HISTOIRE (ENTRE
DEUX)
« Hier,
dans le village encore ensommeillé, aux dernières heures de la nuit, le père de
famille est silencieusement descendu à sa cave, pour y prendre la hache dont il
se servait pour fendre le bois. Sans faire plus de bruit, il est remonté à
l’étage des chambres, pour y massacrer sa femme, ses deux enfants, de cinq et
huit ans, et enfin une vieille tante, hébergée depuis plus d’un an, etc. »
Ça pouvait être ainsi
annoncé par un titulaire de la rubrique des Faits
divers d’humeur un peu romanesque… Et, selon les attentes présumées
des lecteurs, et lectrices – et la quantité de mots préconisée par son
directeur de la publication –, il pouvait ajouter plus ou moins
d’appréciations, détaillées et superlatives, sur l’état dans lequel les
victimes avaient été retrouvées. Mais, tout le « fond » de son
article serait la personne du meurtrier, ou plus exactement le fait qu’il n’y
avait aucun moyen d’accorder ce que l’on savait de la personne, et son geste.
Geste, « fou », dans tous les cas incompatible avec « ce
que l’on savait de cet homme ». Cependant, dans les déclarations des uns
et des autres, ce n’est pas le mot « incompatible » qui était utilisé,
mais le mot « impossible ». Cependant, les uns comme les autres
savaient qu’ils ne cherchaient ainsi qu’à échapper à la réalité – un moment encore, pour gagner du temps – le temps
nécessaire pour « reprendre ses esprits », comme on dit,
c’est-à-dire : pour accepter que cela l’était
bel et bien, possible – justement, puisque cela avait eu lieu.
Quelques uns tentaient
une dernière esquive en déclarant la chose « incroyable », et
allaient répétant « C’est … incroyable ! » – tout en sachant que la
croyance ne faisait rien à l’affaire.
Enfin, n’en pouvant
plus de nier la réalité de l’évènement, tout le monde s’en tenait à la seule
attitude convenable : l’incompréhension.
Dans ma déambulation
mentale, entre l’éveil et le lever, je n’arrivais pas à fixer si le meurtrier
s’était donné la mort, ou bien si, depuis son arrestation faite sur les lieux
du massacre (ou bien après qu’il se soit rendu ?), il était demeuré dans
un état de prostration muette, ou une hébétude indifférente, obstinément…
Quoiqu’il en soit,
l’enquête menée par la gendarmerie n’avait permis la découverte d’aucun
document dans lequel le meurtrier aurait expliqué son geste. Par ailleurs,
aucun témoignage sérieux n’avait été recueilli, qui en aurait éclairé, même
faiblement, le sens. Personne ne disposait de la plus mince indication relative
à une raison, proche ou même
lointaine, de cet acte. En un mot,
personne ne savait rien.
Père aimant, époux
attentionné, ami chaleureux, citoyen parfaitement intégré… Bref, une existence
sans histoires.
Cet homme, et ces
meurtres, ils n’avaient donc pas d’histoire ?
Admettre l’absence de
raisons, n’était-ce pas plus insupportable encore que d’affronter la réalité du
carnage lui-même ?
Quoiqu’on dise qu’un
fou a ses raisons, même si elles ne sont qu’à lui, et qu’il ne peut pas les
faire partager… tout de même ! Mais, ayant écrit « fou » sur
l’étiquette, paraît-elle un peu trop mince ? On rajoute épithètes et
adverbes, en veux-tu en voilà – terrifiant, terrible, atroce, etc., ce qui
importe est de bien enfoncer le clou de l’insensé :
« Cela n’a pas de sens ! » Les prudents ajouteront :
« Cela n’a pas de sens commun… »
(C’est impossible dans notre monde ;
chez nous, ça n’arrive pas.) Ayant collé l’étiquette, croit-on avoir expédié le
colis, évacué la chose même ? Personne n’est dupe.
A ce genre de
« folie », je n’ai pas plus d’explications à proposer, pour ma part,
que les spécialistes – diplômés, assermentés et expérimentés, ou autoproclamés.
Mais, à y penser… Mais,
ce n’est peut-être pas quelque chose
à propos de laquelle on peut penser ?
Alors – comme tout cela
se passait pour moi au sortir du sommeil, donc dans la proximité des songes –,
à y songer, cependant, à ces folies meurtrières (que rien ne peut annoncer, car
rien ne peut jamais les expliquer), je me suis dit que l’on aurait tort d’y
chercher une explication dans le moment de l’acte, dans ce moment-là.
Dans ce moment-là, cet homme était le père de famille, sinon modèle, du
moins sans problème : attentif à l’éducation de ses enfants, époux fidèle
d’une femme fidèle… et par ailleurs sans problème financier, pas isolé dans sa
communauté, etc. Etc. Alors quoi ? « Qu’est-ce qui lui est arrivé à ce moment-là ? Qu’est-ce
qui lui a pris – à ce
moment-là ? »
Alors, ce n’est rien
qui soit arrivé ce matin-là !
C’était là… depuis
longtemps, si longtemps. Depuis l’enfance ? Peut-être, mais il n’est pas
nécessaire de remonter si avant dans l’existence : il suffit que cela ait
été depuis assez longtemps.
