LE DÉJEUNER SUR
L'HERBE (MANET–PICASSO)
Francis Esquier
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Le
Déjeuner sur l’herbe :
impressions d’ensemble.
Le Déjeuner sur l’herbe, au
premier abord, frappe par ses grandes dimensions : 264,5 cm x 208 cm. Il
s’agissait en effet d’immerger le spectateur, placé à distance convenable de
l’œuvre, dans l’ampleur et la profondeur d’un sous-bois, d’exploiter le
clair-obscur de ce dernier en fonction de l’immense variété des ressources et
des richesses qu’il offre à l’observation.
Ce qui
retient l’attention, en second lieu, c’est la fraîcheur, la saturation et
l’éclat des coloris. Cette surprise sensorielle, ‘impressionniste’, est
susceptible de se reproduire à chaque nouvelle rencontre du tableau. L’œuvre,
prise dans son effet d’ensemble, exerce une sorte de séduction ensorcelante
d’ordre strictement visuel, dont la source se trouve probablement dans
l’exécution. Rapprochant Baudelaire et Manet, Valéry parle d’artistes experts
en leurs métiers respectifs, qui « n’entendent pas spéculer sur le ‘sentiment’,
ni introduire les ‘idées’ sans avoir savamment et subtilement organisé la
‘sensation’. Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l’objet suprême de l’art,
le charme, terme que je prends ici
dans toute sa force ». (Ibid.,
p. 1328-1329)
En
troisième lieu, l’œuvre présente aussi le caractère d’une somme, non dénuée de la prétention à être un chef-d’œuvre abouti.
Outre le traitement général d’une ambiance de plein air, il est possible de
détailler au premier plan une nature morte (vêtements + reliefs d’un repas +
etc…). L’œil peut ensuite s’attarder à apprécier l’élégance très sûre de la
composition du trio central (cf. Raphaël), l’imbrication savante des postures,
l’harmonie qui règne entre les teintes des vêtements ou de la chair de la
femme. Le nu lui-même se laisse aisément isoler et gagne à être considéré pour
lui-même. Le tableau comporte encore le thème d’une baigneuse, celui de la
présence spécifique de l’eau d’une rivière et enfin la question de trouées
perspectivistes, qui sont liées à la disposition générale des plans selon le
proche et le lointain. En tendant l’oreille, on ira même jusqu’à entendre au
sein de la retraite de ce sous-bois le chant furtif du bouvreuil. Tout se passe
comme si Manet avait cherché à affronter un répertoire complet de questions
plastiques courantes, posées ici par le plein air.
On
peut aborder enfin le problème de la composition d’ensemble de l’œuvre, qui fut
l’objet de critiques dès l’accrochage du tableau. Il semble en effet, lorsqu’on
considère plus longuement le Déjeuner sur
l’herbe, que la scène centrale ait été comme transportée de l’atelier et
posée là sur le gazon. Elle se découpe sur un fond dont elle ne fait pas
partie, elle reçoit une lumière assez étrangère au sous-bois. On peut en dire
autant ou presque de la nature morte et de la baigneuse. Bref, du point de vue
de la composition, le tableau fait penser à un puzzle : il semble composé
de morceaux à l’origine séparés les uns des autres et assemblés par seule
juxtaposition.
Cela
peut s’expliquer par deux raisons, pas forcément étrangères à des décisions
délibérées de l’artiste. D’abord, Manet n’a pas atteint d’emblée la faculté en
laquelle les Impressionnistes futurs excelleront : faire vivre les
apparences des êtres et des choses de l’exacte même lumière que les nuages, les
reflets sur l’eau, la transparence des feuilles, les ombres portées des écrans
naturels, etc., où ces êtres et ces choses se situent. De ce point de vue, le Déjeuner… souffre d’un déficit dans
l’unification de l’atmosphère interne à laquelle il prétend. La seconde raison
provient de quelques ruptures d’échelle dans l’organisation du tableau :
les arbres proches, qui meublent la partie gauche du décor, par exemple,
semblent trop petits comparés au groupe des trois personnages centraux, ou bien
alors ceux-ci sont trop grands ; la baigneuse semble trop monumentale eu
égard à son éloignement. Cela étant admis, que faut-il retenir ici sinon les
qualités de ces ‘défauts’ ? L’éclairage arbitraire ou le surdimensionnement ont évidemment une fonction dans l’économie
globale du tableau, celle de mettre en valeur les deux variantes du nu.
