DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION
VISIONNAIRE" : 5
ECPHRASIS
FRANCIS : J’ai sous les yeux la
photographie que vous avez prise il y a peu au bois de Boulogne. Je la trouve
très réussie. Elle prouve, si besoin était, votre idée sur l’illumination de
l’instant. Elle montre aussi l’extension des possibilités de la photographie
et, du même coup, ce qu’elle peut faire là où la peinture, désarmée par rapport
à l’instant qui passe, dévoile ses limites. Je voudrais me risquer à
l’ecphrasis, maintenant que les muses m’ont réduit à ce reste d’inspiration.
crédit : Patrick Guillot
Ce qui s’impose, assurément,
c’est cette transfiguration discrète que la lumière automnale de fin
d’après-midi diffuse sur cette partie remarquable du site de Bagatelle. La
lumière confère à l’édifice (le “Petit Château”) une grâce délicate que la
simplicité de son dessin accueille tout naturellement. Au sol, la gamme des
verts sature la géométrie élégante des parterres. Les marques de l’automne
colorent diversement les arbres plus ou moins grands, qui encadrent le jardin
et qui forment déjà, sur la gauche, comme un rideau transparent. Çà et là des
troncs, des masses sombres, des arbustes, dont les trois ifs taillés en forme
de cônes qu’effleure une lumière rasante, confèrent à la composition ses
accents. L’absence complète de visiteurs creuse encore plus la tranquillité
sereine d’un endroit préservé, fait ressortir la pureté du décor, ne cause pas
de trouble dans la contemplation. Quant à la toile de fond du ciel nuageux,
elle exclut toute illimitation de l’horizon et fait plutôt penser à une gouache
légère qui déclinerait des tons de gris, propres à souligner la crudité verte
des pelouses ou la pâleur du pavillon. Il est incontestable que, par les soins
et la vigilance de l’œil humain en particulier, l’appareil photographique a su
saisir la teneur précieuse d’un instant privilégié. La peinture l’aurait-elle
pu d’une façon analogue ? — Sans doute ; mais peut-être pas avec
autant de discrétion, je veux dire : avec autant de respect des apparences,
avec un degré aussi grand dans l’effacement de la chose mentale et humaine,
donc enfin avec un titre aussi élevé d’objectivité, qui rapproche tant la
photographie de la réflexion dans un miroir. La peinture aurait mêlé peut-être
trop de subjectivité à la représentation — même chez Monet qui sans doute
recueille dans sa richesse optique dissociée le phénomène perceptif, mais a
souvent tôt fait d’intensifier l’éclat des teintes.
Je viens de décrire ce que la
photographie, dont vous m’avez procuré le plaisir de la contemplation, contient
de valeur révélatrice. Nous sommes en plein dans ce jeu d’apparition et en même
temps de réserve que peuvent en venir à receler les choses sensibles. Cette
sorte de ‘transfiguration modeste et discrète’ de l’édifice du XVIIIème siècle
et du jardin à la française qui lui sert d’écrin, à la fois se donne comme
telle, grâce à la photographie, et à la fois conserve son quant à soi, sa
réserve, son intimité, c’est-à-dire tout ce qui n’apparaît pas à proprement
parler et échappe — vie profonde des plantes, medium de la lumière, structure
matérielle sous-jacente du bâtiment — et qui pourtant est à l’œuvre, si je peux
dire, dans le paysage. Cela dit, je ne voudrais pas en rester là et croire
avoir épuisé le contenu de cette image. Je me tournerai donc maintenant vers un
autre aspect de ce contenu, plus documentaire au premier abord.
Tout imprégné de la lueur
atténuée d’un soleil couchant et de la solitude de ses allées désertes, ce
petit paysage cerné fait penser à un îlot préservé, à l’enclave d’un autre
siècle que des soins muséographiques auraient pour tâche de maintenir en état.
Dès lors, une bonne partie de l’image, la partie gauche, nous enseigne,
maintenant que l’automne a dépouillé les grands arbres de leurs feuilles,
quelle tension existe entre d’une part les quartiers modernes environnants
ainsi que les gratte-ciel du quartier de la Défense et, d’autre part, la sorte d’enclave du
passé dans le présent, à quoi la photographie se trouve principalement
consacrée. A travers cette tension, l’image témoigne ainsi des bouleversements
auxquels l’histoire s’ingénie à soumettre les lieux. Nous retrouvons donc ici
la valeur informative de la photographie, le document précis et significatif
qu’elle peut très souvent constituer, et qui offre lui aussi une valeur de
vérité, mais en un sens différent de celui manifesté précédemment.
