jeudi 5 octobre 2017

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_VI

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

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Nu  et  modernité


(19.VIII.61)

Sous les auspices de la beauté, sous quelque forme qu’on l’envisage, le corps de la femme, dépouillé de ses vêtements dans la représentation picturale, se trouve ainsi offert au regard. Il l’est de manière ambiguë, soulignons-le encore, parce qu’offert aussi bien à une contemplation esthétique qu’à l’intérêt ou attrait sexuels d’un spectateur (non exclusivement masculin). Et cela de sorte qu’à la représentation d’un corps dénudé correspond chez l’observateur une sorte de révélation ou de ‘mise à nu’ émotionnelle du désir qu’il porte en lui-même ainsi que de la puissance de ce désir. Or, le nu dans la peinture de Manet a paru choquant, scandaleusement choquant. Quelle vertu particulière possédaient donc les nus de Manet que les nus de peintres antérieurs – Courbet mis à part, probablement – n’avaient pas su détenir ?
Nous pourrions répondre, en laissant de côté le choix du sujet et de ses connotations sociales et morales : les nus chez Manet étaient plus nus que les nus antérieurs. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient plus dépouillés encore. Il n’est alors évidemment plus question de vêtements au sens propre, mais, plus précisément des voiles subreptices qui appartiennent à la représentation picturale elle-même. Car, dans le tableau la lumière, à sa façon, est apte à habiller ou à voiler ; car, la couleur habille ou voile ; car, le modelé habille ou voile ; car, la technique d’application de la matière picturale habille ou voile, de même que cette matière elle-même. Le nu chez Manet parut plus nu parce que Manet avait conçu une matière picturale, une technique, un modelé, une couleur et une lumière qui avaient pour effet de provoquer la chute des voiles traditionnels de la peinture, lesquels n’aboutissaient en somme qu’à une révélation censurée, parce qu’elle-même dissimulée ou transposée, du désir de l’observateur.
Dans le même temps, naturellement, cette nudité plus radicale était rendue visible. Elle l’était sous la forme d’une apparence esthétique essentiellement visuelle et sensorielle, elle l’était par une fraîcheur, une richesse, une franchise de la touche colorée, qui confèrent à la sensation en face de la toile une vivacité et une vigueur, qui n’avaient pas de précédent. C’est par le truchement de cette régénération sensorielle que se font entendre, au titre de résultantes, les harmoniques sensuels de cette sensorialité. A bien considérer le nu (dans les deux tableaux de 1863), nous sommes en présence d’un eros pictural que nous pouvons qualifier de révolutionnaire. On a affaire à une percée toute nouvelle de l’eros en peinture, à la percée d’un  eros moderne, devant lequel la nudité de la femme se découvre plus nue qu’auparavant, comme si la peinture, face à un objet privilégié de la représentation, parvenait à renier certaines de ses routines séculaires les plus intimes pour dépouiller enfin cet objet de ce qui ne lui appartient pas et le voir avec un œil neuf.
Valéry avait sans doute pressenti cela en parlant de nudité ‘absolue’. Mais, si tel fut le cas, le nu en peinture n’avait plus d’avenir. En un sens, ce fut peut-être le lot de bon nombre de peintres modernes, qui conçurent simplement le nu comme un prétexte à expérimentation de formules plastiques. Avec Picasso la question se pose de nouveau et nous sommes à même de la préciser : le nu, chez ce peintre, va-t-il au-delà du point atteint par Manet ?

 (28.VII.61)

«  Je veux DIRE le nu. Je ne veux pas faire un nu comme un nu. Je veux seulement DIRE sein, DIRE pied, DIRE main, ventre. Trouver le moyen de le DIRE, et ça suffit. Je veux peindre le nu de la tête aux pieds. Mais arriver à DIRE. Voilà ce que je veux. » (cf. Hélène Parmelin, Catal., p.314)
Le genre traditionnel du nu demeure sans conteste un objet d’étude – longtemps Picasso n’a cessé de fréquenter les musées –, mais depuis Manet sans doute la question n’est plus en peinture de « faire un nu comme un nu ». Il s’agit naturellement de s’abstenir d’une recherche de composition, du choix d’une pose recherchée et d’un rendu délectable, de respecter l’anatomie, etc., mais on peut penser que, à la suite de Manet, Picasso veut aussi s’affranchir des voiles et vêtures intrinsèquement picturaux. Il effectue un pas de plus, cependant. Libéré du type de ressemblance auquel Manet est encore soumis, le nu s’abstient chez Picasso d’un compte rendu ‘fidèle’ de toutes les parties et apparences du corps : arrondi d’un coude ou d’une épaule, transition des plans sur un volume, gradients de la lumière et de l’ombre ici et là, etc… Le nu doit être dit tout entier en quelques unes de ses parties. Cette valorisation adaptée des détails renvoie donc au schématisme expressif d’une ‘caricature émotionnelle’. Picasso veut dire le nu. Cette simplicité du dire ne peut aller de pair qu’avec la simplicité ou le primitivisme du peindre, dont le dessin de l’enfant offre les caractères.
Dire s’oppose ainsi à faire rêver. Dans la première moitié du XXème siècle, le désenchantement du monde ayant atteint son étiage quasi définitif, le beau idéal et les sublimations, auxquelles il pouvait donner lieu, avaient épuisé les ressources de leur sortilèges. Demeuraient les pouvoirs d’un dire qui indique avec force et sans détour, un dire qui renvoie à la chose même. Sur ce point, dire consistera donc à indiquer au moyen d’un idéogramme schématique, mais expressif dans sa facture, l’attribut sexuel de la femme qui est à retenir. La simplicité de ce dire se conjugue avec la force d’une affirmation. Picasso nomme avec les moyens de la peinture et il rejoint la chose (le corps dans sa nudité), parce qu’il confère à l’image un poids concret parallèle et équivalent à la chose. Le résultat de ce dire pictural réside dans une prégnance et une intensité de présence tactiles, dont les ressorts sont empruntés, nous l’avons dit, à l’art brut que constitue le dessin de l’enfant.
On peut considérer que Picasso parvient à s’aventurer plus loin que Manet, en particulier dans les nus exécutés dans les années 1960. Les Déjeuners sur l’herbe s’y rattachent. Picasso serait donc parvenu à rendre le nu encore plus nu. En effet, la vision y paraît prise dans un processus matérialiste. Par les effets tactiles de ses toiles, le voir tend vers une imminence du toucher, il tend vers une proximité et un contact plus troublants. Et, dès lors, l’eros, toujours impliqué dans la contemplation esthétique du modèle par le peintre, se découvre plus vigoureusement ou plus violemment interpellé et sollicité.

