mardi 1 novembre 2016

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU_1

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU
de Jean François Billeter

(Note de lecture 1)

mardi 1er novembre 2016

Il y a quelques jours, dans la librairie du Café Plùm, à Lautrec (Tarn), je trouve les LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU , de Jean François BILLETER, là même où, cet été, j'avais découvert ses TROIS ESSAIS SUR LA TRADUCTION.

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Pour le lecteur, une lecture, pour peu qu’elle lui importe assez, doit toujours être de quelque façon une dépense d’énergie – un effort. En conséquence, c’est la lecture du livre qui, par elle-même, doit produire l’énergie qui la rend possible…
Telle est la « théorie » de la lecture, à usage privé, que je me fis il y a… un certain temps. Ce mot, théorie, est entre guillemets, car, après tout, il ne s’agit que de constater les conditions d’une pratique. Sans doute ces guillemets pourraient-ils aussi bien encadrer cet autre mot, énergie ? Mais, ici, son emploi n’est pas si impertinent, je crois : pour décrire le peu d’envie de le lire qu’un livre parfois provoque, nous avouons, en soupirant, que celui-ci « nous tombe des mains » ; alors, je ne suis pas sûr que l’évocation d’une énergie – ou plus précisément, comme ici, celle de son défaut - serait uniquement métaphorique…
Mais la lecture de ces LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU  a été pour moi, dès les premières pages, d’un effet aussi vif et vivifiant que l’avait été celle des TROIS ESSAIS SUR LA TRADUCTION. Il exclu que ce livre me « tombe des mains », au contraire : je sens, rien qu’à commencer de le lire, que s’excitent les muscles de mon entendement… 

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Ce Tchouang Tseu, dont il va être ici question, a vécu en Chine il y a quelques 2300 ans. Cet éloignement, dans le temps et dans l’espace, semble avoir découragé l’approche directe de son œuvre. Cet exotisme extrême serait une raison de ce que cette œuvre aurait été décrétée en quelque sorte définitivement « intraduisible », et, en conséquence, comprise seulement au travers des « gloses » qui ont été faites, ultérieurement…  Si j’ai bien compris, presque tout ce qui (en Occident mais aussi dans la Chine contemporaine) s’en présente sous le label « traductions » n’est, essentiellement, que le produit de transpositions d’interprétations,  d’ententes de seconde main, si l’on peut dire…

Cependant, Jean François Billeter  croit que ce texte de Tchouang Tseu, même venu de si loin, est assez sensé pour un européen contemporain, pour qu’il lui soit possible d’en entreprendre maintenant une traduction valide.

Une traduction n’est, après tout, qu’une compréhension.
Une compréhension assurée dans certaines circonstances particulières ? Certes, mais, dans son principe, cette compréhension est identique à celle qui nous est nécessaire quand il s’agit de nous ouvrir un tant soit peu à ce que disent nos proches, nos voisins… Et, pour cela, il ne suffit pas d’avoir, eux et nous, appris à parler dans la même langue ; il faut aussi que nous puissions les uns et les autres avoir une expérience à partager – une, au moins.

Jean François Billeter  a reconnu les marques d’une telle « expérience partageable » dans le texte de Tchouang Tseu ; ce sera celle de la philosophie, ou, plus exactement, celle du philosophe en action.
La définition de la philosophie alors adéquate est la suivante : penser par soi-même à partir de son expérience propre. C’est une définition aussi simple qu’efficace, me semble-t-il. Dans tous les cas, c’est ici l’entrée possible pour la compréhension, et donc la traduction, du Tchouang Tseu. 

Traduire, c’est comprendre. Et comprendre, c’est philosopher, mais en posant devant soi la chose à comprendre, ou bien en se posant devant elle ; en l’observant ; en s’efforçant de la décrire comme elle est, dans l’infiniment proche, ou le presque immédiat.
(Cet « infiniment proche, ou presque immédiat », c’est ainsi qu’est caractérisé  l’objet de « l’attention extrême » de Wittgenstein dans sa « dernière période ».)
Ne faut-il pas cependant tenir compte de ses forces, et tout d’abord de sa propre puissance d’observation ? Quelle confiance dois-je accorder à mes sens ? Et puis, suis-je placé au meilleur endroit pour observer la chose ? Pour en savoir plus sur les conditions dans lesquelles je devrais l’observer, pour l’observer correctement, ne faudrait-il pas que je la connaisse déjà un peu ? Mais comment la connaître vraiment avant de l’avoir observer ?
Admettons que j’ai observée la chose dans les meilleures conditions possibles : qu’elle a été disposée au mieux pour être observable, que ma vue et mes oreilles soient correctement aiguisées, ajustées, accommodées à tout ce qu’elles vont recevoir de tous ses aspects… Encore faut-il que je sois en état de la décrire comme je l’observe.
C’est alors à ma langue, telle que je crois savoir la parler, qu’il va falloir que je me confie. Et sans doute va-t-il falloir que je fasse aussi confiance aux pratiques, de cette langue, propres à ceux à qui j’adresse cette description ; que je fasse de même confiance à leurs capacités de compréhension…

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L’esprit : Ce qu’est l’esprit pour le cuisinier Ting quand il dépèce un bœuf devant le prince Wen-houei, qui admire sa technique, et qu’il lui dit, pour l’expliquer, que, maintenant, là où il lui faut tailler, découper, « il le trouve par l’esprit sans plus le voir de ses yeux » ? (cf. page 15)

L’esprit est tout entier dans son activité.
Ce n’est que l’activité de l’esprit qui peut le définir, dans son contenu, ses limites… Il est, quand il est à l’action. De même que, dans un organisme vivant, le fonctionnement vital n’est manifeste – et observable en conséquence – que pendant le temps qu’il est en vie, l’esprit ne se dévoile tel qu’en lui-même qu’au moment qu’on le saisit « à la manœuvre ».

Dans un bateau, on pourra voir le gouvernail à son emplacement, et son galbe, et le dessin et les articulations de toutes les pièces qui le relient à la barre, etc., cependant, hors des moments où le marin, suivant les décisions prises quant à la route à tenir, le fait aller d’un bord à l’autre, ou bien le maintient dans son axe… et bien, hors de ces moments de son activité propre, il ne sera rien d’autre, ce gouvernail, qu’une planche de bois assez quelconque…
Il faut donc, si l’on veut « expliquer » le gouvernail, remonter de sa description formellement mécanique jusqu’à celle des décisions prises par le barreur qui commande son action. Et plus encore : la description de ces décisions-là doit aussi comprendre celle des courants marins, des vents, et de l’équilibre général du bateau, du profil de sa coque jusqu’à l’efficacité de sa voilure disponible, etc.


Tout comme le cuisinier Ting tenant et dirigeant son couteau dans la masse de la carcasse, le marin, pour tracer sa route comme il l'a prévue bonne, peut tenir la barre « par l’esprit ».



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