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vendredi 13 mars 2015

INGRESQUE

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INGRESQUE, RAVISSANTE, INSONDABLE…



C’est un mercredi, le 10 mai 2006… Au Louvre, une exposition Ingres, où se voient réunis quelques portraits de femmes ‘du monde’.  

Mais d’où peut-on être, sinon ‘du monde’ ?
Question oiseuse : bien entendu, je sais le convenu de l’expression, sur laquelle il n’y a pas à s’arrêter plus longtemps.
Cependant, à contempler ces portraits, c’est comme une inquiétude que j’éprouve.  Ce n’est pas que je me demande d’où elles étaient, ni d’où elles venaient, ces femmes-là qui, il y a si longtemps, (se) posèrent devant ce peintre.
Je me demande plutôt à quel monde appartiennent leurs images, ces images-là, posées devant mes yeux, aujourd’hui.

J’entends la rumeur monter au dessus des vagues de visiteurs, attisée par le discours savant des conférenciers : que c’est bien peint ! C’est-à-dire : n’est-ce pas extraordinaire, à quel point cela ressemble à notre monde !
Est-ce d’autant plus ressemblant que c’est plein de ces choses, de notre monde, si aisément à notre portée : vases et miroirs, gants, éventails, et ces soies, ces velours… et la peau des femmes ?
Mais, dans ce monde-là,  le nôtre, cette perfection dans le rendu de l’apparence des surfaces ne se trouve jamais, justement : impossible que notre attention, toujours distraite, dispersée, la perçoive, la saisisse, la retienne assez longtemps pour qu’elle ressemble enfin à cela qui est perçu, saisi, retenu dans ces portraits.
Avant d’être faits de couches superposées d’essence et d’huile mêlées de pigments, de vernis, ces portraits sont d’abord superpositions, juxtapositions, imbrications de… couches de réalité.

Ce doit être ça qui m’inquiète.


C’est comme une inquiétude, mais ravissante.
D’une certaine façon, cette inquiétude me prend ainsi qu’une nausée, qui monte depuis les couches enfouies de l’organisme, sournoisement. Ce qui inquiète, c’est de ne pas vraiment savoir ce qui monte, là, ni jusqu’où ça va monter. Mais c’est aussi ravissant.
Et ce qui inquiète, c’est que ce soit ravissant, aussi.

Oh ! Être ravissant, ce n’est pas si joli. Le seul qui soit vraiment ‘ravissant’, c’est le ravisseur. Le violeur…
 Que cette nausée soit ravissante, cela veut dire que ça monte en moi, mais que je n’ai plus qu’une envie : que ça me soulève.

Et ça soulève ! Oui, ça soulève toutes sortes de couches – de réalité. Et de ces couches que l’on croirait chacune engluée dans les autres. Et ce qui commence de les défaire, doucement, irrésistiblement, l’une de l’autre, dans ces quelques portraits alignés, c’est quoi ?
D’abord, de les découvrir si bien alignés, mais sans que cela paraisse sériel : bien au contraire, l’unicité de chacun des portraits semble bien resplendir de l’unicité de chacune de ces femmes.
Mais, si chacune est évidemment unique, irréductible à n’importe laquelle des autres, il est tout aussi évident que le regard qui s’est posé sur elles, et a secrété leurs portraits, ce regard est de même unique.
Leur unique ravisseur.




Je vois bien, que je n’avais encore rien vu, ni rien compris encore, à ce que j’avais cru voir, là, dans ce qui m’avait ainsi inquiété, et ravi.
Oui, ce n’est que de la peinture. Mais (est-ce naïf ?) je n’en reviens toujours pas que ma façon d’être dans le monde soit parfois si fortement bouleversée par cette « chose » : un morceau de toile sur laquelle sont étalées des couches de pâtes colorées…
Mais étalées dans un certain ordre ! Un ordre qui fait tout.
Et cet ordre, là, dans tous ces portraits de femmes peints par Ingres, que fait-il ? Que me fait-il ?


 Cet ordre me fait l’effet qu’il n’est partout qu’une réalité, et une seule.
Mais par quel mystère (dont j’ai renoncé à pénétrer la nuit) ces lignes si nettes, dont toutes les orientations sont si fermement déterminées, et liées les unes aux autres par une autorité quasi  dictatoriale…, cette compacité de minéral exempt d’impuretés, qui d’abord semble interdire le passage du moindre souffle d’air étranger, par quel mystère est-ce elle qui permet de déplier, d’un regard, une fois qu’il s’est ouvert, la diversité incalculable  des couches composant la réalité  : et la pesanteur rassurante des tissus, et la tiédeur accueillante de cette chair dérobée, et la pénombre des chambres, et le silence – inouï – de tant d’objets familiers, et la lumière de ces yeux…
  






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