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jeudi 5 octobre 2017

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_II

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

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Le Déjeuner sur l’herbe : impressions d’ensemble.

Le Déjeuner sur l’herbe, au premier abord, frappe par ses grandes dimensions : 264,5 cm x 208 cm. Il s’agissait en effet d’immerger le spectateur, placé à distance convenable de l’œuvre, dans l’ampleur et la profondeur d’un sous-bois, d’exploiter le clair-obscur de ce dernier en fonction de l’immense variété des ressources et des richesses qu’il offre à l’observation.
Ce qui retient l’attention, en second lieu, c’est la fraîcheur, la saturation et l’éclat des coloris. Cette surprise sensorielle, ‘impressionniste’, est susceptible de se reproduire à chaque nouvelle rencontre du tableau. L’œuvre, prise dans son effet d’ensemble, exerce une sorte de séduction ensorcelante d’ordre strictement visuel, dont la source se trouve probablement dans l’exécution. Rapprochant Baudelaire et Manet, Valéry parle d’artistes experts en leurs métiers respectifs, qui « n’entendent pas spéculer sur le ‘sentiment’, ni introduire les ‘idées’ sans avoir savamment et subtilement organisé la ‘sensation’. Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l’objet suprême de l’art, le charme, terme que je prends ici dans toute sa force ». (Ibid., p. 1328-1329)
En troisième lieu, l’œuvre présente aussi le caractère d’une somme, non dénuée de la prétention à être un chef-d’œuvre abouti. Outre le traitement général d’une ambiance de plein air, il est possible de détailler au premier plan une nature morte (vêtements + reliefs d’un repas + etc…). L’œil peut ensuite s’attarder à apprécier l’élégance très sûre de la composition du trio central (cf. Raphaël), l’imbrication savante des postures, l’harmonie qui règne entre les teintes des vêtements ou de la chair de la femme. Le nu lui-même se laisse aisément isoler et gagne à être considéré pour lui-même. Le tableau comporte encore le thème d’une baigneuse, celui de la présence spécifique de l’eau d’une rivière et enfin la question de trouées perspectivistes, qui sont liées à la disposition générale des plans selon le proche et le lointain. En tendant l’oreille, on ira même jusqu’à entendre au sein de la retraite de ce sous-bois le chant furtif du bouvreuil. Tout se passe comme si Manet avait cherché à affronter un répertoire complet de questions plastiques courantes, posées ici par le plein air.
On peut aborder enfin le problème de la composition d’ensemble de l’œuvre, qui fut l’objet de critiques dès l’accrochage du tableau. Il semble en effet, lorsqu’on considère plus longuement le Déjeuner sur l’herbe, que la scène centrale ait été comme transportée de l’atelier et posée là sur le gazon. Elle se découpe sur un fond dont elle ne fait pas partie, elle reçoit une lumière assez étrangère au sous-bois. On peut en dire autant ou presque de la nature morte et de la baigneuse. Bref, du point de vue de la composition, le tableau fait penser à un puzzle : il semble composé de morceaux à l’origine séparés les uns des autres et assemblés par seule juxtaposition.




Cela peut s’expliquer par deux raisons, pas forcément étrangères à des décisions délibérées de l’artiste. D’abord, Manet n’a pas atteint d’emblée la faculté en laquelle les Impressionnistes futurs excelleront : faire vivre les apparences des êtres et des choses de l’exacte même lumière que les nuages, les reflets sur l’eau, la transparence des feuilles, les ombres portées des écrans naturels, etc., où ces êtres et ces choses se situent. De ce point de vue, le Déjeuner… souffre d’un déficit dans l’unification de l’atmosphère interne à laquelle il prétend. La seconde raison provient de quelques ruptures d’échelle dans l’organisation du tableau : les arbres proches, qui meublent la partie gauche du décor, par exemple, semblent trop petits comparés au groupe des trois personnages centraux, ou bien alors ceux-ci sont trop grands ; la baigneuse semble trop monumentale eu égard à son éloignement. Cela étant admis, que faut-il retenir ici sinon les qualités de ces ‘défauts’ ? L’éclairage arbitraire ou le surdimensionnement  ont évidemment une fonction dans l’économie globale du tableau, celle de mettre en valeur les deux variantes du nu.