Je voudrais enfin aborder un
troisième aspect du contenu de votre photographie. Cet aspect est en rapport
avec la conception et l’invention de l’image, donc avec la valeur qu’elle peut
prendre de ce point de vue. L’objet à photographier, dans l’exemple qui nous
occupe, est constitué par un jardin à la française et par une façade datant de
la fin du XVIIIème siècle, mais plutôt classique par elle-même. Il est clair que,
dans ces conditions, un point de vue s’imposerait à l’œil contemplatif, à
savoir celui qui se placerait en plein dans l’axe de symétrie conduisant au
centre de la façade et situé assez loin de celle-ci pour permettre aux
plates-bandes de développer les effets de leur géométrie. Or, si vous avez
respecté grosso modo la distance,
vous avez adopté un point de vue décidément excentré. Ce décentrement présente
d’évidents avantages : vue plongeante sur les parterres, exploitation des
ombres portées, mise en relief des lointains en opposition avec le monde clos
et hors du temps,… Mais, ce à quoi je suis plus particulièrement sensible,
c’est à ceci : ce parti pris photographique, loin de nier l’ordonnancement
classique (lignes de fuite avec convergence, symétrie, échelonnement réglé,
valorisation de la géométrie), le rend sensible. Mais de façon biaise.
Le respect du goût classique se manifeste nettement ici, puisqu’il est inscrit
dans le lieu. Simplement, il se manifeste de manière indirecte, i.e. de manière
plus acceptable, je veux dire : plus compatible avec l’environnement
général de Bagatelle, parc anglais, — mais peut-être plus forte aussi.
En regardant votre photographie
je me souviens de clichés que j’avais moi-même pris, il y a de cela bien
longtemps, lorsque nous fûmes de passage, la comtesse Süzel von E. et moi, au Belvedere de Vienne. J’ai retrouvé un de
ces clichés, sur lequel se dessine une intention analogue à la vôtre, mais
inversée. En effet, l’ouverture de l’espace se fait à gauche dans votre image,
dans la mienne elle se fait à droite. Dans votre photo comme dans la mienne, il
y a une ligne conductrice de la profondeur, légèrement courbe chez vous,
parfaitement rectiligne chez moi, puisqu’elle coïncide avec le bord ouest du
bassin. Cela dit, dans le cliché que je vous soumets, l’impression d’espace
vide et ouvert se fait sentir nettement : au lieu de parterres plantés il
y a une étendue d’eau et derrière l’édifice le ciel n’est nullement encombré de
nuages. En prenant ce cliché, je souhaitais exploiter la courbe du bord du
bassin au premier plan. Cela, pour accentuer une impression (baroque) de
déséquilibre dans la composition de la photo, puisque la partie à droite de
l’axe de la profondeur est exagérément bien plus importante que ce qui se
trouve à gauche de ce même axe. Mon intention était aussi de capter sur la
droite un espace ouvert qui, finalement, se trouvait à l’arrière ou en retrait
du point de vue adopté pour l’image. Ah ! Parvenir à indiquer ce que l’on
a dans le dos lorsqu’on filme en avant de soi ! Pour obtenir cet effet,
j’avais, dans un premier temps, demandé à Madame la Comtesse de bien vouloir
s’asseoir dans ce qui constitue l’angle inférieur droit du cliché actuel. Mais,
à la réalisation, je n’ai pas retenu cette solution.
Quand on songe à l’immensité du
décor de pierre, d’eau et de ciel, on conçoit la nécessité d’une présence
humaine, — fût-ce celle d’une frêle silhouette féminine. Cependant, mon
intention était aussi — autre différence d’avec votre photographie — d’indiquer
par l’attitude du personnage, que voulait bien jouer Madame la Comtesse von E., vue de
dos, l’attention qui devait être portée sur les ouvertures sombres des fenêtres
de la façade du palais. L’impression que procurait cette obscurité me semblait
accentuer encore le vide situé derrière les apparences (à vrai dire les ailes
du bâtiment abritent de prestigieuses galeries de peinture), et j’ai attendu
quelque temps, mais en vain, que l’eau du bassin se calme totalement, parce que
je comptais aussi beaucoup sur les longs reflets que la surface liquide
engendrait. L’instant propice m’a fait défaut peut-être.
crédit : Francis Esquier
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