dont les inventions ont pour vocation et effet
d’uniformiser les apparences, n’y pourra rien.
- Mais, nos
actuelles facilités pour nous déguiser, à notre convenance, de toutes sortes de
façons ?
- Quelque
soit la façon dont chaque individu va, pour s’exposer en public, en société,
couvrir son corps, ce sera toujours avec quelque chose comme un
« uniforme ». Les individus peuvent chacun vouloir se distinguer, au
moins en apparence, mais ils ont aussi besoin de se protéger. Ces deux
aspirations, distinction de la masse, et protection contre l’isolement, sont
sans doute assez naturelles. C’est pourquoi, en définitive, celui qui veut se distinguer ne peut le faire
qu’en groupe ! Il faut, à celui qui prétend à la distinction, quelque
chose qui lui permette de ne pas être excessivement
singulier. Et, pour en revenir à la nudité : nos singularités corporelles sont
vraiment toujours très singulières :
aucun corps vraiment ne ressemble à un autre. Bref, pour moi, dans cette image,
la représentation de la nudité, mais en masse, était un élément motivant
musicalement, à sa façon : toujours la même chose, mais jamais
pareil !
- La
répétition, toujours la même chose, mais toujours différemment répétée ?
- Ce
pourrait être une bonne formule… En tout cas, ici, j’ai immédiatement envisagé
la possibilité d’une musique dite « répétitive ».
- Phil Glass ? Terry Riley ? Steve Reich ?
-
Essentiellement Reich, dont je venais d’ailleurs, il y a quelque temps, lors
d’un concert retransmis, de redécouvrir la Musique
pour 18 musiciens. Même si je n’en suis pas un parfait connaisseur, dans cette
période-là de l’invention musicale, quand je me fie à mes impressions
immédiates, et globales, c’est ce compositeur, Steve Reich, qui m’intéresse le
plus.
- Donc,
c’est un exercice de style, auquel vous vous êtes livré ?
- Hum… En
fait, je ne pense pas que la « répétitivité » soit ici un style à
proprement parler. C’est plutôt une technique, disons un ensemble de procédés. Par
leurs applications, ces procédés peuvent produire des « effets de surface »
particuliers, caractérisés, et pouvant alors évoquer un « style ».
Mais le style, c’est du côté de l’esthétique, ou plutôt, de la poétique.
- Quelle
différence, entre esthétique et poétique ?
- Je dirais,
pour résumer, que, dans tout ce qui tient au monde de l’art, l’esthétique
est l’affaire des récepteurs, et la poétique celle des émetteurs. Ou, pour le
dire moins sèchement, la première dénomination s’applique au chemin suivi par
ceux qui « consomment » l’art, que ce soit pour le goûter ou pour
l’étudier, et que la seconde s’applique à la voie choisie par ceux qui le « fabriquent »,
d’une façon ou d’une autre.
- Donc, du
côté de ce qui intéresse les compositeurs (la poétique), la
« répétitivité » est plus une technique qu’un style ?
- Oui. Pour
le compositeur, les procédés techniques ne suffisent pas pour se constituer une
poétique. Bach compose des fugues… Plus tard, Beethoven compose des fugues.
Parenté dans les procédés, techniquement définissables. Mais personne ne songe
à dire que Beethoven reprend le « style » de Bach.
- Donc, vous
ne reprenez pas le « style » de Steve Reich ?
- Non, je
reprends certains des procédés que je crois voir activés dans sa musique, mais
ce n’est sans doute pas dans le sens de sa poétique à lui. Ce qui ne m’empêche pas de
présenter mon morceau, « inspiré » par cette photographie dont nous
avons parlé, comme une « manière d’hommage ».
- A Steve
Reich ?
- Et oui, je
suis séduit, par sa musique !
-
Donc : la répétition… N’a-t-elle pas mauvaise réputation ?
- Oh, en
tout cas, là d’où je viens, la répétition était en effet le vrai ‘diabolus in musica’ !
- Là d’où
vous venez ? Schoenberg ? Webern ? Boulez ?
