jeudi 5 octobre 2017

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_IV

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

8

Février – Août  1960

Après les quelques dessins du mois de Juillet 1954, Picasso retrouve le Déjeuner sur l’herbe cinq ans plus tard en Août 1959 (6 dessins). Mais ce n’est qu’en Février-Mars 1960 qu’il entreprend 4 peintures (27-02, 29-02, 4-03), dont deux qu’il achève très rapidement et une qui sera conduite à son point d’achèvement à la fin du mois d’Août (le 20 Août).

Dans ces quatre tableaux le Déjeuner… se métamorphose pour l’essentiel en une scène à deux personnages + un. La scène principale est celle du peintre et du modèle à quoi s’adjoint une baigneuse à l’arrière-plan. Le second personnage masculin du Déjeuner… est soit réduit à une inconsistante silhouette, soit tend à se confondre avec le décor.

(29.02.60)


(27.02.60)

Le personnage masculin principal donne lieu à une caricature de convention, celle d’un habitué de Montmartre ou de Montparnasse. C’est le rapin. Du rapin ce personnage affiche la barbe, les cheveux longs, la coiffure originale, l’habit noir, la canne, l’allure bohême. Il en a aussi l’éloquence verbeuse et le geste aisé. Rabougri en un pantin falot, le peintre n’est plus un homme jeune et allongé nonchalamment. Il est assis, buste et jambes à angle droit, animé d’une tension vers le modèle nu, que confirment la raideur et le geste du bras droit, fidèles à Manet – geste qui montre, voire geste qui voudrait toucher. Dans cette satire distanciée, acerbe et démystificatrice, subsiste donc l’indice d’un signe, le signe d’un rapport établi entre le corps féminin dans sa nudité et la peinture (comme réflexion ou comme acte).
Les deux tableaux de Février 1960 sont comme les mises en place d’une interprétation. Les personnages sont réduits à des découpes planes, comme installés sur une toile de fond tantôt fermée, tantôt ouverte. Le dessin fait exister les figures, la peinture emplit par nappes uniforme les intervalles : rose des chairs, noir des habits, vert jardin et bleu pour la nature. Tout se passe comme si ces mises en place préparaient un projet plus substantiel, où l’interprétation se mue en œuvre. On peut considérer qu’il en va effectivement ainsi avec le tableau achevé le 20 Août suivant.

(04.03.60)

Dans tous ces tableaux les deux figures féminines sont elles aussi réduites à des découpes planes et schématiques. La baigneuse est invariablement représentée dans une posture baissée stéréotypée. Elle aussi maintenant est quasi entièrement nue. Ses deux seins, voire son sexe, ne laissent aucun doute d’identification. La posture du modèle féminin du Déjeuner… donne lieu, quant à elle, à des variations plastiques qui supposent quelques constantes : le procédé de construction cubiste, quelles que soient la posture et la contorsion, permet de toujours indiquer par le dessin la totalité des caractères sexuels de la femme : seins, hanches  et fesses, longs cheveux, vulve, nombril. La posture assise est une posture stable, bien établie, le plus souvent imposante : elle représente le pôle immobile et la cible attractive du désir de peindre comme du désir sexuel. Pour le rapin qui disserte comme pour Picasso en tant que peintre la femme représente indissociablement le condensé de la beauté plastique et l’objet éminent du désir sexuel. Le piédestal sur lequel l’idéal féminin ou bien la femme idéalisée avaient pu se trouver placés dans un lointain passé, a été rejeté dans l’oubli. En ce sens, Picasso comprend Manet, mais il le prolonge aussi. Car, d’une façon générale, dans ces tableaux, le nu féminin, invariablement, est certes représenté et interprété à partir des deux motifs fournis par Manet, mais Le Déjeuner… est devenu le prétexte à des variations fantasmatiques appliquées au nu féminin, dont la source doit être recherchée par récurrence dans l’eros masculin.

