Lettre ouverte à Monsieur Philippe Bilger, du 12 janvier 2015
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Le 11 janvier
2015, Philippe Bilger prend la parole, en toute liberté, dans FigaroVox. …
Non, Monsieur Bilger,
vous n’avez pas été « indigne », et encore moins un « salaud »,
si vous n’avez pas voulu participer, même en pensée, à tous ces rassemblements
populaires – que vous nommez « défilé dominical »
…
Ah, comme il est
spirituel, ici, l’usage de ce « dominical » ! N’est-il pas assez
riche de subtiles connotations ? De fait, nous étions un dimanche… mais était-ce
si pertinent de relever ainsi ce fait ?
Par contre, votre
usage du terme « défilé » est sans doute moins insignifiant… car,
justement, ce n’était pas, à proprement parler, un « défilé » ! Mais
cela, vous ne pouviez pas le prévoir. Cependant, vous bénéficierez de cette
circonstance atténuante : ayant manifesté votre opinion sur l’événement
a priori, avant même que l’événement ait eu lieu (le 11/01/2015 à 11:34), vous
ne disposiez pas de toutes les informations. Et, après tout, vous n’êtes pas
journaliste.
Ce n’était donc qu’une
opinion – discutée ici en tant que telle.
Ainsi, dites-vous, la
manifestation de cette émotion allait « représenter,
sur un mode pervers, la victoire odieuse de criminels qui ont atteint leur but
puisque l'ampleur de l'indignation était probablement espérée par ces
sanguinaires de l'intégrisme ».
Faut-il,
vraiment, se donner ici la peine de démontrer que l’effet espéré par ces décervelés
et leurs commanditaires, leur but, c’était la peur pétrifiante, la terreur, etc.
Et que c’est justement tout le contraire de ce qui a eu lieu ?
Non,
Monsieur Bilger, je ne crois pas que vous soyez un « salaud », parce
que je suis sûr que vous pensez ce que
vous dites… Et c’est vrai (et je le dis sans ironie) : ce que vous dites n’est
pas vraiment méchant ; juste un peu bête, peut-être ? (C’est vous qui
voyez.)
Mais,
c’est bien parce que vous pensez ce que vous dites, que tant de bêtise pourrait-être,
ici, décourageante…
Poursuivons
cependant, puisque vous poursuivez : « Il
est clair que cette «marche républicaine» va être purement symbolique,
quoique multiforme, puisqu'elle ne va rigoureusement pas avoir le moindre effet
sur les menaces, etc. », et
qu’elle n’est « qu'une grande messe
républicaine sans conséquence opératoire ».
Quelle péroraison ! Cette petite mixture de la
« grande messe » et du
« républicain », ainsi touillée
avec l’air de ne pas y toucher, comme c’est finaud…
Et ce « sans
conséquence opératoire » … Ce que c’est, que d’être nourri au
lait de la technocratie, quand même !
Oh non, Monsieur Bilger, vous n’êtes certes pas, à
proprement parler, un « salaud »…
Mais revenons aux choses sérieuses : « Cette «marche
républicaine» va être purement symbolique, etc. »
(Ici,
nous en sommes encore à « marche
républicaine » – mais tout est dans les guillemets. Le « défilé dominical » – là, sans
guillemets dans le texte – c’est une cartouche que vous réservez pour l’assaut
final.)
(Laissons
de côté le « quoique multiforme » :
ce « symbolique quoique multiforme » n’ayant
été, peut-être, que l’effet d’un obscurcissement passager du bon sens
élémentaire provoqué par le sentiment d’urgence ? Doit-on s’étonner ainsi qu’une
manifestation « multiforme » soit aussi « symbolique » ?
Elle sera ainsi, au moins, le symbole de la « multiformité »…
Donc,
cette marche, républicaine, est purement symbolique.
Et
alors ? Mais, bien sûr qu’elle est symbolique ! Mais, elle le
revendique haut et fort, qu’elle est symbolique ! Avez-vous entendu autre chose
ici, lors de ce fameux lundi 11 janvier 2015 ?