(20.08.60)

Dans le tableau du 20 août 1960, le modèle est une silhouette gracile toute en découpes courbes et roses accentuées par des noirs. Bien établi sur ses hanches épanouies, il s’intègre à la marqueterie générale. Portant haut son joli visage, il se tient à distance d’un rapin qui semble ne pas voir, mais dont la taille de la main droite, paume bien ouverte, a été exagérée. Un an plus tard, le 17 juin 1961, la distance entre le modèle et le peintre s’est singulièrement raccourcie. Le modèle est devenu une Eve sensuelle, toute en sinuosités serpentines, et qui se tend vers le peintre, l’œil obscur ouvert sur le mystère d’une conscience animale. Quant au peintre, en tension lui aussi, il n’est que regard fixe et scrutateur ainsi que main encore une fois disproportionnée. Dans le tableau du 30 juillet 1961, la femme a la stature roide d’une idole rêveuse. Son profil ibère peut-être, sa chevelure noire, ses seins opulents, son nombril, son pubis, sont nettement indiqués. Quant au peintre, au tout premier plan, il est nu à son tour, il a conservé sa canne, mais n’a toujours pas pris sa palette ni ses pinceaux. Est-ce encore le peintre ? N’est-ce pas aussi bien seulement l’homme, l’homme ‘nu’ ? Cette figure semble se confondre avec le tronc d’un arbre, mais sa main préhensile est dirigée vers le modèle. Par la tension qui l’anime, la concentration dont il est la proie, par ses dimensions, son regard et sa main, ce personnage est le personnage principal. Ce tableau à dominante sombre enferme l’ombre du mystère. Il ne comporte que trois couleurs : noir, vert et blanc. La vitalité de la transe de l’exécution est partout sensible. On peut se risquer à inférer que la fièvre qui possède cet homme comme peintre potentiel est celle-là même dont on voit les traces de la création dans le tableau.
Ce n’est pas seulement dans les caractéristiques de cette peinture qu’un eros transparaît, c’est-à-dire dans les qualités tactiles de cet art brut. Il semble que Picasso en conçoive la mise en scène en reliant ainsi l’œil à la main, la vision au toucher, tous deux placés en face d’une nudité plus crue, plus primitive et plus vitale que jamais. Le nu se constitue en objet du désir d’un voir qui est toucher.

(30.VII.61)

Picasso a assisté aux transformations de la société française, à l’amplification des divers courants d’une libération des mœurs. Il a mesuré l’impact important des démystifications opérées par les idéologies modernes et par la psychanalyse, celui de la promotion des valeurs d’un hédonisme matérialiste et physique, de la transgression des tabous, de la mise en liberté des pulsions, celui du crédit accordé, sur le plan de la vie intellectuelle et spirituelle, aux mobiles d’origine sexuelle. Et sans doute a-t-il connu au plus près, de manière intime, l’expérience constante d’une activité démiurgique, qui pousse non seulement à voir et imaginer des formes, mais encore à les produire par un métier de la main. Ainsi placé dans la situation que l’on vient trop brièvement d’esquisser, l’artiste selon Picasso était conduit à appréhender la femme de façon nouvelle, la femme dans sa nudité. Objet éminent de l’eros, la femme est le modèle par excellence du désir de peindre. Mais, en un sens plus profond peut-être, la femme est idole. Car, au sein d’un univers devenu vide et muet, comme l’avait envisagé Pascal, la sexualité peut représenter la chance d’une expérience du sacré. Le désir du peintre tout comme le désir de l’homme développent leur dynamique en participant à des forces mystérieuses, celles-là mêmes qui contribuent à la création dans l’art et, d’autre part, à la reproduction de la vie.













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