LE DÉJEUNER SUR
L'HERBE (MANET–PICASSO)
Francis Esquier
8
Février – Août 1960
Après les quelques dessins du mois de Juillet 1954, Picasso
retrouve le Déjeuner sur l’herbe cinq
ans plus tard en Août 1959 (6 dessins). Mais ce n’est qu’en Février-Mars 1960
qu’il entreprend 4 peintures (27-02, 29-02, 4-03),
dont deux qu’il achève très rapidement et une qui sera conduite à son point
d’achèvement à la fin du mois d’Août (le 20 Août).
Dans ces quatre tableaux le Déjeuner… se métamorphose pour l’essentiel en une scène à deux
personnages + un. La scène principale est celle du peintre et du modèle à quoi s’adjoint une baigneuse à
l’arrière-plan. Le second personnage masculin du Déjeuner… est soit réduit à une inconsistante silhouette, soit tend
à se confondre avec le décor.
(29.02.60)
(27.02.60)
Le personnage masculin principal donne lieu à une
caricature de convention, celle d’un habitué de Montmartre ou de Montparnasse. C’est
le rapin. Du rapin ce personnage affiche la barbe, les cheveux longs, la
coiffure originale, l’habit noir, la canne, l’allure bohême. Il en a aussi
l’éloquence verbeuse et le geste aisé. Rabougri en un pantin falot, le peintre
n’est plus un homme jeune et allongé nonchalamment. Il est assis, buste et
jambes à angle droit, animé d’une tension vers le modèle nu, que confirment la
raideur et le geste du bras droit, fidèles à Manet – geste qui montre, voire
geste qui voudrait toucher. Dans cette satire distanciée, acerbe et
démystificatrice, subsiste donc l’indice d’un signe, le signe d’un rapport
établi entre le corps féminin dans sa nudité et la peinture (comme réflexion ou
comme acte).
Les deux tableaux de Février
1960 sont comme les mises en place d’une interprétation. Les personnages
sont réduits à des découpes planes, comme installés sur une toile de fond
tantôt fermée, tantôt ouverte. Le dessin fait exister les figures, la peinture
emplit par nappes uniforme les intervalles : rose des chairs, noir des
habits, vert jardin et bleu pour la nature. Tout se passe comme si ces mises en
place préparaient un projet plus substantiel, où l’interprétation se mue en
œuvre. On peut considérer qu’il en va effectivement ainsi avec le tableau
achevé le 20 Août suivant.
(04.03.60)
Dans tous ces tableaux les deux figures féminines sont
elles aussi réduites à des découpes planes et schématiques. La baigneuse est
invariablement représentée dans une posture baissée stéréotypée. Elle aussi
maintenant est quasi entièrement nue. Ses deux seins, voire son sexe, ne
laissent aucun doute d’identification. La posture du modèle féminin du Déjeuner… donne lieu, quant à elle, à
des variations plastiques qui supposent quelques constantes : le procédé
de construction cubiste, quelles que soient la posture et la contorsion, permet
de toujours indiquer par le dessin la totalité des caractères sexuels de la
femme : seins, hanches et fesses,
longs cheveux, vulve, nombril. La posture assise est une posture stable, bien
établie, le plus souvent imposante : elle représente le pôle immobile et
la cible attractive du désir de peindre comme du désir sexuel. Pour le rapin
qui disserte comme pour Picasso en tant que peintre la femme représente
indissociablement le condensé de la beauté plastique et l’objet éminent du
désir sexuel. Le piédestal sur lequel l’idéal féminin ou bien la femme
idéalisée avaient pu se trouver placés dans un lointain passé, a été rejeté
dans l’oubli. En ce sens, Picasso comprend Manet, mais il le prolonge aussi.
Car, d’une façon générale, dans ces tableaux, le nu féminin, invariablement,
est certes représenté et interprété à partir des deux motifs fournis par Manet,
mais Le Déjeuner… est devenu le
prétexte à des variations fantasmatiques appliquées au nu féminin, dont la
source doit être recherchée par récurrence dans l’eros masculin.