Sans doute, soumis à la
pression morale habituelle (et sans laquelle, d’ailleurs, aucune communauté
humaine ne peut se constituer dans la durée), tout « ça » (le désir
de détruire, c’est-à-dire le désir de
mourir – mais pas seul !), tout
ça avait été remisé, refoulé, derrière un mur, bien haut, bien clos – sans même
une trace de porte.
C’est peut-être un mur
au fond d’une cave, dans un fond si profond, si obscur, et auquel on ne rend
plus visite depuis si longtemps que l’on a oublié son existence. C’est là,
« ça », mais derrière un mur aveugle.
Mais, derrière, ça a poussé !
On ne sait pas avec
quelle puissance ça a poussé, ni comment, et personne ne saura jamais comment –
et, depuis combien de temps ? On ne sait pas. Comme depuis
« toujours », sans doute, parce que personne n’était là pour tenir le
compte des jours.
Alors, ce qui est
arrivé ce matin-là, si quelque chose est « arrivé » ce matin-là, ce
n’est pas quelque « folie » qui s’accomplit, ce n’est pas quelque
chose qui se fait… mais, plutôt, que quelque chose se défait : ce mur… Le
mur a cédé. D’un coup.
Quand ça rompt, c’est toujours d’un coup.
Bien sûr, le mur n’était pas demeuré intact,
et l’œil d’un observateur averti et attentif y aurait peut-être discerné des
fissures… mais, justement, au fin fond du fond de l’obscurité dans lequel ce
mur avait été élevé, personne n’avait jamais été là pour l’observer.
Alors, comme ça déferle
à la vitesse des images traversant le ciel de l’imagination – autant dire à la
vitesse de la lumière –, le pauvre homme si brutalement submergé ne dispose
même pas du temps nécessaire pour se dire qu’il faudrait tenter quelque chose,
là-contre… Et il est tout emporté en un éclair. Foudroyé.
Le carnage ensuite peut
durer le temps qu’il veut. Oui, maintenant, sans doute le carnage lui-même
est-il ici le seul sujet possible d’une « volonté »… Aussi longtemps
qu’il veut, donc. Aussi longtemps que brûle un incendie quand il a quelque
chose à brûler… Ou plutôt (car il peut toujours se trouver des pompiers qui
s’interposent), aussi longtemps qu’un raz-de-marée trouve quelque chose à
submerger – car il est alors toujours trop tard pour dresser un barrage.
À ce moment-là, au moment d’être commis, aucune raison de ce geste ne peut
apparaitre. Ce moment-là n’est que celui de l’effondrement du mur.
Question
subsidiaire :
Certes, le mur s’est
effondré d’un coup sans crier gare, mais tout de même : tous les éléments
de la constitution de cet homme, et la façon même dont ils étaient liés, tout
cela le situait à l’exact opposé du geste qu’il accomplit ici, alors, pourquoi
cette parfaite absence de résistance à ce qui l’entraîne, l’emporte là ?
Pourquoi cette sensation d’une « facilité », au moment du passage à
l’acte ?
Parce que, justement,
c’est facile !
C’est que tout semble
facile à ce moment-là. Tout bascule en un seul instant sans effort –comme pour
celui qui, cédant à son vertige, à sa fascination du vide, passe en un éclair
de l’existence encore assurée à la mort imparable.
Voilà, c’est
« facile », en ce sens que c’est une décision qui exclut le repentir,
et que l’on n’aura pas à s’épuiser en remords et regrets : « Ai-je bien fait de prendre cette
direction ? Peut-être devrais-je revenir sur mes pas ? Et recommencer
à avancer, mais dans cette autre direction possible ? Après tout, je n’y
avais renoncé que provisoirement, en attendant – d’aller assez loin par ici,
pour voir… »
Mais, que l’on se
décide enfin pour la première direction essayée, ou que l’on revienne sur ses
pas pour en tenter une seconde (ou encore une tierce), toute décision sera
quand même, de toutes les façons, « difficile ». Une décision que je
prends mais que je peux moi-même contester à chaque instant, il ne suffit pas,
pour m’y tenir, de m’en remettre à des principes extérieurs, il faut aussi, par
moi-même, que j’en entretienne les raisons.
Alors que sauter dans
le vide, cela ne peut être qu’une fois pour toutes, et, en éteignant la vie, on
éteint aussi tout effort.
L’homme aura donc
« commis l’irrémédiable ». Oui, invité plus tard dans l’une ou
l’autre de ces évocations d’affaires criminelles, théâtralisées mais routinières, c’est sûrement ainsi que le
journaliste en parlera : « Pourquoi, comment cet homme en est-il venu à
commettre l’irrémédiable ? »
Mais comment s’étonner
(sinon par convention) de ce que notre « fou à la hache » ait commis
« l’irrémédiable » ? Pourquoi ?
Mais, pour ça,
justement : parce que c’est
irrémédiable !
*
[Comme toutes ces images – du carnage
incompréhensible – me viennent entre le sommeil et la veille, quand je ne suis
pas bien armé, ni même disposé, pour les contrôler, une autre image prend la
suite, au souvenir d’une écoute du dernier mouvement de la dernière sonate pour
piano de Beethoven… (Parce que ce n’est tout de même pas une « idée », je dis «
image »…)
Je
me souviens comment une certaine figure musicale enfante une autre figure
musicale, différente, sinon dissemblable, et parfois même opposée, mais
toujours avec un sentiment de parfaite nécessité…]
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