Avez-vous
quelque chose contre les manifestations symboliques, Monsieur Bilger ? Si vous n’avez jamais (je veux dire, vous
personnellement, et dans aucun domaine, public ou privé) manifesté « symboliquement » aucune de vos
positions intellectuelles, affectives ou morales, et bien, alors…
Mais
efforçons-nous de parler votre jargon (anti-symbolique, donc ?) :
parlons « conséquent opératoirement »…
(Faut-il
insister sur le fait que les « opérations » vraiment
« conséquentes », elles doivent être, elles sont et elles seront, le
fait des services concernés. Et, comme même les plus secs opérateurs dans ces
services (la police, la justice, l’armée, l’administration, etc.) peuvent
apprécier d’être soutenus par la Nation, alors, rien que pour cela, la présence
du plus grand nombre, dans ces rassemblements, a été « opératoire ».)
Mais
pour vous, elle – la marche républicaine –, « elle
n'est destinée, dans une sorte de béatitude collective satisfaite d'elle-même,
qu'à persuader la nation que durant quelques jours elle aura été à peu près
unie. »
Fin
de citation.
Nous
avons compris que, non seulement vous ne vouliez pas y aller – ce qui est votre
droit moral le plus strict, et même votre droit intellectuel, si l’expression a
un sens –, mais nous avons aussi compris que vous en parliez en ignorant, « sans savoir » ce
qu’elle avait été, puisque, justement, vous n’y étiez pas. De pouvoir « parlez
sans savoir », c’est sans doute toujours un droit moral (d’ailleurs
universellement revendiqué). Mais est-ce toujours, aussi, un droit intellectuel ? Je vous fais juge.
Pour
autant que j’en aie jugé sur place, oui, c’était assez « collectif »,
en effet – je dirais : suffisamment collectif – suffisamment pour
provoquer le sentiment d’une communauté nationale, d’un peuple, d’une union…
D’une unanimité ? Ah non ! Et heureusement ! D’ailleurs, qui
d’autres que les fanatiques d’un Etat totalitaire souhaitent l’unanimité ?
(Ah…
mais oui : elle était « multiforme », j’oubliais ! Bien
entendu : il est plus facile de « faire consensus » dans une
masse d’éléments uniformes. Est-ce cela dont vous rêvez, Monsieur Bilger ?
Non, je ne crois pas.)
(Multiforme…
Que les gens de ‘Charlie Hebdo’ se soient sentis mal à l’aise – et ce doit être
un euphémisme –, si mal à l’aise, de voir tant de gens pouvoir prétendre
« Je suis Charlie », tant
de gens dont la plus vaste majorité ne savent pas qui ils sont, ou même tant de
gens qui sans doute pourraient les « vomir » autant qu’ils les
« vomissent », oui, je le comprends, ce malaise. Nous le comprenons.
Qu’ils
aient été dépassés, comme individus, par certaines des conséquences de cet événement,
c’est si naturel. Oui, aussi naturel qu’il est « naturel » qu’un ouragan
dévaste une ville, une région… Mais aussi, c’est inhumain ! de voir, de
ressentir même, que des millions de personnes vous déclarent « je suis ce
que tu es », alors, que bien entendu, parmi cette multitude de personnes, la
proportion de celles avec lesquelles ils auraient seulement envie de partager
un café, elle doit être infime !
Mais,
vous l’avez compris, gens de ‘Charlie Hebdo’, ce « Je suis Charlie » est symbolique – comme dit l’autre.)
(Je dis : « suffisant pour provoquer
le sentiment d’une communauté nationale, d’un peuple ». Je persiste : oui,
le sentiment. Certes, le sentiment n’est pas l’action. Mais je ne vois pas bien
quelle grande action est possible, sans l’énergie que seul peut provoquer un
grand sentiment. Si le sentiment n’est pas une condition suffisante, c’en est
une de nécessaire.)
(Une
communauté « satisfaite » de se sentir être ce qu’elle était ?
