mardi 22 décembre 2015

ADAGE (CHINOIS)


*

Il avait dit :

« Si tu cherches où est la vallée, 
ne crois pas la trouver en suivant le cours de la rivière, 
non plus qu’aucune des lignes de crête.
Mais, pour commencer d’en approcher, 
tiens-toi où se regardent les deux versants. »

Mais il rencontra un vieux sage qui lui apprit :

« Si tu cherches où est la vallée, il te faut suivre le poisson qui survole la montagne…»









*



lundi 21 décembre 2015

LA PETITE SISYPHE


  
C’est, à l’intersection des deux axes partageant symétriquement le jardin, et précisément au centre du large bassin circulaire – comme une sagaie venue (mais quand ?) s’y planter, verticale toujours vibrante, l’empennage échevelé miroitant, fantasque, là-haut –  le jet d’eau.
Sa lutte est toujours à reprendre pour se tenir droit contre les ruades capricieuses du vent – le vent, qui secoue aussi la terre et, au pied de la margelle du bassin, accumule des monceaux de feuilles mortes.

Une enfant s’y précipite. C’est pour en ramasser toute une brassée : elle s’accroupit, et ratisse. Elle s’y reprend à deux, trois fois, pour en saisir autant qu’elle peut. Mais c’est comme remplir un vase sans fond : à chaque fois qu’elle se redresse, elle doit laisser échapper presque tout son trésor. A la fin, l’enfant se résigne ; elle n’en garde qu’une grosse poignée – ce que ses petites mains peuvent retenir.

Elle est juste assez grande pour que, s’élevant sur la pointe des pieds, ses épaules surplombent le rebord de la margelle. Voilà, tout ce qu’elle veut, c’est jeter dans le bassin, par une détente brutale de ses bras, d’un coup, toutes ces feuilles brûlées. Pour qu’elles s’y rafraîchissent ? Pour les voir se répandre en flottille sur l’eau verte et frissonnante ? Ou bien, pour les voir s’y noyer ?
Mais, de toute façon, comme elle fait face au vent contraire, à peine ouvre-t-elle les mains que toutes les feuilles s’en échappent, et c’est comme une envolée de moineaux minuscules, qui lui fouettent sa frimousse – que chiffonne la contrariété.

Mais, le sourire lui revient, aussi soudainement que le soleil se dégage des nuages à l’instant déportés par le vent : il a suffit qu’elle découvre, tapie au creux de sa petite main, une feuille. Une seule.
Ce n’est plus rien qu’une feuille, sauvée du désastre – mais l’on sait que, entre tous les êtres vivants, les moins obstinés ne sont pas à chercher parmi les petites filles...

Le père s’est rapproché. Sous son regard, à peine inquiet mais cependant attentif, la fillette se penche autant qu’elle peut pour, du bout des doigts, précautionneusement mais fermement, déposer cette feuille, unique, à la surface de l’eau, entre deux vaguelettes…
Et vogue le navire ?
Mais ! La petite nef aussitôt s’envole !


Le vent reste le plus fort.




REMINISCENCE



(Un dimanche… Une fin d’après-midi… Un parc…)


Une petite – avec de grosses lunettes noires, rondes –, une fillette genre… star… Genre Garbo ! et casquée de bouclettes brunettes, sur sa petite tricyclette, qui fonce à travers l’allée.
Crissements du gravier.
Elle croise une joggeuse… hallucinée – mais hallucinée… littéralement. 
(Vers quelle extase peut conduire la souffrance voulue ?)

Là, un homme incline sa tête vers la femme assise à son côté, et, à sa caresse délicate, du bout des doigts, abandonne voluptueusement le haut de son crâne, tout lisse.

 Ici, une amoureuse et son amoureux, ou bien des amis, qui parlent – mais sans rien dire, je suppose, juste pour ne rien avoir à dire, sinon ce plaisir de parler sans rien dire…
Un chat se prélassait entre les pieds des chaises de fer.
Il s’étire, puis s’en va glisser vers le soleil.

Dans leur coin, ceux qui jouent, assis, et ceux qui suivent la partie, debout, tous, les uns et les autres, statufiés de part et d’autre d’un échiquier, et tout entiers pris dans les rets d’une géométrie à eux seuls visible.
 

