LE DÉJEUNER SUR
L'HERBE (MANET–PICASSO)
Francis Esquier
9
La question du nu chez
Picasso
Du 19 avril au 19 août 1961, Picasso se trouve à nouveau
visité par la pensée du Déjeuner sur
l’herbe. Cette reprise donnera lieu en quatre mois à plus de dix peintures
d’un format moyen ou grand et à quelques linogravures. On peut regrouper les
peintures concernées de la manière suivante : a/ les deux premiers
tableaux du 19 avril-61
et du 17 juin-61, qui reprennent l’ensemble
des données principales du Déjeuner…(sous-bois,
nature morte, second personnage masculin, etc…), mais en rupture avec les
points d’aboutissement de l’année précédente ; b/ les tableaux exécutés du 10 au 16 Juillet,
où l’œuvre de référence se métamorphose en une scène d’inspiration antique avec
faunes et nymphes : en l’occurrence les quatre personnages ont été
entièrement dévêtus, ils conservent pour l’essentiel leurs postures figées
respectives, les couleurs principales sont réduites au vert et au blanc, toute
forme retient quelque chose des courbes molles de la vie végétale et une sorte
de sève ou plutôt de lymphe circule un peu partout. Dès lors, le peintre et son
modèle participent d’une impossible bacchanale. Le tableau devient, à ce qu’il
semble, l’illustration d’un fantasme où le désir s’estompe dans un naturisme
languissant. c/ A partir du 27 juillet
Picasso aborde six autres transformations, qui toutes, après avoir éliminé le
personnage masculin secondaire, sont cadrées sur le face à face du peintre et
de son modèle en premier plan, avec à l’arrière la baigneuse, dont la
silhouette demeure toujours plus ou moins prégnante.
Le tableau du 19 avril 1961 peut être considéré comme l’exhalaison d’un
mouvement d’humeur très éloigné du sujet. Cette pochade bâclée confine à
l’épigramme on ne peut plus insolente, voire à la bouffonnerie grotesque, comme
si le peintre souhaitait ainsi conjurer une obsession importune. Mais, ce que
l’on en peut retenir, c’est la proximité qu’elle offre, en sa facture même,
avec l’aspect général du dessin d’enfant.
(19.4.61)
Il y a un mot de Picasso, rapporté par Penrose (Catal. P.
124), à propos de la période de sa jeunesse où il fréquentait les académies des
Beaux Arts : « Quand j’avais leur âge, je dessinais comme Raphaël,
mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un
enfant ». Peut-être pourrions-nous ici prendre au sérieux cette remarque
de Picasso sur son art de peintre et nous interroger d’abord, à titre de
préliminaire, sur la nature des dessins d’enfant.
Dans les activités d’ordre plastique chez l’enfant,
l’imaginaire paraît relever d’une faculté de libération bien moins contrainte
que chez l’adulte. Les effets d’une censure sont moins perceptibles.
Sentiments, émotions, affects, bref toutes fibres de la sensibilité
transparaissent sans effort et de manière plus intense, aussi bien dans le
contenu imaginaire que dans les déformations auxquelles ce dernier est sujet.
Le dessin, chez l’enfant de 4 à 7 ans, relève alors d’une sorte de caricature émotionnelle. Ce qui frappe
l’enfant est agrandi ou accentué d’une manière ou d’une autre, alors que ce qui
n’est pas ressenti – mais qui peut être su – se trouve rapetissé, négligé ou
tout simplement omis. Ainsi, une figure ou un assemblage de figures (par ex. un
personnage, une maison, un jouet, etc…) ne présenteront guère d’exactitude dans
la ressemblance formelle, mais offriront ‘en contrepartie’ une cohérence
émotionnelle porteuse d’une grande expressivité.
Dans le dessin ou dans la peinture de l’enfant les traces
mêmes de l’activité inventive, de la fabrication de l’image ne se dissimulent pas derrière l’effet
produit. L’enfant pratique spontanément une sorte d’art brut. Ainsi, les
traits, les coups de pinceaux, les tremblements, les coulures, les frottements,
etc., conservent-ils les marques concrètes de l’exécution et portent-ils
témoignage, avec la force qui anime leur inscription matérielle, de la
vivacité, de la spontanéité, des hésitations, de la concentration, que l’enfant
a connues lors de la réalisation.
Dans la peinture d’enfant le choix des couleurs se porte
sur des teintes franches. Le souci d’harmonies culturellement reconnues n’existe
pas ou bien adopte des formules personnelles très imprégnées d’affectivité.
D’où cette fraîcheur expressive et cette adresse directe, immédiate, ce choc
que l’on peut ressentir à contempler ce genre de productions, comme si l’on se
trouvait en face d’un monde renouvelé.