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Femme au bain

Le Déjeuner… donne à contempler deux variations sur le thème du nu : une femme assise à même le sol, de profil, qui constitue en quelque sorte, étant donné la mise en relief poussée dont elle fait l’objet, le morceau de choix du tableau et, d’autre part, placée dans un plan relativement éloigné, une baigneuse, dont la chemise mouillée devenue transparente adhère à la peau. Il est remarquable que les deux figures témoignent, chacune à sa façon, d’une prégnance particulière dans l’ensemble du tableau. Lorsqu’on a présents à l’esprit des nus dus à Ingres, à Bouguereau, à Bénouville, etc., voire même à Courbet, on ne peut qu’être frappé par le traitement pictural neuf et original que Manet applique au corps féminin. C’est que cet artiste cherche à inventer une langue picturale plus franche, plus simple et plus immédiatement proche de la vitalité ou de la vivacité des sensations colorées, telles qu’elles sont reçues dans la lumière du monde extérieur.
La femme au bain.
Il s’agit là d’un sujet traditionnel de la peinture — sujet qui est repris ici avec beaucoup de naturel : après s’être baigné le personnage, se proposant de sortir de l’onde, s’est penché une dernière fois pour recueillir de l’eau dans sa main. Dans cette posture, soulignée par l’éclairage et l’agrandissement de la silhouette, la nudité, qui se laisse entrevoir par transparence, détient une valeur érotique certaine, mais il convient d’en apprécier la signification exacte.
Pour faire exister sur la toile cette figure picturale, Manet emploie une facture rapide et nerveuse qui est au service d’une touche ‘constructive’ : les coups de brosse qui, vus de près, offrent une image brouillée, s’organisent entre eux, avec un recul suffisant du spectateur, pour composer les apparences en conservant à la couleur toute la saturation et tout l’éclat désirés. Cette technique est employée avec une plus grande virtuosité encore dans la nature morte du premier plan. Elle est cependant différente de la décomposition à laquelle aboutiront les Impressionnistes comme elle l’est aussi de la manière du futur Renoir, chez qui la couleur est dès l’origine imprégnée de sensualité. Chez Manet l’attrait sensuel existe, mais c’est au titre de résultante d’une régénération de la sensation et du plaisir sensoriel dû aux apparences peintes.
Sans doute Manet conçoit-il cette technique comme adaptée à des sujets de plein air. Et peut-être ouvre-t-il ainsi la voie, par l’attrait d’un procédé qui s’accorde à certaines sortes de sujets, à la promotion d’un hédonisme de la vie physique, dont témoigneront par ailleurs des mœurs et des rites sociaux nouveaux. Les baignades, le canotage, les bals ou les déjeuners dans les guinguettes et jusqu’aux modes des bains de mer et des cultes solaires du lointain XXème siècle : autant de sujets relatifs à cet hédonisme collectif moderne, dont la peinture déclinera les thèmes parallèlement à l’évolution des modes de vie.