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Femme au bain
Le Déjeuner… donne
à contempler deux variations sur le thème du nu : une femme assise à même
le sol, de profil, qui constitue en quelque sorte, étant donné la mise en
relief poussée dont elle fait l’objet, le morceau de choix du tableau et,
d’autre part, placée dans un plan relativement éloigné, une baigneuse, dont la
chemise mouillée devenue transparente adhère à la peau. Il est remarquable que
les deux figures témoignent, chacune à sa façon, d’une prégnance particulière
dans l’ensemble du tableau. Lorsqu’on a présents à l’esprit des nus dus à
Ingres, à Bouguereau, à Bénouville, etc., voire même à Courbet, on ne peut
qu’être frappé par le traitement pictural neuf et original que Manet applique
au corps féminin. C’est que cet artiste cherche à inventer une langue picturale
plus franche, plus simple et plus immédiatement proche de la vitalité ou de la
vivacité des sensations colorées, telles qu’elles sont reçues dans la lumière
du monde extérieur.
La
femme au bain.
Il
s’agit là d’un sujet traditionnel de la peinture — sujet qui est repris ici
avec beaucoup de naturel : après s’être baigné le personnage, se proposant
de sortir de l’onde, s’est penché une dernière fois pour recueillir de l’eau
dans sa main. Dans cette posture, soulignée par l’éclairage et l’agrandissement
de la silhouette, la nudité, qui se laisse entrevoir par transparence, détient
une valeur érotique certaine, mais il convient d’en apprécier la signification
exacte.
Pour
faire exister sur la toile cette figure picturale, Manet emploie une facture
rapide et nerveuse qui est au service d’une touche ‘constructive’ : les
coups de brosse qui, vus de près, offrent une image brouillée, s’organisent
entre eux, avec un recul suffisant du spectateur, pour composer les apparences
en conservant à la couleur toute la saturation et tout l’éclat désirés. Cette
technique est employée avec une plus grande virtuosité encore dans la nature
morte du premier plan. Elle est cependant différente de la décomposition à
laquelle aboutiront les Impressionnistes comme elle l’est aussi de la manière
du futur Renoir, chez qui la couleur est dès l’origine imprégnée de sensualité.
Chez Manet l’attrait sensuel existe, mais c’est au titre de résultante d’une
régénération de la sensation et du plaisir sensoriel
dû aux apparences peintes.
Sans doute
Manet conçoit-il cette technique comme adaptée à des sujets de plein air. Et
peut-être ouvre-t-il ainsi la voie, par l’attrait d’un procédé qui s’accorde à
certaines sortes de sujets, à la promotion d’un hédonisme de la vie physique,
dont témoigneront par ailleurs des mœurs et des rites sociaux nouveaux. Les
baignades, le canotage, les bals ou les déjeuners dans les guinguettes et
jusqu’aux modes des bains de mer et des cultes solaires du lointain XXème
siècle : autant de sujets relatifs à cet hédonisme collectif moderne, dont
la peinture déclinera les thèmes parallèlement à l’évolution des modes de vie.
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Nu
et modernité
La
figure féminine nue du Déjeuner… a
fait l’objet d’une mise en relief aussi bien au sein du trio central qu’au sein
du tableau pris dans son ensemble. Sa nudité peinte, sa posture, son regard,
interpellent le spectateur. Sous une forme plus brutale et plus concentrée, il
en va de même de la pseudo-odalisque de l’Olympia.
On comprend que l’intention y est en partie la même (point de plein air dans l’Olympia, cependant), mais qu’elle a
trouvé dans ce second tableau une formulation adéquate. Ainsi donc, les deux
figures devraient donner lieu à un commentaire qui, pour l’essentiel, leur
serait commun. Avant d’en venir à rechercher une interprétation, on doit
d’abord se demander comment s’effectue la ‘mise en relief’ de la figure, sa
prégnance de forme.