- Oui, tout ce
courant de pensée. Et d’ailleurs, je continue d’y baigner… Dans ce sens que je
peux toujours continuer de me référer à ses principes fondateurs. Non plus de
façon directe, littérale, bien sûr. Il y a déjà cinquante ans que sont éventés
les charmes propres à la pureté doctrinale de ses origines. Mais quelque chose,
une source – et vraiment, peu importe que les champs qu’elle irrigue ne soient
pas très populeux -, une source pour moi inépuisable a commencé à jaillir, là.
- Je crois
me souvenir que Webern a été jusqu’à déclarer une fois que, la succession
des douze sons de la série choisie pour y être énoncés, chacun une fois et une
seule, accomplie, le morceau pouvait être considéré comme achevé. D’où la
prééminence des formats courts, et même excessivement brefs ?
- Oui, je
crois qu’alors c’était dans le souci de pousser le principe de la
non-répétition jusqu’aux dernières extrémités des conséquences de son
application…
- Et
maintenant ?
- Pour moi,
maintenant, ce que j’en retiens, ce ne sont pas des solutions, mais une
question : Qu’est-ce c’est, qu’un son ? … Mais je devrais, pour me
faire comprendre, appuyer sur le « un ». Ce n’est pas tant la nature d’un son qui me préoccupe ici,
que son unicité possible : qu’est-ce
qui permet de poser telle manifestation sonore comme « un » son.
- Mais, ne
devrait-on pas désigner ici les « notes », plutôt que les
« sons » ?
- Ce serait
sans doute utile. Surtout s’il est admis qu’une note est un son musicalement déterminé.
C’est-à-dire : une manifestation sonore, audible, dont les
caractéristiques reconnues lui permettront d’être mise en relation (musicale)
avec d’autres manifestations sonores, parce que les caractéristiques de l’une
et des autres seront, d’une façon ou d’une autre, reconnues pour appartenir à la même espèce,
ou au même genre, au même ordre des choses, etc. Ceci dit, plutôt que d’une « manifestation »,
je préférerais parler d’un « événement ».
- Qu’est-ce
à dire ?
- Disons que
la note est comme une éruption ! Certes, dans une éruption, la lave qui
s’écoule du cratère est une « manifestation » du magma interne,
demeurant par ailleurs indifférencié dans toute sa masse. Mais l’éruption
elle-même…
- Si je vous
suis bien dans votre métaphore tellurique, l’éruption elle-même est « événement »,
parce que distinguée par son unicité spatio-temporelle, quand bien même son
action revient à déverser, à « manifester », ces masses de magma
indifférencié.
- C’est quelque
chose dans ce genre-là… Retenons que, ce que nous appellerons ici une
« note », ce sera tout « événement » distingué comme tel,
parce que reconnu dans l’unicité de son effet, à tel moment de la composition. La
note ainsi comprise ne sera pas essentiellement « du son » ; ce
ne sera pas comme un « morceau de son » arraché à une matière.
« Une note », ainsi comprise, pourra ne pas être seulement « un
son ». Elle sera aussi tout événement musical, aussi complexe soit-il,
quand il est possiblement unité de base du projet de composition musicale.
- Une de ses
particules élémentaires en quelque sorte ? Je vois. Toute partie de
l’ensemble des relations entre les événements musicaux, leurs nécessités, leur
logique, etc., tout ce qui est, en pratique, compris comme « fait de
composition » peut constituer « une note », et une seule,
et la définir… Mais alors, la « répétition » comme la
« non-répétition » ne peuvent être comprise que dans cette
perspective ?
- C’est bien
là où je voulais en venir ! Soyons pratiques, en effet : ce n’est pas
la répétition des détails que l’on doit surveiller, que ce soit pour en jouer,
ou que ce soit pour l’éviter. Soyons même très pratiques : un certain
nombre de réitérations d’un même son, toujours identique à lui-même dans tous
ses constituants, par exemple… 21 fois…
- Pourquoi vingt
et une fois ?
- Parce que.
