LE DÉJEUNER SUR
L'HERBE (MANET–PICASSO)
Francis Esquier
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Le Déjeuner… et Les Demoiselles…
Si le Déjeuner sur
l’herbe se présente comme une
‘somme’ ou comme un ‘manifeste’ ou encore comme un ‘programme’, cela veut dire
qu’il prétend envelopper dans une unité un ensemble de solutions picturales
(novatrices) adaptées à certains des problèmes plastiques légués par la tradition
‘classique’ : question du paysage, qui devient plein air, sous-bois et
aventure de la lumière comme principe d’unité intrinsèque de la représentation ; question du nu, intégré à
une scène et à un groupe postural ; sujet de la nature morte, non comme composition
et architectonique, mais comme désordre ; problème de la profondeur, non
comme illusion perspectiviste, mais comme profondeur commandée par des
impératifs inhérents au projet pictural ; sujet encore de la femme au
bain, repensée du point de vue de la posture et de l’apparence dans la lumière
ou enfin sujet ‘historique’, reconduit à une scène ‘triviale’, mais scène
d’époque, cependant. Par rapport au tableau un et synthétique de Manet nous
avons de la part de Picasso plusieurs dessins, tableaux et œuvres diverses, y
compris l’ensemble final de sculptures monumentales destiné au parc d’un musée
suédois. En tout plus de 150 œuvres, où chaque fois, pourrait-on dire, mais
avec exagération, domine une intention ‘analytique’. Lorsqu’on passe donc de
Manet à Picasso, la première question qui semble s’imposer est la
suivante : pourquoi Picasso éprouve-t-il la nécessité de faire
correspondre à un unique chef-d’œuvre une multiplicité conséquente d’œuvres s’y
référant ?
Pour tenter de comprendre cette entreprise, il faut
effectuer un détour. Il faut sans doute voir que Picasso, avant les premiers
dessins relatifs au Déjeuner… (ils
sont datés de 1954), est déjà passé, 50 ans auparavant, par une expérience
créatrice comparable à celle de Manet. Je fais allusion naturellement aux Demoiselles d’Avignon (1907), œuvre qui
se présente elle aussi comme une somme, un manifeste et un programme.
Les Demoiselles
d’Avignon abordent la question du nu et
de la baigneuse. Picasso avait visité la rétrospective Manet de 1905 (en
témoigneraient, selon certains historiens de l’art, la présence et la situation
dans le bas du tableau d’une nature morte analogue à celle du Déjeuner…), il connaissait le Bain turc de Ingres, il avait vu
l’exposition Cézanne de l’automne 1906, où étaient montrées les Grandes
Baigneuses. D’autre part, Picasso aborde aussi le problème de la
profondeur, i.e. celui de l’espace interne d’un tableau, ainsi que celui de la
nature morte (cf. ci-dessus). Cependant, la question principale n’est pas pour
lui celle de l’unité d’ensemble d’un plein air et de la lumière d’un sous-bois,
mais celui de l’unification de l’espace pictural même et celui de la mise en
scène ou composition des figures.
Avec le Déjeuner…
la représentation picturale demeurait encore largement sous l’obédience
traditionnelle d’une ressemblance fidèle à la nature. Zola y avait été
sensible : « Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un
déjeuner sur l’herbe, /…/ c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin
de la nature rendue avec une simplicité si juste. »(cf. Catal., p.17) Avec
les Demoiselles… la fonction
référentielle de l’image picturale a subi une profonde mutation. Monet,
Gauguin, Van Gogh, Cézanne, avaient assigné au tableau un statut parfaitement
autonome et une fonction référentielle très relâchée, c’est-à-dire arbitrairement ressemblante :
l’œuvre est devenue parallèle à la
nature. Dans la voie ainsi ouverte Picasso effectue un grand pas. Il éloigne encore
le parallélisme. On connaît son mot célèbre devenu un vrai apophtegme, où il
oppose ‘chercher’ et ‘trouver’ : « Je ne cherche pas, je
trouve ». Picasso ne fait pas seulement que condamner l’hésitation, les
essais et erreurs, les doutes, les hypothèses, d’une démarche de recherche, qui
a son objet = x devant soi. Il indique aussi un trait remarquable, valable
peut-être pour tout l’art moderne, à savoir que l’œuvre en peinture ne tient
pas son être de son lien au motif (la nature, le modèle, la réalité,…). L’œuvre
tient son être essentiel de l’acte créateur même. Manet voulait atteindre un
rendu de la lumière du plein air ; Picasso, dans sa vision, engendre par
exemple la structure de l’espace interne propre à un tableau.
