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INGRESQUE, RAVISSANTE, INSONDABLE…
C’est un mercredi, le 10
mai 2006… Au Louvre, une exposition Ingres, où se voient réunis quelques portraits de femmes ‘du monde’.
Mais d’où peut-on être, sinon ‘du monde’ ?
Question oiseuse : bien entendu, je sais le
convenu de l’expression, sur laquelle il n’y a pas à s’arrêter plus longtemps.
Cependant, à contempler ces portraits, c’est comme
une inquiétude que j’éprouve. Ce n’est
pas que je me demande d’où elles étaient, ni d’où elles venaient, ces femmes-là
qui, il y a si longtemps, (se) posèrent devant ce peintre.
Je me demande plutôt à quel monde appartiennent
leurs images, ces images-là, posées devant mes yeux, aujourd’hui.
J’entends la rumeur monter au dessus des vagues de
visiteurs, attisée par le discours savant des conférenciers : que c’est
bien peint ! C’est-à-dire : n’est-ce pas extraordinaire, à quel point
cela ressemble à notre monde !
Est-ce d’autant plus ressemblant que c’est plein de
ces choses, de notre monde, si aisément à notre portée : vases et miroirs,
gants, éventails, et ces soies, ces velours… et la peau des femmes ?
Mais, dans ce monde-là, le nôtre, cette
perfection dans le rendu de l’apparence des surfaces ne se trouve jamais,
justement : impossible que notre attention, toujours distraite, dispersée,
la perçoive, la saisisse, la retienne assez longtemps pour qu’elle ressemble
enfin à cela qui est perçu, saisi, retenu dans ces portraits.
Avant d’être faits de couches superposées d’essence
et d’huile mêlées de pigments, de vernis, ces portraits sont d’abord
superpositions, juxtapositions, imbrications de… couches de réalité.
Ce doit être ça qui m’inquiète.
C’est comme une inquiétude, mais ravissante.
D’une certaine façon, cette inquiétude me prend
ainsi qu’une nausée, qui monte depuis les couches enfouies de l’organisme,
sournoisement. Ce qui inquiète, c’est de ne pas vraiment savoir ce qui monte,
là, ni jusqu’où ça va monter. Mais c’est aussi ravissant.
Et ce qui inquiète, c’est que ce soit ravissant,
aussi.
Oh ! Être ravissant, ce n’est pas si joli. Le
seul qui soit vraiment ‘ravissant’, c’est le ravisseur. Le violeur…
Que cette
nausée soit ravissante, cela veut dire que ça monte en moi, mais que je n’ai
plus qu’une envie : que ça me soulève.
Et ça soulève ! Oui, ça soulève toutes sortes
de couches – de réalité. Et de ces couches que l’on croirait chacune engluée
dans les autres. Et ce qui commence de les défaire, doucement, irrésistiblement,
l’une de l’autre, dans ces quelques portraits alignés, c’est quoi ?
D’abord, de les découvrir si bien alignés, mais sans
que cela paraisse sériel : bien au contraire, l’unicité de chacun des portraits
semble bien resplendir de l’unicité de chacune de ces femmes.
Mais, si chacune est évidemment unique, irréductible
à n’importe laquelle des autres, il est tout aussi évident que le regard qui
s’est posé sur elles, et a secrété leurs portraits, ce regard est de même
unique.
Leur unique ravisseur.
Je vois bien, que je n’avais encore rien vu, ni rien
compris encore, à ce que j’avais cru voir, là, dans ce qui m’avait ainsi
inquiété, et ravi.
Oui, ce n’est que de la peinture. Mais (est-ce
naïf ?) je n’en reviens toujours pas que ma façon d’être dans le monde
soit parfois si fortement bouleversée par cette « chose » : un
morceau de toile sur laquelle sont étalées des couches de pâtes colorées…
Mais étalées dans un certain ordre ! Un ordre
qui fait tout.
Et cet ordre, là, dans tous ces portraits de
femmes peints par Ingres, que fait-il ? Que me fait-il ?
Cet ordre me fait l’effet qu’il n’est partout qu’une réalité, et une
seule.
Mais par quel mystère (dont j’ai renoncé à pénétrer la nuit) ces lignes
si nettes, dont toutes les orientations sont si fermement déterminées, et liées
les unes aux autres par une autorité quasi
dictatoriale…, cette compacité de minéral exempt d’impuretés, qui
d’abord semble interdire le passage du moindre souffle d’air étranger, par quel
mystère est-ce elle qui permet de déplier, d’un regard, une fois qu’il s’est
ouvert, la diversité incalculable des couches composant la
réalité : et la pesanteur rassurante des
tissus, et la tiédeur accueillante de cette chair dérobée, et la pénombre des
chambres, et le silence – inouï – de tant d’objets familiers, et la lumière de
ces yeux…
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