C’est-à-dire, quoique relative, tout de même une communauté…
Mais,
j’espère bien ! Si nous ne sommes pas satisfaits de ce que nous sommes,
personne ne le sera à notre place…)
Donc,
assez « collectif » ? Oui, certes. Et c’était heureux !
Mais « béat » ?
Ah
non, je n’ai ressenti aucune béatitude.
Monsieur
Bilger, il ne faut pas vous moquer : la « béatitude » est une
notion éminemment religieuse, du moins pour beaucoup de vos lecteurs
catholiques. Attention, Monsieur Bilger, vous fricotez avec le blasphème…
Bref,
et sérieusement : aucune béatitude ici, ni divine ni même profane.
Tout
de même, à la relire, votre formulation << dans une sorte de béatitude collective satisfaite d'elle-même >>…
Il est étonnant, ce mépris pour le peuple, de la part d’un autoproclamé
« honnête homme »… Non ?
Passons.
<<
Et lundi, on fera quoi? >>
demandait Monsieur Bilger.
Et
ce lundi, on aurait fait quoi, si tout le monde, dimanche, était resté chez
soi ?
<<
J'entends bien que [mon] argumentation
peut apparaître mesquine >>, reconnait,
à un moment, Monsieur Bilger. Moi, je pensais plutôt la dire petite, ou étroite
(autrement dit, pas dans les bonnes dimensions, ni morales, ni
intellectuelles).
Alors,
dira-t-on « mesquine » ?
Va
pour « mesquin », puisque c’est vous qui le dites…
Mais,
ça pourrait être pire ?
Monsieur
Bilger écrit – textuellement : « Malgré le comportement apparemment
irréprochable de nos gouvernants, le soupçon de l'instrumentalisation politique
d'une terrifiante douleur qui aurait pu demeurer sincère avec plus de
discrétion et un Etat moins omniprésent. »
N’est-ce
pas assez hypocrite, cet « apparemment » ?
et ce « soupçon » ? et
ce conditionnel : « aurait pu
demeurer sincère » ?
Et
comment dirai-je, pour caractériser ce genre de figure de style ?
Fielleux ?
Sans
compter que la syntaxe de cette phrase, c’est vraiment n’importe quoi :
c’est donc la « terrifiante douleur »
qui aurait été « sincère »,
si l’Etat avait été « plus discret
et moins omniprésent » ? La douleur de qui ? De quoi il
parle ? Sait-il encore de quoi il parle, et comment il en parle ?
Mais, si la syntaxe est en charpie, ce doit être que la pensée s’est absentée…
Quel
renversement, que de voir un éditorialiste du Figaro (et ancien magistrat…)
demander à l’Etat d’être « plus discret et moins omniprésent » dans
cette affaire ! Cet éditorial, ça devient, décidément, une bouillie.
Et
ça fatigue, à la longue, la bouillie.
Donc, le 11 janvier 2015, dans FigaroVox, Philippe Bilger a pris la parole, en
toute liberté…
Est-il heureux, au
moins, Philippe
Bilger, d’avoir encore un endroit où
il peut prendre la parole « en toute liberté » ?
publié le 11/01/2015 à 11:34
Philippe Bilger prend la parole, en toute
liberté, dans FigaroVox.
Suis-je un citoyen indigne, pour tout dire un salaud, parce que
je ne vais pas «marcher contre la terreur», pour écrire comme Le Monde, ou «me
lever contre le terrorisme», selon l'exhortation du président de la République?
Je pourrais déjà tenter de m'absoudre en soulignant que cette
immense émotion, depuis le 7 janvier, et qui culminera le 11 va représenter,
sur un mode pervers, la victoire odieuse de criminels qui ont atteint leur but
puisque l'ampleur de l'indignation était probablement espérée par ces
sanguinaires de l'intégrisme. Notre pays certes solidaire a ainsi, aussi,
manifesté la gravité des blessures qui lui ont été causées.