Le problème de l’espace pictural, en effet, est le problème
de la représentation de la profondeur dans le tableau. Dans les Demoiselles… les figures (compotier
avec fruits, cinq femmes nues, tuniques et tentures ( ?)) sont pour
l’essentiel des figures planes, quasiment sans volume. En l’absence de
perspective, comment dès lors la représentation de la profondeur peut-elle
s’organiser ? — Par le clivage de
plans successifs. Ainsi, pour l’ensemble du tableau, on peut discerner grosso modo trois plans : le
premier plan où se situe la nature morte, le plan moyen des figures de nus, le
fond de draperies et tentures ( ?). Cependant, le recours à des segments
de lignes courbes et à des plans incurvés (convexes ou concaves), à des
contrastes de couleurs aussi, permet de rendre plus complexe le système, en
fragmentant les clivages et en faisant ainsi communiquer l’avant et l’arrière.
La nature morte fournit un exemple, où le ‘principe’ est appliqué :
l’image obtenue mêle deux vues incompossibles (une vue de profil et une vue
plongeante) de sorte que le compotier et la table sur laquelle il repose, vus
d’en haut, constituent un fond. Sur ce fond les silhouettes planes des fruits
se détachent de sorte qu’une poire et une pomme masquent une grappe de raisin
qui, à son tour, masque une tranche de pastèque. La mise en relief de
l’ensemble et des détails de cette nature morte est accentuée par des contours
au trait noir.
Comment la question du nu est-elle abordée ? — Le
caractère programmatique de l’œuvre est suggéré par les dimensions de la toile
et par le monumentalisme des figures féminines. Par ailleurs, celles-ci sont
réduites à des schémas simplifiés que
le dessin découpe et qu’un rose pâle uniforme emplit. Elles représentent moins
des êtres réels que des sortes d’idoles primitives à rattacher à la statuaire
ibère, simplifiée par géométrisation. A ce titre, ces figures et le groupe
qu’elles composent constituent l’élément statique, solide, architectonique, du
tableau. Elles contribuent aussi à créer l’atmosphère sauvage qui imprègne
l’ensemble de la composition, trait qu’accuse encore le traitement des
visages : formules personnelles du Picasso de 1906 pour les deux silhouettes
ibères au centre, réminiscence du Gauguin exotique peut-être pour le grand nu
de profil sur la gauche, masques nègre et amérindien pour les deux figures
situées sur la droite.
La mise en scène des cinq personnages paraît
arbitraire : le peintre semble leur avoir conféré des attitudes qui
permettent seulement d’en varier les poses : vue de face, de profil, de
trois quarts, positions debout, position assise. De même la palette est
relativement pauvre, mais engendre des rapports de tons francs et sûrs :
les tons chauds (rouges et bruns ‘africains’) s’équilibrent avec les tons
froids (blancs, bleus et verts) tandis que
les roses pâles plutôt neutres s’intercalent dans cette gamme. Toutes
ces questions demeurent secondaires par rapport à la question de l’unification
de l’espace pictural qui, ici, ne reçoit pas l’apport important d’un traitement
de la lumière et des ombres. Manet voulait s’emparer de l’atmosphère vraie,
sensible, sensorielle, du sous-bois. Pour Picasso il n’y a tout simplement ni atmosphère
ni lumière. Dès lors ne court-on pas le risque d’un espace purement cérébral et
d’une représentation qui n’offre autre chose que des schémas produits par les
opérations ou les jeux de l’intelligence ?
Ce risque est réel, il faut l’admettre. On ajoutera
pourtant que la représentation unifiée de l’espace, dans les Demoiselles d’Avignon, est obtenue, comme on l’a vu, par un
système de plans successifs clivés, compliqué par de multiples interférences de
ces plans entre eux. De fait, le clivage en question est contradictoirement en
concurrence avec une véritable intrication
des plans. En partie les figures se détachent du fond et en partie aussi
fond et figure empiètent l’un sur l’autre. A cela s’ajoute une composante qui
joue un rôle essentiel dans l’unification de l’espace pictural : un
puissant rythme anime et parcourt l’ensemble de l’œuvre, unifiant tous les
détails, agglomérant figures et fond et faisant de chaque partie de la
composition un moment de
l’organisation globale. C’est la puissance de cette organisation rythmique,
composant avec l’ordre architectonique
des figures verticales, qui constitue le ciment spatial, qui concourt à
engendrer tout l’intérêt de cette œuvre. Quant à l’origine de cette puissance rythmique,
il faut dire qu’elle coïncide avec la puissance des mobiles inscrits dans
l’acte créateur, i.e. avec l’eros qui
en constitue sans doute la part centrale.