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Nu  et  modernité

La figure féminine nue du Déjeuner… a fait l’objet d’une mise en relief aussi bien au sein du trio central qu’au sein du tableau pris dans son ensemble. Sa nudité peinte, sa posture, son regard, interpellent le spectateur. Sous une forme plus brutale et plus concentrée, il en va de même de la pseudo-odalisque de l’Olympia. On comprend que l’intention y est en partie la même (point de plein air dans l’Olympia, cependant), mais qu’elle a trouvé dans ce second tableau une formulation adéquate. Ainsi donc, les deux figures devraient donner lieu à un commentaire qui, pour l’essentiel, leur serait commun. Avant d’en venir à rechercher une interprétation, on doit d’abord se demander comment s’effectue la ‘mise en relief’ de la figure, sa prégnance de forme.
Dans l’invention de son style Manet a déjà eu l’idée de rompre avec le modelé traditionnel, modelé ‘tournant’ par estompage et dégradé des ombres, qui fait enfler les volumes. Il accorde moins de concessions au trompe-l’œil, à l’édulcoration des impressions colorées, à l’art de répartir les transitions des ombres et des lumières dans l’espace du tableau. Sa manière propre s’est déjà exercée dans des tableaux antérieurs, dits ‘espagnols’. Manet, dans les situations en question, estompe fort peu, place ses teintes en à plat. Un effet de relief est alors assuré par l’affrontement sans transitions de l’ombre et de la lumière, des tons sombres et des tons clairs. Cela revient à procéder cette fois par la valeur intrinsèque de tons pleins d’éclat et étalés de manière quasi uniforme, par des harmonies de couleurs d’un goût impeccable, par le recours parfois à des cernes noirs ou bien encore par des contrastes violents. Cette technique-ci est distincte de la technique mentionnée précédemment, qui procède par touches ‘constructives’, mais elle tend à une finalité analogue : conférer à la sensation colorée une acuité sinon primitive, du moins nouvelle.
Il résulte de tout ceci que la figure peinte paraît cantonnée dans les contours qui la dessinent, elle paraît manquer de volume et s’isoler de son entour. Mais, comme une icône, elle gagne en relief, en présence et en pouvoir de fascination. Paul Valéry nous mettait sur la voie en affirmant, au titre d’un résultat, qu’Olympia « dégage une horreur sacrée, s’impose et triomphe ».(Ibid.) Il nous guide encore cependant, en déclarant cette même Olympia « nue et froide ». Et sans doute a-t-il raison. La fascination qu’exerce le corps d’Olympia repose sur une figure charnelle dotée d’un coefficient élevé de réalité et de présence, dont la découpe l’offre comme nue sans rien au-delà, et elle repose aussi sur l’étonnante blancheur ou pâleur de cette silhouette, qui elle aussi se donne en tant que pure et simple sensation colorée d’une teinte ressentie comme froide. Dans ces conditions, la valeur érotique de la figure ne constitue qu’un effet secondaire d’un donné d’abord sensoriel, qu’il est plausible ensuite d’interpréter dans le sens d’une scène de l’amour vénal.
Dans le Déjeuner sur l’herbe la nature iconique particulière de la figure féminine semble identique, assortie de la même et aveuglante nudité vraie, mais sans la blanche froideur d’Olympia. Elle détient ainsi la valeur ou la fonction d’un emblème un peu énigmatique. Grisette ou courtisane, cette figure pourrait représenter aussi bien le Modèle au sujet duquel deux peintres ou étudiants d’une académie d’art étendent leur discussion. Picasso bien plus tard sera loin d’exclure cette interprétation.
On a souvent vu dans ces chefs-d’œuvre de Manet le projet d’une double provocation : l’une dirigée contre la bienséance associée à une certaine représentation traditionnelle du nu en peinture et l’autre contre les moyens et les procédés picturaux assujettis à ces conventions. On ne contestera pas la part de vérité de cette interprétation. Il ne fait pas de doute non plus que Manet s’est servi du statut singulier, piquant, du nu comme genre pictural et de son éminent attrait érotique pour tenter d’obtenir la consécration non seulement d’un style mais d’une voie nouveaux en peinture. L’aspect de somme que revêt le Déjeuner… et, par suite aussi, de manifeste lancé dans le monde artistique, le caractère médité d’une refondation radicale de l’impression picturale elle-même et de la vérité sensible qui lui est liée, la valeur emblématique conférée à la figure du nu féminin, tout cela parlerait en faveur d’une telle interprétation. Manet fut, dans ces tableaux, un « peintre de la vie moderne », s’essayant à des sujets adaptés aux modifications progressives et temporaires d’une époque. Mais il le fut accessoirement, pour ainsi dire. De façon plus marquante, sa peinture promeut une sensibilité moderne, une lucidité consciente d’avoir à trouver des bases nouvelles, d’avoir à refonder, c’est-à-dire d’avoir à ouvrir l’avenir et à promouvoir une modernité en peinture, qui déborde le cadre de son époque et les péripéties des salons.




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