 Soudain striant la tranquille multitude de tous ces doux bourdonnements  – unique, me surpris, comptant le troisième quart de la sixième heure, ce carillon !
Sa sonorité, frugale et acidulée…
Elle avait fait se découvrir une autre couche de temps…
D’un temps propre à ce lieu, sans doute… mais, de quelle époque survenu ?





Devant moi, ce jour-là, en cette heure à cet endroit, la pointe grise et claire du dôme du Panthéon émerge de la cime de hauts marronniers.




lundi 14 décembre 2015

De l'un à l'autre

 

D'abord, le jour : il se retire.

(Peut-être ai-je ainsi pensé : Le jour se retire...)


Ensuite, la nuit : elle a pris le dessus.

(Mais, à quel moment a-t-elle pris le dessus ? 
On ne peut s'en souvenir.
En fait, ce moment-là est inaperçu,
fatalement. Proprement invisible.
Je peux juste dire maintenant, c'est la nuit.)


Bien entendu, ce n'est qu'un jeu,
où  l'un et l'autre à tour de rôle, 
exactement, doit gagner et perdre.


Cependant, l'un et l'autre de ces deux mouvements
- retraite de l'un, victoire de l'autre -, dont la succession
est aussi parfaitement nécessaire
que leur simultanéité est absolument impossible,
ces deux états du monde,
ils ne sont que deux aspects d'une seule et même substance

- le Temps.





photographie de Nicolas Hermann, avec son aimable autorisation







jeudi 10 décembre 2015

D’un autre versant…

...


D’un autre versant…

Lui est venue cette expression.


Dit-il « d’un autre versant » comme il dirait « d’un autre côté » ?
Comme il dirait, par exemple : « D’un côté, je trouve que ceci, qui est devant moi, est bon, mais, vu d’un autre côté, je l’apprécie autrement. »

Mais, s’il a préféré parler de cet autre « versant »… c’est précisément parce qu’il ne s’agissait plus, pour lui, de situer une position mais, plutôt, d’indiquer une origine, une provenance.

Pour lui, il ne s’agit pas, par exemple, d’observer qu’une autre lumière est sur l’autre versant (lumière qui, d’ailleurs, peut ne pas nous atteindre). Il veut dire : c’est de cet autre versant que nous vient cette lumière, qui nous éclaire maintenant, là où nous sommes.
Ou bien : il ne s’agit pas de telle musique jouée sur cet autre versant, une musique, d’ailleurs, que peut-être nous ne pouvons pas entendre. Il s’agit juste de dire : c’est d’un autre versant, que nous vient cette autre musique.


Ici, sur ce versant où nous demeurons, nous sommes la plupart du temps dans une vie seulement projetée. Cependant, parfois, c’est le sentiment d’une vie éprouvée vraiment qui nous parvient, d’un autre versant.

mercredi 2 décembre 2015

ACCORD



ACCORD
(01/12/2015)



Il est
à ce moment
là !
il se trouve
tout entier rassemblé
dans l’écoute

à cet accord         (quatre sons, des notes tenues
amoureuses mais cependant
distinctes)


Tous, d’un même mouvement
(tous : les murs de la chambre, et le plancher et le plafond)
alors se détachent
mais sans arrachement – plutôt un décollage silencieux –
rassemblés dans un même mouvement inapparent
mais sensible – comme un souffle –
ils se détachent…

Mais d’abord ils se sont juste contractés,
serrés,  
mais légèrement, mais toujours plus solidement, les uns
contre les autres (les murs, et le plancher et le plafond)
solidaires pour ne plus faire qu’un seul volume
à ce moment-là détachable du reste de l’immeuble –
un volume unique qui vient d’un coup de se contracter, se resserrer,
pour se détacher enfin – avec un petit frisson…
comme on s’ébroue après une petite sieste.

La chambre – en fait, le petit studio qui lui sert d’atelier – maintenant
en apesanteur,
dotée de la compacité suffisante, et de légèreté
en une juste mesure, pour ne plus avoir à subir
la masse des étages supérieurs,  pour ne plus avoir besoin
de s’appuyer sur une quelconque fondation, ni même
de se retenir au souvenir d’une ville…

il s’éprouve, lui,
en suspens
en ce volume
en lui cet allègement    résonne lentement
diffuse


Libéré du souci de s’en tenir, régulièrement, à une heure fixée,
il est
enfin, alors, il se retrouve
au centre


d’où la musique