En ce sens, il est clair que cette «marche républicaine» va être
purement symbolique, quoique multiforme, puisqu'elle ne va rigoureusement pas
avoir le moindre effet sur les menaces, les attentats, les représailles et les
tragédies à venir et qu'elle n'est destinée, dans une sorte de béatitude
collective satisfaite d'elle-même, qu'à persuader la nation que durant quelques
jours elle aura été à peu près unie.
J'entends bien que cette argumentation peut apparaître mesquine
en refusant à la communauté nationale le droit de se faire du bien parce
qu'elle se rassemble autour de Charlie Hebdo, de la policière abattue à
Montrouge, des quatre otages supprimés dans l'épicerie casher.
Avec des assassins que nos forces de police exemplaires ne
pouvaient que blesser mortellement puisque leur rêve était de mourir en
«martyrs» et que probablement ils le sont devenus pour des admirateurs, des
émules, leurs inspirateurs et si on se fonde sur les innombrables messages
téléphoniques de haine et de violence adressés à divers commissariats dans la
soirée du 9.
J'ose soutenir, si cette compétition n'était pas indécente et
absurde, avoir éprouvé autant de révolte, d'indignation et de besoin de justice
que quiconque devant ces actes répétés innommables. Ces sentiments ne
conduisent pas forcément à la fusion de dimanche.
Mais y aurait-il une obligation à la fois morale et civique qui
contraindrait «l'honnête homme» à se rendre dans ce défilé dominical qui va
mêler tant de publics hétérogènes, tant de pensées contradictoires, pour ne pas
dire incompatibles, tant d'attitudes conventionnelles, tant d'hypocrisies à
tant d'illusions?
Cette union nationale qui ne pointe son visage emblématique
qu'après les désastres et pour si peu de temps.
Malgré le comportement apparemment irréprochable de nos
gouvernants, le soupçon de l'instrumentalisation politique d'une terrifiante
douleur qui aurait pu demeurer sincère avec plus de discrétion et un Etat moins
omniprésent.
Dans cette «marche contre la terreur», combien sont profondément
épris de la liberté d'expression sous toutes ses latitudes, et pas seulement de
celle de Charlie Hebdo? Combien, au contraire, ne se sont souvenus de cette
dernière qu'après les massacres, défenseurs opportunistes sur lesquels le
dessinateur Willem et Charlie Hebdo «vomissent»?
Pour se lever contre le terrorisme au sein d'une multitude,
encore faut-il être assuré que l'humanisme n'est pas hémiplégique et que pour
d'autres causes jugées moins nobles, moins «porteuses», on ne moquerait pas
notre exigence de sécurité au nom d'une idéologie discutable et
compassionnelle?
Combien, dans cette masse, pourront dire, en conscience, comme
Patrick Modiano a su magnifiquement l'exprimer dans son seul commentaire sur
ces crimes, qu'ils rejettent toute violence?
Que signifie ce consensus factice, cette concorde superficielle
qui prétendent, au prétexte que nous aurions le cœur sec en nous abstenant,
faire oublier, sans y parvenir, les déchirements, les fractures, les divisions
profondes de la France?
Le verbe, la résistance de proclamation et défiler seraient-ils essentiels
alors que, se recueillant sur le passé si proche encore, ils n'auront pas la
moindre incidence sur le futur?
Est-il honteux de proférer que plutôt que de concevoir cette
phénoménale marche internationale, avec un incroyable risque d'insécurité, il
n'aurait pas mieux valu, modestement, efficacement, appréhender l'avenir pour
convaincre le citoyen que non seulement il ne doit pas avoir peur mais que
notre état de droit rendra, autant que faire se peut, inconcevable cette
angoisse parce que notre démocratie sera mieux armée, saura mieux suivre et
contrôler, sera moins laxiste et libérera moins vite?
Les destinées des trois assassins abattus auraient dû être
prioritaires plus qu'une grande messe républicaine sans conséquence opératoire.
Et lundi, on fera quoi?
Non, décidément, je ne crois pas être un salaud parce que je
vais m'abstenir aujourd'hui.
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