(20.VIII.60)

Cela dit, nous pouvons prendre en considération le tableau achevé le 20 Août. C’est une œuvre réussie, semble-t-il, c’est-à-dire une œuvre qui comporte en elle-même, dans ses détails et dans le tout qu’elle constitue, une certaine cohérence, qui lui confère force et unité. Les éléments principaux du tableau de Manet se trouvent à nouveaux réunis : le rapin discourt, le modèle trône et il a retrouvé son oreille et son regard, le second personnage masculin se confond avec les troncs des arbres, mais son bras droit s’allonge et sa main est posée près des fesses du modèle, la baigneuse se penche et il y a les fûts des arbres avec leurs frondaisons, le sol herbu, la rivière, la barque, la nature morte. Tout est bien là. Oui, tout est là et conforme au schématisme des mises en places essayées dans les tableaux antérieurs, à celui des silhouettes au sein de leur décor, conforme aussi aux couleurs élues : vert, noir, rose et bleu. Et pourtant, avec ces notations, rien n’est dit de l’essentiel, c’est-à-dire du sens de l’œuvre.
Il est évident que l’unité, la force et la cohérence, dont nous tentons d’éprouver la présence, doivent être recherchées dans ce qui constitue non pas la dé-formation stylistique apparente que l’œuvre manifeste, mais bien plutôt l’in-formation stylistique, qui la sous-tend. En effet l’impression première en face de ce déjeuner-là est celle d’un fouillis. Picasso paraît s’être ingénié à la décomposition et au soin des détails : la silhouette plane du rapin, par exemple, se laisse deviner comme l’assemblage d’une multitude de secteurs angulaires.
Cependant, à l’observation, ce fouillis s’organise. Il s’organise selon au moins deux principes : 1° Picasso semble avoir emprunté à Manet un certain usage généralisé, voire systématique, de la couleur noire. Dans ce tableau en effet le noir dessine, il trace des figures, il cerne des contours, il emplit des surfaces, par le jeu des contrastes il donne du relief. Bref, le noir dessine ou colore et il fait plus que cela : il structure.
2° Ce qui domine dans le traitement des détails, c’est leur réduction à des arcs de cercle, articulés entre eux sous les formes de festons, de sortes de rinceaux, etc… Le ‘fouillis’ dont nous parlions – fouillis qui a l’allure du baroque espagnol – est composé d’une multitude de segments courbes qui jouent les uns par rapport aux autres et qui, tous ensemble, confèrent au tableau ce qui constitue son animation interne. C’est en accédant à cette animation interne que l’on découvre progressivement cette sorte de  transe vibratoire qui agite toutes les composantes de l’œuvre : nature morte, figures, rivière, frondaisons, barque, sauf peut-être les fûts des arbres, qui pourvoient la composition de son architectonique. Du même coup, l’identité de traitement des figures et du décor intègre celles-là à celui-ci et assure la soudure de l’espace pictural.
Lorsqu’on tient ensemble par la pensée la force vigoureuse des noirs et l’intensité vibratoire commune à tous les menus détails de l’œuvre, on se situe, semble-t-il, au plus près de ce qu’a pu être la conception unitaire, l’idée du tableau en question. Naturellement, cette conception ou idée n’est nullement une représentation intellectuelle qui aurait préexisté à l’œuvre dans l’esprit de l’artiste. D’ailleurs, cette idée est ‘conçue’ pour être vue. A l’origine elle est enveloppée dans un eros de peindre, dans un désir d’œuvre, et Picasso lui-même ne découvre, ne voit en tant que peintre l’objet de son désir, c’est-à-dire ici en particulier la force des noirs et l’agitation intense des détails comme ‘structure’ ou ‘âme’ de l’œuvre, qu’au fur et à mesure qu’il le produit, qu’il l’invente et qu’il en contrôle aussi la validité dans la naissance du tableau.
Ainsi donc, au travers de l’analyse de l’œuvre, le jugement esthétique tente d’apprécier la puissance ou la vigueur d’un eros de peindre singulier, qui n’est autre que l’eros d’une beauté recréée.




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