Avec les Demoiselles…
Picasso a compris qu’une œuvre de peinture pouvait ne référer qu’à elle-même,
reposer sur elle-même à partir des seules lois de son organisation interne.
Choses et êtres peuvent s’y réduire à des schémas plus ou moins abstraits,
l’organisation spatiale y valoir par sa cohérence propre, la couleur y
engendrer une atmosphère lumineuse adaptée, la mise en scène et la composition
y obéir à une imagination visionnaire, etc… Le tableau sera ainsi considéré
comme l’extériorisation et l’objectivation de la vie intérieure du peintre.
Qu’il en reste au stade d’une quasi-esquisse ou qu’il s’offre comme plus
abouti, le tableau acquerra d’autant plus de valeur expressive qu’il portera en
lui les marques du désir et de l’impulsion de création, sans s’encombrer d’un
soi-disant contrôle de ressemblance ou de fidélité aux apparences.
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L’un et le
multiple
La question posée précédemment demeure : pourquoi
Picasso a-t-il fait correspondre à un unique tableau de Manet une multitude
d’œuvres qui y réfèrent ?
De quelle nature peut être la confrontation entre Picasso
et Manet ? Avec le Déjeuner…
l’amateur d’art se trouve en face d’un chef-d’œuvre qui est une somme, un
manifeste et un programme. Son attitude est une attitude esthétique qui n’en
finit pas d’épuiser une œuvre aussi riche, d’y découvrir toujours de nouveau
quelque sujet d’admiration et quelque charme à savourer. Picasso, quant à lui,
se trouve confronté à l’œuvre d’un Maître dont il mesure, en tant que peintre, la
puissance de la conception. Il mesure d’autant mieux cette donnée
fondamentale, qui préside à l’invention d’une grande œuvre novatrice, que
lui-même en a fait l’expérience en propre, ne serait-ce qu’avec les Demoiselles d’Avignon. Que peut donc
attendre Picasso d’un face à face avec le Manet du Déjeuner… ? Que peut-il attendre, si, cette fois, le modèle
est une grande œuvre de l’histoire de la peinture ?
Sans doute pas le miracle d’une palingénésie. Ce n’est pas
ainsi que se déroule le processus d’une innovation radicale et d’une
concentration de la grandeur dans quelque art que ce soit. L’âge même du
peintre (80 ans) enlève tout crédit à cette hypothèse. Etant donné la nature du
modèle, qui n’est pas un objet naturel, mais d’ores et déjà et, dans tous les
sens du terme, une peinture, il reste cependant la possibilité d’un dialogue de
maître à maître, de vision picturale à vision picturale, — dialogue où Manet, fournissant
un sujet accompagné de la manière de le traiter, il appartient à Picasso
d’accueillir cette proposition, d’en interpréter le sens et l’importance, de
juger de la nécessité d’une appropriation et de l’éventualité d’une réponse
autre sous la forme d’une œuvre. Car,
Picasso pourrait naturellement s’exprimer par des discours et par des
commentaires oraux. Mais, il ne le fera pas. En face du modèle, Picasso fera du
Picasso.
Dans ces conditions, on entrevoit la multiplicité possible
des sujets issus de l’œuvre et la multiplicité des ‘réponses’ (dessins,
peintures, gravures, etc…), dues au ‘peintre-commentateur’. Autant d’hommages
rendus à la puissance de conception, qui est à la source du chef-d’œuvre et de
la densité qu’il enferme. Autant de manifestations aussi, s’il y a œuvre
de la part de Picasso, des enjeux éclatants et universels de la peinture…,
voire de la sculpture.
Il ne faudra pas non plus, dans ces conditions, croire que
Picasso a trouvé constamment un certain divertissement à picorer dans l’œuvre
de Manet quelque prétexte à tromper son ennui ou à s’essayer à des
combinatoires gratuites. Et il ne faudra pas non plus tenir chaque fois pour
réalisation aboutie ce qui peut n’être que jalon exploratoire ou idée qui se
fourvoie. En fin de compte, c’est bien la totalité des ‘commentaires’ du
peintre, l’ensemble grandiose qu’ils forment réunis, qui dévoilent dans le
dialogue avec Manet la partie de Picasso.
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