C’est comme si vous demandiez : pourquoi, ici, est-ce cet accord de quinte
augmentée qui va être réitéré ? Pourquoi l’avoir ainsi distribué entre une
flûte, un violon et une contrebasse ? Pourquoi cette dynamique-là, avec
cette nuance globale ‘piano’, mais, une fois sur trois, ce léger
accent?
- Sept
accents, régulièrement espacés ?
- Bien
compté ! Sans doute, d’ailleurs, ne comptez-vous plus 21 réitérations,
mais 7… Parce que. Parce que, ce que je veux ici constituer, pour le faire
entendre comme « un » événement : c’est cet accord-là, dans
cette disposition-là, et réitéré de cette façon-là. Cette multiplicité de sons,
en définitive, ne forme qu’une « note », et une seule. Et, quand elle
rentrera en relation avec d’autres « notes » constituées selon le
même principe… - par exemple avec la réitération d’un autre accord, orchestré
autrement, etc., mais selon le même schéma rythmique, ou bien avec la
réitération du même accord, orchestré de la même façon, etc., mais selon un schéma
rythmique différent, etc. – et bien, pour l’auditeur attentif, et réceptif, se
présentera ainsi une « mélodie », formée par cette succession
d’événements bien distincts, et alors sans redites si l’on veut.
- Et quoique
la matière de chacun de ces événements soit une réitération… Mais alors, la
« répétition », ainsi entendue, n’est qu’un possible parmi une
infinité d’autres possibles, pour parvenir
à présenter à chaque fois « un » événement unique ?
-
Exactement. Ce procédé de la réitération, vous comprenez qu’il peut être
fertile, s’il s’agit de cultiver, et « faire pousser », des
événements musicaux toujours inouïs.
- Je vois.
Ou plutôt : j’entends bien… Cependant, parfois, certaines des réalisations
effectives… elles ne manquent pas d’être ennuyeuses, un peu ?
- Lassantes,
rébarbatives… Oui, bien sûr, parfois. C’est selon. Ici comme ailleurs, la
qualité de la réception peut dépendre aussi bien de la qualité de ce qui est
donné, que de l’humeur de celui qui reçoit… Mais il est vrai qu’il y a des
choses à considérer moins subjectivement. Je pense, en particulier, au
« format ».
- Aux
dimensions de l’œuvre ?
- Oui, mais
à condition de les penser relativement, et non pas dans l’absolu. Par exemple,
pensons que nous sommes devant une image comme un corps devant un objet. Nous
contemplons tel dessin ou telle peinture… Un dessin qui, peut-être, tient sur
une page d’album, que nous tenons dans nos mains ; une peinture, peut-être
monumentale, devant laquelle nous devons nous tenir à bonne distance pour
l’appréhender dans son entier. Nous savons par expérience que notre corps peut
se trouver face à des objets que nous pouvons en quelque sorte contenir, ou
bien face à d’autres qui sont à sa mesure, et devant lesquels c’est corps à
corps, et que d’autres, enfin, vont être comme des lieux qui nous contiennent,
nous enveloppent… Nous pouvons aussi comprendre ce que cela veut dire que la
« densité » d’une image, comme la quantité d’informations visuelles
qu’elle contient, rapportée à sa taille.
- Je crois
voir où vous voulez en venir : une pièce de musique « répétitive »
d’une heure peut être absolument excitante tout du long, et une autre de trois
minutes parfaitement insipide…
- Selon que
la « quantité d’informations audibles » qu’elle contient, en rapport
à sa durée, est absolument adéquate, ou bien parfaitement insuffisante.
- Et la vôtre ?
- Oh, j’ai
pris soin qu’elle n’excède pas les quatre minutes. Ainsi, j’espère limiter les
risques…
- J’ai vu que
vous avez associé un montage vidéo, à votre façon, à cette musique, mais que l’image
l’ayant « inspirée » en est tout à fait absente ?
- En effet, j’y
représente une marche, à pied, dans les rues de mon quartier, dans le genre « mouvement
perpétuel ». C’est sans doute que, à force de voir tous ces gens confinés
sur les marches de cet escalator à l’arrêt, j’ai ressenti comme une terrible
envie de me dégourdir les jambes ?