Dans
l’invention de son style Manet a déjà eu l’idée de rompre avec le modelé
traditionnel, modelé ‘tournant’ par estompage et dégradé des ombres, qui fait
enfler les volumes. Il accorde moins de concessions au trompe-l’œil, à
l’édulcoration des impressions colorées, à l’art de répartir les transitions
des ombres et des lumières dans l’espace du tableau. Sa manière propre s’est
déjà exercée dans des tableaux antérieurs, dits ‘espagnols’. Manet, dans les
situations en question, estompe fort peu, place ses teintes en à plat. Un effet
de relief est alors assuré par l’affrontement sans transitions de l’ombre et de
la lumière, des tons sombres et des tons clairs. Cela revient à procéder cette
fois par la valeur intrinsèque de tons pleins d’éclat et étalés de manière
quasi uniforme, par des harmonies de couleurs d’un goût impeccable, par le
recours parfois à des cernes noirs ou bien encore par des contrastes violents.
Cette technique-ci est distincte de la technique mentionnée précédemment, qui
procède par touches ‘constructives’, mais elle tend à une finalité
analogue : conférer à la sensation colorée une acuité sinon primitive, du
moins nouvelle.
Il
résulte de tout ceci que la figure peinte paraît cantonnée dans les contours
qui la dessinent, elle paraît manquer de volume et s’isoler de son entour.
Mais, comme une icône, elle gagne en relief, en présence et en pouvoir de
fascination. Paul Valéry nous mettait sur la voie en affirmant, au titre d’un
résultat, qu’Olympia « dégage
une horreur sacrée, s’impose et triomphe ».(Ibid.) Il nous guide encore cependant, en déclarant cette même Olympia « nue et froide ». Et
sans doute a-t-il raison. La fascination qu’exerce le corps d’Olympia repose sur une figure charnelle
dotée d’un coefficient élevé de réalité et de présence, dont la découpe l’offre
comme nue sans rien au-delà, et elle repose aussi sur l’étonnante blancheur ou
pâleur de cette silhouette, qui elle aussi se donne en tant que pure et simple
sensation colorée d’une teinte ressentie comme froide. Dans ces conditions, la
valeur érotique de la figure ne constitue qu’un
effet secondaire d’un donné
d’abord sensoriel, qu’il est
plausible ensuite d’interpréter dans le sens d’une scène de l’amour vénal.
Dans le Déjeuner sur l’herbe la nature
iconique particulière de la figure féminine semble identique, assortie de la
même et aveuglante nudité vraie, mais sans la blanche froideur d’Olympia. Elle détient ainsi la valeur ou
la fonction d’un emblème un peu énigmatique. Grisette ou courtisane, cette
figure pourrait représenter aussi bien le Modèle au sujet duquel deux peintres
ou étudiants d’une académie d’art étendent leur discussion. Picasso bien plus
tard sera loin d’exclure cette interprétation.
On a
souvent vu dans ces chefs-d’œuvre de Manet le projet d’une double
provocation : l’une dirigée contre la bienséance associée à une certaine
représentation traditionnelle du nu en peinture et l’autre contre les moyens et
les procédés picturaux assujettis à ces conventions. On ne contestera pas la
part de vérité de cette interprétation. Il ne fait pas de doute non plus que Manet
s’est servi du statut singulier, piquant, du nu comme genre pictural et de son
éminent attrait érotique pour tenter d’obtenir la consécration non seulement
d’un style mais d’une voie nouveaux
en peinture. L’aspect de somme que
revêt le Déjeuner… et, par suite
aussi, de manifeste lancé dans le
monde artistique, le caractère médité d’une refondation radicale de
l’impression picturale elle-même et de la vérité sensible qui lui est liée, la
valeur emblématique conférée à la figure du nu féminin, tout cela parlerait en
faveur d’une telle interprétation. Manet fut, dans ces tableaux, un
« peintre de la vie moderne », s’essayant à des sujets adaptés aux
modifications progressives et temporaires d’une époque. Mais il le fut accessoirement, pour ainsi dire. De façon
plus marquante, sa peinture promeut une sensibilité
moderne, une lucidité consciente d’avoir à trouver des bases nouvelles, d’avoir
à refonder, c’est-à-dire d’avoir à ouvrir l’avenir et à promouvoir une
modernité en peinture, qui déborde le cadre de son époque et les péripéties des
salons.
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