(20.VIII.60)
Cela dit, nous pouvons prendre en considération le tableau
achevé le 20 Août. C’est une œuvre réussie,
semble-t-il, c’est-à-dire une œuvre qui comporte en elle-même, dans ses détails
et dans le tout qu’elle constitue, une certaine cohérence, qui lui confère
force et unité. Les éléments principaux du tableau de Manet se trouvent à nouveaux
réunis : le rapin discourt, le modèle trône et il a retrouvé son oreille
et son regard, le second personnage masculin se confond avec les troncs des
arbres, mais son bras droit s’allonge et sa main est posée près des fesses du
modèle, la baigneuse se penche et il y a les fûts des arbres avec leurs
frondaisons, le sol herbu, la rivière, la barque, la nature morte. Tout est
bien là. Oui, tout est là et conforme au schématisme des mises en places
essayées dans les tableaux antérieurs, à celui des silhouettes au sein de leur
décor, conforme aussi aux couleurs élues : vert, noir, rose et bleu. Et
pourtant, avec ces notations, rien n’est dit de l’essentiel, c’est-à-dire du
sens de l’œuvre.
Il est évident que l’unité, la force et la cohérence, dont
nous tentons d’éprouver la présence, doivent être recherchées dans ce qui
constitue non pas la dé-formation stylistique apparente que l’œuvre manifeste,
mais bien plutôt l’in-formation
stylistique, qui la sous-tend. En effet l’impression première en face de ce déjeuner-là
est celle d’un fouillis. Picasso
paraît s’être ingénié à la décomposition et au soin des détails : la
silhouette plane du rapin, par exemple, se laisse deviner comme l’assemblage
d’une multitude de secteurs angulaires.
Cependant, à l’observation, ce fouillis s’organise. Il
s’organise selon au moins deux principes : 1° Picasso semble avoir
emprunté à Manet un certain usage généralisé, voire systématique, de la couleur
noire. Dans ce tableau en effet le noir dessine, il trace des figures, il cerne
des contours, il emplit des surfaces, par le jeu des contrastes il donne du
relief. Bref, le noir dessine ou colore et il fait plus que cela : il
structure.
2° Ce qui domine dans le traitement des détails, c’est leur
réduction à des arcs de cercle, articulés entre eux sous les formes de festons,
de sortes de rinceaux, etc… Le ‘fouillis’ dont nous parlions – fouillis qui a
l’allure du baroque espagnol – est composé d’une multitude de segments courbes
qui jouent les uns par rapport aux autres et qui, tous ensemble, confèrent au
tableau ce qui constitue son animation interne. C’est en accédant à cette
animation interne que l’on découvre progressivement cette sorte de transe vibratoire qui agite toutes les
composantes de l’œuvre : nature morte, figures, rivière, frondaisons,
barque, sauf peut-être les fûts des arbres, qui pourvoient la composition de
son architectonique. Du même coup, l’identité de traitement des figures et du
décor intègre celles-là à celui-ci et assure la soudure de l’espace pictural.
Lorsqu’on tient ensemble par la pensée la force vigoureuse
des noirs et l’intensité vibratoire commune à tous les menus détails de
l’œuvre, on se situe, semble-t-il, au plus près de ce qu’a pu être la conception unitaire, l’idée du tableau en question.
Naturellement, cette conception ou idée n’est nullement une représentation
intellectuelle qui aurait préexisté à l’œuvre dans l’esprit de l’artiste.
D’ailleurs, cette idée est ‘conçue’
pour être vue. A l’origine elle est
enveloppée dans un eros de peindre,
dans un désir d’œuvre, et Picasso
lui-même ne découvre, ne voit en tant que peintre l’objet de son désir,
c’est-à-dire ici en particulier la force des noirs et l’agitation intense des
détails comme ‘structure’ ou ‘âme’ de l’œuvre, qu’au fur et à mesure qu’il le
produit, qu’il l’invente et qu’il en contrôle aussi la validité dans la
naissance du tableau.
Ainsi donc, au travers de l’analyse de l’œuvre, le jugement
esthétique tente d’apprécier la puissance ou la vigueur d’un eros de peindre singulier, qui n’est
autre que l’eros d’une beauté recréée.
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