Tous ces caractères tendent à faire de ce primitivisme
pictural, par lequel passe et est passé quasi obligatoirement l’adulte de nos
sociétés, une peinture non encombrée des codes d’une observance esthétique.
Disons donc que c’est par ce genre de détour qu’on pourrait comprendre qu’il
faille une vie pour apprendre ce que représente la simplicité en peinture, mais une simplicité d’autant plus
éclatante qu’elle sera subrepticement soutenue par la grandeur du génie et par
toute l’épaisseur cachée des innombrables expériences par lesquelles est passé
un artiste inspiré. C’est donc par ce détour que nous pouvons revenir aux
œuvres des séries a/ et c/, distinguées ci-dessus.
(17.VI.61)
Dans le tableau du 17 juin 1961
la présence concrète de la matière picturale saute aux yeux. En chacun de ses
points se manifeste, comme si l’observateur devait la toucher, l’effervescence
de l’exécution. Le moment en est resté figé sur la toile. C’est bien l’état
naissant de l’image telle qu’une vision visionnaire l’a produite, qui est
offert à notre contemplation et qui sollicite de notre part une empathie quasi
tactile. Notre contact avec l’œuvre est tout gorgé de ces taches de couleurs
franches qui sont des fruits, des doigts de pied, des bas de visages, des
prunelles noires, des tétons, il est tout saturé aussi de coups de brosses qui
sont des traits, des hachures, des croisillons, des vibrions et qui
barbouillent une barbe, des hanches, un tronc d’arbre, un dos voûté. La
peinture dessine et le dessin peint. Lâchée en liberté la plastique,
indifférente aux genres, improvise le surgissement des formes. Nous nous sommes
rapprochés des ‘barbouillages’ de l’enfant.
La scène principale a subi un resserrement spatial et le
cadrage nous la fait voir de près. Elle emplit tout le tableau. Cependant, le
clair-obscur de sous-bois, bien que non traité pour lui-même, contribue par les
contrastes qu’il engendre au relief et à l’organisation de l’ensemble ou de
certaines parties, comme cela se remarque par exemple à propos de la figure du
rapin. Picasso est revenu à un sujet de prédilection : le peintre et son
modèle. La tension qui unit entre eux les deux protagonistes majeurs est très
sensible : la femme nue s’offre à être scrutée dans la distance et le
rapin, devenu cette fois le peintre vrai, est tout entier possédé par la
pulsion de voir et de toucher. Malgré sa proximité de situation par rapport au
modèle, le personnage masculin secondaire, métamorphosé en une sorte de satyre
placide qui fume sa pipe, fait pendant au tronc d’arbre qui occupe l’extrême
droite du tableau et s’intègre ainsi à une structure rythmique enserrant le
suspens extatique, qui s’est établi comme pour toujours entre le peintre et le
modèle.
(10.VII.61)
Ainsi donc l’illustre motif de Raphaël, tout imprégné de
classicisme (deux dieux étendus sur l’herbe avec une nymphe, au bord d’un cours
d’eau) avait été réutilisé par Manet avec des intentions nouvelles (le nu, le
sous-bois, l’étudiant, la nature morte, la dimension historique) en y
introduisant un personnage nouveau (la baigneuse) et en le traitant enfin selon
un style régénérateur, qui ouvrait la voie à l’Impressionnisme. Voilà
maintenant que Picasso se trouve à maintes reprises investi par un motif apparemment
ancien, mais toujours actuel. En sa modernité il interprète à son tour une
interprétation antérieure. Et il conserve le sous-bois, l’arbre, l’ombre et la
lumière, la référence à la nature, certes schématisée. Il conserve aussi la
baigneuse, parce qu’elle souligne et confirme le fait qu’un des éminents objets
de la peinture est la femme nue, parce qu’elle atteste la présence de l’eau
ainsi que l’ambiance sylvestre, parce qu’elle contribue à organiser la
profondeur du tableau.
D’autre part, suffit-il de dire qu’en empruntant un motif à
la tradition, Picasso fait du Picasso ? Comment pourrait-il en être
autrement, en effet ? Mais, il apparaît que Picasso donne l’occasion à un
motif ancien de profiter, pour ainsi
dire, d’un des aboutissements de sa longue pratique picturale, à savoir d’un
traitement dont la simplicité conquise se veut proche du dessin de l’enfant.
Enfin, il semble évident que chez lui le thème du déjeuner
sur l’herbe ou de la partie de campagne, organisés et partagés par deux fois
deux couples, tend à se réduire à un sujet où la peinture est en question,
celui du peintre et de la femme nue en tant que modèle. La question qui alors
de nouveau se pose, et dans le droit fil du tableau de Manet, est
celle-ci : pourquoi chez Picasso la femme nue constitue-t-elle un éminent
objet du désir de peindre ?
(11.VII.61)
(13.VII.61)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire