vendredi 16 décembre 2016

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU - Billeter - 2

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU
de Jean François Billeter

(Note de lecture 2)

‘Note de lecture’ ?
À proprement parler, ces « notes de lectures » sont effectivement relatives à la lecture elle-même ; ce ne sont pas des relevés d’un texte, tel qu’en lui-même. Ce ne sont pas, comme je crois qu’il est convenu que doivent l’être des ‘notes de lecture’, des recensions (des « analyses et comptes rendus critique d’un ouvrage dans une revue »).
Cependant, il ne s’agit pas de « la lecture en général », ni même de comment je lis, moi, « en général », mais bien de ma lecture de ce texte-là  - de ces LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU de Jean François Billeter.
Du moins, c’est ce que je vise.

Ce n’est que par le moyen de ce texte-là (le texte de ces « leçons »), que ma lecture  est ce qu’elle est.
La lecture, telle qu’ainsi considérée, qu’elle est-elle ? Une activité.
Et le second essai du volume est justement intitulé :
« Les régimes de l’activité ».

Lisant, je suis actif. Mais peut-être devrais-je dire : interactif.
Lisant, je suis actif, déjà, au moment où je prends la décision de lire, plutôt que de faire autre chose, ou plutôt que de ne rien faire, et de même quand je me décide à lire ceci, et pas cela.
(Quand je me décide à – ou bien : quand je me laisse aller à. Et, pour désigner l’acteur de cette activité, je ne dis « je » que par commodité, sans m’arrêter pour l’instant sur la réalité de ce « je ».)
Je suis toujours actif en me décidant (ou en me laissant aller) à lire de telle façon, et pas d’une autre, à telle allure, etc.

Par ailleurs (est-ce vraiment « ailleurs », d’ailleurs ?), cette activité, la lecture de tel texte, me transforme, d’une façon ou d’une autre.
Parfois, elle pourra déplacer mon « point de vue », même insensiblement, même provisoirement… Ou bien elle m’informera ; elle me donnera la connaissance de certains faits, ou de certaines preuves de leur réalité, ou bien elle me fera douter de la validité de telle ou telle assertion, etc.

La lecture peut aussi, parfois, me faire le vis-à-vis, le compagnon, le confident, ou l’ennemi juré, d’autres vivants, ailleurs, en d’autres temps, plus ou moins réels ou plus ou moins imaginaires, peu importe : c’est toujours « en réalité », dans la réalité de ce que je j’éprouve au moment que je suis leurs aventures, que je peux les aimer ou les détester, les admirer ou les mépriser. Quoiqu’il en soit de la nature et de la puissance de ces proximités morales ou affectives, attirantes ou répugnantes, elles me font, au moins le temps de la lecture, autre. Tout imaginées qu’elles soient, elles peuvent m’avoir touché aussi efficacement que me touche une relation avec des personnes rencontrées dans mon existence réelle…

Et puis, une lecture peut aussi transformer mon regard, parce qu’elle me met en présence d’un autre monde – ou plutôt : de mon monde, mais tel que révélé par un autre regard, selon d’autres façons de le percevoir, et, surtout, d’autres façons de mettre en relations les différentes perceptions qui en sont possibles. Il suffit parfois d’une épithète… Et tout soudain ce quelque chose, demeuré si longtemps inaperçu, se découvre ; et ce quelque chose, qui nous était indifférent, tant il semblait trivial, on l’entend « d’une autre oreille »…


Je suis actif en décidant de lire, ceci ou cela, comme ci ou comme ça.
Mais cela que je lis - non pas le texte « lui-même », mais ce que j’en reçois et retiens -, est aussi actif.
Et, ici,  une « note de lecture » devrait n’être que la description de la façon dont telle lecture (de tel texte) agit sur moi.


lundi 12 décembre 2016

LUMIÈRES DU JOUR (lundi 12 décembre 2016)

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jeudi 10 novembre 2016

OBSTINATION



- Étant donné...

- Encore ? Encore une image donnée ?

- Oui, encore. Et comme cela peut repartir ainsi tous les mois, pour autant que cela intéresse les participants, il n’y a pas de raison que cela s’arrête de sitôt.

- Bien. Ainsi soit-il. Et alors, en ce mois de novembre, quelle est l’image donnée ?

- Celle-ci :

© Spencer Tunick

- D’où vient-elle ?

- Elle est titrée London 5 (Selfridges), et datée de 2003.

- Je voulais savoir : de qui est-elle ? Ah, je vois le copyright : Spencer Tunick ?

- Oui, et c’est ici que l’on peut découvrir son travail :
                                                                  http://www.spencertunick.com/

- Intéressant… En tout cas, il fallait y penser. Et puis, il fallait le faire. Alors, cette image, qu’en dites-vous ?

- J’en dis que… pour la voir, il suffit de la regarder avec ses yeux.

- Hum… N’est-ce pas toujours le cas ?

- Non. Certaines images exigent, pour être vues tout à fait, d’être aussi regardées… de certaines façons. De toutes sortes de façons. Autrement.

- En attendant, si je regarde cette photographie seulement avec mes yeux, je vois… une foule, cette foule d’hommes et de femmes, emplissant cet escalator sur quatre ou cinq niveaux. Et…

- Et ?

- Et que toutes ces personnes sont nues.

- Oui, c’est la « marque de fabrique » de ce photographe, semble-t-il. La nudité d’individus réunis en grand nombre, et même en foule, dans d’assez vastes espaces, intérieurs ou extérieurs, et plutôt urbains…

- Pourtant, si je regarde bien – avec mes yeux -, je vois, parmi toutes les personnes visibles ici dans le plan le plus proche, qu’il se trouve une personne, au moins une, qui n’est pas dévêtue ?

- En effet. Il semble qu’un individu au moins, dans toute cette masse, a choisi de se distinguer ; et qu’il s’agit d’une femme, couverte d’une espèce de nuisette, noire, et assez transparente cependant. Ce qui retient ici mon attention, c’est la façon dont cet écart, solitaire, peut renforcer la pesanteur de la répétition par ailleurs. Néanmoins, on peut demeurer encore un moment à regarder…

- … avec ses yeux.

- … avec tous ses yeux, et y laisser agir l’incongruité de ces accumulations, plus ou moins mécaniques, de corps dénudés, donc vulnérables, dans des espaces publics. Ce sont des espaces dans lesquels, notre expérience nous l’apprend, nous ne nous sentons pas spontanément à l’abri de socialisations agressives…

- Et cette image vous a « inspiré » une composition musicale ?

- En définitive, au final, à bien la goûter, cette image n’a pas pour moi une si grande « longueur en bouche ». Elle m’impressionne, mais ne me bouleverse pas. J’y ai vu un jeu formel, surtout : répétition, accumulation, densité, etc.

- Et la nudité ?

- En dehors de ce qu’elle peut signifier de la vulnérabilité de l’être humain face à la mécanisation, par exemple ?

- Oh, je ne sais pas… Je me demandais quel rapport – ou quel apport, même, pouvait être celui de cette nudité, dans ce « jeu formel » ?

- Je crois que, pour moi - je suppose que c’est comme inconscient d’abord - la nudité agit ici comme une « texture »… Je veux dire qu’un corps, quand présenté nu, apparaitra toujours beaucoup plus singulier, particularisé, que le même corps une fois habillé. La mode, dont les inventions ont pour vocation et effet d’uniformiser les apparences, n’y pourra rien.

- Mais, nos actuelles facilités pour nous déguiser, à notre convenance, de toutes sortes de façons ?

- Quelque soit la façon dont chaque individu va, pour s’exposer en public, en société, couvrir son corps, ce sera toujours avec quelque chose comme un « uniforme ». Les individus peuvent chacun vouloir se distinguer, au moins en apparence, mais ils ont aussi besoin de se protéger. Ces deux aspirations, distinction de la masse, et protection contre l’isolement, sont sans doute assez naturelles. C’est pourquoi, en définitive,  celui qui veut se distinguer ne peut le faire qu’en groupe ! Il faut, à celui qui prétend à la distinction, quelque chose qui lui permette de ne pas être excessivement singulier. Et, pour en revenir à la nudité : nos singularités corporelles sont vraiment toujours très singulières : aucun corps vraiment ne ressemble à un autre. Bref, pour moi, dans cette image, la représentation de la nudité, mais en masse, était un élément motivant musicalement, à sa façon : toujours la même chose, mais jamais pareil !

- La répétition, toujours la même chose, mais toujours différemment répétée ?

- Ce pourrait être une bonne formule… En tout cas, ici, j’ai immédiatement envisagé la possibilité d’une musique dite « répétitive ».

- Phil Glass ? Terry Riley ? Steve Reich ?

- Essentiellement Reich, dont je venais d’ailleurs, il y a quelque temps, lors d’un concert retransmis, de redécouvrir la Musique pour 18 musiciens. Même si je n’en suis pas un parfait connaisseur, dans cette période-là de l’invention musicale, quand je me fie à mes impressions immédiates, et globales, c’est ce compositeur, Steve Reich, qui m’intéresse le plus.


- Donc, c’est un exercice de style, auquel vous vous êtes livré ?

- Hum… En fait, je ne pense pas que la « répétitivité » soit ici un style à proprement parler. C’est plutôt une technique, disons un ensemble de procédés. Par leurs applications, ces procédés peuvent produire des « effets de surface » particuliers, caractérisés, et pouvant alors évoquer un « style ». Mais le style, c’est du côté de l’esthétique, ou plutôt, de la poétique.

- Quelle différence, entre esthétique et poétique ?

- Je dirais, pour résumer, que, dans tout ce qui tient au monde de l’art, l’esthétique est l’affaire des récepteurs, et la poétique celle des émetteurs. Ou, pour le dire moins sèchement, la première dénomination s’applique au chemin suivi par ceux qui « consomment » l’art, que ce soit pour le goûter ou pour l’étudier, et que la seconde s’applique à la voie choisie par ceux qui le « fabriquent », d’une façon ou d’une autre.

- Donc, du côté de ce qui intéresse les compositeurs (la poétique), la « répétitivité » est plus une technique qu’un style ?

- Oui. Pour le compositeur, les procédés techniques ne suffisent pas pour se constituer une poétique. Bach compose des fugues… Plus tard, Beethoven compose des fugues. Parenté dans les procédés, techniquement définissables. Mais personne ne songe à dire que Beethoven reprend le « style » de Bach.

- Donc, vous ne reprenez pas le « style » de Steve Reich ?

- Non, je reprends certains des procédés que je crois voir activés dans sa musique, mais ce n’est sans doute pas dans le sens de sa poétique à lui. Ce qui ne m’empêche pas de présenter mon morceau, « inspiré » par cette photographie dont nous avons parlé, comme une « manière d’hommage ».

- A Steve Reich ?

- Et oui, je suis séduit, par sa musique !

- Donc : la répétition… N’a-t-elle pas mauvaise réputation ?

- Oh, en tout cas, là d’où je viens, la répétition était en effet le vrai ‘diabolus in musica’ !

- Là d’où vous venez ? Schoenberg ? Webern ? Boulez ?

- Oui, tout ce courant de pensée. Et d’ailleurs, je continue d’y baigner… Dans ce sens que je peux toujours continuer de me référer à ses principes fondateurs. Non plus de façon directe, littérale, bien sûr. Il y a déjà cinquante ans que sont éventés les charmes propres à la pureté doctrinale de ses origines. Mais quelque chose, une source – et vraiment, peu importe que les champs qu’elle irrigue ne soient pas très populeux -, une source pour moi inépuisable a commencé à jaillir, là.

- Je crois me souvenir que Webern a été jusqu’à déclarer une fois que, la succession des douze sons de la série choisie pour y être énoncés, chacun une fois et une seule, accomplie, le morceau pouvait être considéré comme achevé. D’où la prééminence des formats courts, et même excessivement brefs ?

- Oui, je crois qu’alors c’était dans le souci de pousser le principe de la non-répétition jusqu’aux dernières extrémités des conséquences de son application…

- Et maintenant ?

- Pour moi, maintenant, ce que j’en retiens, ce ne sont pas des solutions, mais une question : Qu’est-ce c’est, qu’un son ? … Mais je devrais, pour me faire comprendre, appuyer sur le « un ». Ce n’est pas tant la nature d’un son qui me préoccupe ici, que son unicité possible : qu’est-ce qui permet de poser telle manifestation sonore comme « un » son.

- Mais, ne devrait-on pas désigner ici les « notes », plutôt que les « sons » ?

- Ce serait sans doute utile. Surtout s’il est admis qu’une note est un son musicalement déterminé. C’est-à-dire : une manifestation sonore, audible, dont les caractéristiques reconnues lui permettront d’être mise en relation (musicale) avec d’autres manifestations sonores, parce que les caractéristiques de l’une et des autres seront, d’une façon ou d’une autre,  reconnues pour appartenir à la même espèce, ou au même genre, au même ordre des choses, etc. Ceci dit, plutôt que d’une « manifestation », je préférerais parler d’un « événement ».

- Qu’est-ce à dire ?

- Disons que la note est comme une éruption ! Certes, dans une éruption, la lave qui s’écoule du cratère est une « manifestation » du magma interne, demeurant par ailleurs indifférencié dans toute sa masse. Mais l’éruption elle-même…

- Si je vous suis bien dans votre métaphore tellurique, l’éruption elle-même est « événement », parce que distinguée par son unicité spatio-temporelle, quand bien même son action revient à déverser, à « manifester », ces masses de magma indifférencié.

- C’est quelque chose dans ce genre-là… Retenons que, ce que nous appellerons ici une « note », ce sera tout « événement » distingué comme tel, parce que reconnu dans l’unicité de son effet, à tel moment de la composition. La note ainsi comprise ne sera pas essentiellement « du son » ; ce ne sera pas comme un « morceau de son » arraché à une matière. « Une note », ainsi comprise, pourra ne pas être seulement « un son ». Elle sera aussi tout événement musical, aussi complexe soit-il, quand il est possiblement unité de base du projet de composition musicale.

- Une de ses particules élémentaires en quelque sorte ? Je vois. Toute partie de l’ensemble des relations entre les événements musicaux, leurs nécessités, leur logique, etc., tout ce qui est, en pratique, compris comme « fait de composition » peut constituer « une note », et une seule, et la définir… Mais alors, la « répétition » comme la « non-répétition » ne peuvent être comprise que dans cette perspective ?

- C’est bien là où je voulais en venir ! Soyons pratiques, en effet : ce n’est pas la répétition des détails que l’on doit surveiller, que ce soit pour en jouer, ou que ce soit pour l’éviter. Soyons même très pratiques : un certain nombre de réitérations d’un même son, toujours identique à lui-même dans tous ses constituants, par exemple… 21 fois…

- Pourquoi vingt et une fois ?

- Parce que. C’est comme si vous demandiez : pourquoi, ici, est-ce cet accord de quinte augmentée qui va être réitéré ? Pourquoi l’avoir ainsi distribué entre une flûte, un violon et une contrebasse ? Pourquoi cette dynamique-là, avec cette nuance globale ‘piano’, mais, une fois sur trois, ce léger accent?

- Sept accents, régulièrement espacés ?

- Bien compté ! Sans doute, d’ailleurs, ne comptez-vous plus 21 réitérations, mais 7… Parce que. Parce que, ce que je veux ici constituer, pour le faire entendre comme « un » événement : c’est cet accord-là, dans cette disposition-là, et réitéré de cette façon-là. Cette multiplicité de sons, en définitive, ne forme qu’une « note », et une seule. Et, quand elle rentrera en relation avec d’autres « notes » constituées selon le même principe… - par exemple avec la réitération d’un autre accord, orchestré autrement, etc., mais selon le même schéma rythmique, ou bien avec la réitération du même accord, orchestré de la même façon, etc., mais selon un schéma rythmique différent, etc. – et bien, pour l’auditeur attentif, et réceptif, se présentera ainsi une « mélodie », formée par cette succession d’événements bien distincts, et alors sans redites si l’on veut.

- Et quoique la matière de chacun de ces événements soit une réitération… Mais alors, la « répétition », ainsi entendue, n’est qu’un possible parmi une infinité d’autres possibles, pour  parvenir à présenter à chaque fois « un » événement unique ?

- Exactement. Ce procédé de la réitération, vous comprenez qu’il peut être fertile, s’il s’agit de cultiver, et « faire pousser », des événements musicaux toujours inouïs.

- Je vois. Ou plutôt : j’entends bien… Cependant, parfois, certaines des réalisations effectives… elles ne manquent pas d’être ennuyeuses, un peu ?

- Lassantes, rébarbatives… Oui, bien sûr, parfois. C’est selon. Ici comme ailleurs, la qualité de la réception peut dépendre aussi bien de la qualité de ce qui est donné, que de l’humeur de celui qui reçoit… Mais il est vrai qu’il y a des choses à considérer moins subjectivement. Je pense, en particulier, au « format ».

- Aux dimensions de l’œuvre ?

- Oui, mais à condition de les penser relativement, et non pas dans l’absolu. Par exemple, pensons que nous sommes devant une image comme un corps devant un objet. Nous contemplons tel dessin ou telle peinture… Un dessin qui, peut-être, tient sur une page d’album, que nous tenons dans nos mains ; une peinture, peut-être monumentale, devant laquelle nous devons nous tenir à bonne distance pour l’appréhender dans son entier. Nous savons par expérience que notre corps peut se trouver face à des objets que nous pouvons en quelque sorte contenir, ou bien face à d’autres qui sont à sa mesure, et devant lesquels c’est corps à corps, et que d’autres, enfin, vont être comme des lieux qui nous contiennent, nous enveloppent… Nous pouvons aussi comprendre ce que cela veut dire que la « densité » d’une image, comme la quantité d’informations visuelles qu’elle contient, rapportée à sa taille.

- Je crois voir où vous voulez en venir : une pièce de musique « répétitive » d’une heure peut être absolument excitante tout du long, et une autre de trois minutes parfaitement insipide…

- Selon que la « quantité d’informations audibles » qu’elle contient, en rapport à sa durée, est absolument adéquate, ou bien parfaitement insuffisante.

- Et la vôtre ?

- Oh, j’ai pris soin qu’elle n’excède pas les quatre minutes. Ainsi, j’espère limiter les risques…

https://www.youtube.com/watch?v=BahwtidXWH0

- J’ai vu que vous avez associé un montage vidéo, à votre façon, à cette musique, mais que l’image l’ayant « inspirée » en est tout à fait absente ?
- En effet, j’y représente une marche, à pied, dans les rues de mon quartier, dans le genre « mouvement perpétuel ». C’est sans doute que, à force de voir tous ces gens confinés sur les marches de cet escalator à l’arrêt, j’ai ressenti comme une terrible envie de me dégourdir les jambes ?


mardi 1 novembre 2016

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU_1

LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU
de Jean François Billeter

(Note de lecture 1)

mardi 1er novembre 2016

Il y a quelques jours, dans la librairie du Café Plùm, à Lautrec (Tarn), je trouve les LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU , de Jean François BILLETER, là même où, cet été, j'avais découvert ses TROIS ESSAIS SUR LA TRADUCTION.

*

Pour le lecteur, une lecture, pour peu qu’elle lui importe assez, doit toujours être de quelque façon une dépense d’énergie – un effort. En conséquence, c’est la lecture du livre qui, par elle-même, doit produire l’énergie qui la rend possible…
Telle est la « théorie » de la lecture, à usage privé, que je me fis il y a… un certain temps. Ce mot, théorie, est entre guillemets, car, après tout, il ne s’agit que de constater les conditions d’une pratique. Sans doute ces guillemets pourraient-ils aussi bien encadrer cet autre mot, énergie ? Mais, ici, son emploi n’est pas si impertinent, je crois : pour décrire le peu d’envie de le lire qu’un livre parfois provoque, nous avouons, en soupirant, que celui-ci « nous tombe des mains » ; alors, je ne suis pas sûr que l’évocation d’une énergie – ou plus précisément, comme ici, celle de son défaut - serait uniquement métaphorique…
Mais la lecture de ces LEÇONS SUR TCHOUANG TSEU  a été pour moi, dès les premières pages, d’un effet aussi vif et vivifiant que l’avait été celle des TROIS ESSAIS SUR LA TRADUCTION. Il exclu que ce livre me « tombe des mains », au contraire : je sens, rien qu’à commencer de le lire, que s’excitent les muscles de mon entendement… 

*


Ce Tchouang Tseu, dont il va être ici question, a vécu en Chine il y a quelques 2300 ans. Cet éloignement, dans le temps et dans l’espace, semble avoir découragé l’approche directe de son œuvre. Cet exotisme extrême serait une raison de ce que cette œuvre aurait été décrétée en quelque sorte définitivement « intraduisible », et, en conséquence, comprise seulement au travers des « gloses » qui ont été faites, ultérieurement…  Si j’ai bien compris, presque tout ce qui (en Occident mais aussi dans la Chine contemporaine) s’en présente sous le label « traductions » n’est, essentiellement, que le produit de transpositions d’interprétations,  d’ententes de seconde main, si l’on peut dire…

Cependant, Jean François Billeter  croit que ce texte de Tchouang Tseu, même venu de si loin, est assez sensé pour un européen contemporain, pour qu’il lui soit possible d’en entreprendre maintenant une traduction valide.

Une traduction n’est, après tout, qu’une compréhension.
Une compréhension assurée dans certaines circonstances particulières ? Certes, mais, dans son principe, cette compréhension est identique à celle qui nous est nécessaire quand il s’agit de nous ouvrir un tant soit peu à ce que disent nos proches, nos voisins… Et, pour cela, il ne suffit pas d’avoir, eux et nous, appris à parler dans la même langue ; il faut aussi que nous puissions les uns et les autres avoir une expérience à partager – une, au moins.

Jean François Billeter  a reconnu les marques d’une telle « expérience partageable » dans le texte de Tchouang Tseu ; ce sera celle de la philosophie, ou, plus exactement, celle du philosophe en action.
La définition de la philosophie alors adéquate est la suivante : penser par soi-même à partir de son expérience propre. C’est une définition aussi simple qu’efficace, me semble-t-il. Dans tous les cas, c’est ici l’entrée possible pour la compréhension, et donc la traduction, du Tchouang Tseu. 

Traduire, c’est comprendre. Et comprendre, c’est philosopher, mais en posant devant soi la chose à comprendre, ou bien en se posant devant elle ; en l’observant ; en s’efforçant de la décrire comme elle est, dans l’infiniment proche, ou le presque immédiat.
(Cet « infiniment proche, ou presque immédiat », c’est ainsi qu’est caractérisé  l’objet de « l’attention extrême » de Wittgenstein dans sa « dernière période ».)
Ne faut-il pas cependant tenir compte de ses forces, et tout d’abord de sa propre puissance d’observation ? Quelle confiance dois-je accorder à mes sens ? Et puis, suis-je placé au meilleur endroit pour observer la chose ? Pour en savoir plus sur les conditions dans lesquelles je devrais l’observer, pour l’observer correctement, ne faudrait-il pas que je la connaisse déjà un peu ? Mais comment la connaître vraiment avant de l’avoir observer ?
Admettons que j’ai observée la chose dans les meilleures conditions possibles : qu’elle a été disposée au mieux pour être observable, que ma vue et mes oreilles soient correctement aiguisées, ajustées, accommodées à tout ce qu’elles vont recevoir de tous ses aspects… Encore faut-il que je sois en état de la décrire comme je l’observe.
C’est alors à ma langue, telle que je crois savoir la parler, qu’il va falloir que je me confie. Et sans doute va-t-il falloir que je fasse aussi confiance aux pratiques, de cette langue, propres à ceux à qui j’adresse cette description ; que je fasse de même confiance à leurs capacités de compréhension…

*

L’esprit : Ce qu’est l’esprit pour le cuisinier Ting quand il dépèce un bœuf devant le prince Wen-houei, qui admire sa technique, et qu’il lui dit, pour l’expliquer, que, maintenant, là où il lui faut tailler, découper, « il le trouve par l’esprit sans plus le voir de ses yeux » ? (cf. page 15)

L’esprit est tout entier dans son activité.
Ce n’est que l’activité de l’esprit qui peut le définir, dans son contenu, ses limites… Il est, quand il est à l’action. De même que, dans un organisme vivant, le fonctionnement vital n’est manifeste – et observable en conséquence – que pendant le temps qu’il est en vie, l’esprit ne se dévoile tel qu’en lui-même qu’au moment qu’on le saisit « à la manœuvre ».

Dans un bateau, on pourra voir le gouvernail à son emplacement, et son galbe, et le dessin et les articulations de toutes les pièces qui le relient à la barre, etc., cependant, hors des moments où le marin, suivant les décisions prises quant à la route à tenir, le fait aller d’un bord à l’autre, ou bien le maintient dans son axe… et bien, hors de ces moments de son activité propre, il ne sera rien d’autre, ce gouvernail, qu’une planche de bois assez quelconque…
Il faut donc, si l’on veut « expliquer » le gouvernail, remonter de sa description formellement mécanique jusqu’à celle des décisions prises par le barreur qui commande son action. Et plus encore : la description de ces décisions-là doit aussi comprendre celle des courants marins, des vents, et de l’équilibre général du bateau, du profil de sa coque jusqu’à l’efficacité de sa voilure disponible, etc.


Tout comme le cuisinier Ting tenant et dirigeant son couteau dans la masse de la carcasse, le marin, pour tracer sa route comme il l'a prévue bonne, peut tenir la barre « par l’esprit ».



PROVERBE




Dans le cours de notre existence - "dans la vie", comme on dit -, 
nous voyons que, le plus souvent, nous sommes comme assis sur une chaise définitivement bancale : si nous voulons nous y tenir d'aplomb, sans cesse il faudra faire un effort.





Mais, au bout du compte de cet effort pour s'y tenir ainsi d'aplomb, 
nous pouvons juger si nous y sommes en repos - plus que si nous nous étions laissés aller à sa mauvaise pente.



lundi 24 octobre 2016

UNE PAGE DE JOURNAL, DOMINICALE


                                                                            dimanche 23 octobre 2016



Une page « de journal », vraiment ?
Pourtant, je n’écris pas de « journal » : je n’écris pas au jour le jour, tous les jours.
Je n’ai même jamais écrit assez régulièrement – par exemple tous les dimanches – pour me dire que je tenais mon journal.
(Quelle intéressante expression : « tenir » son journal…)
J’écris « en passant ». Et ce n’est pas tous les jours que je « passe » devant quelque chose qui me donne envie de m’arrêter, pour écrire.
Que je passe devant quelque chose, ou bien : qu’il se passe quelque chose devant moi ? Bien entendu, quand on dit « il se passe quelque chose », ce n’est pas pour dire que cette chose passe, mais, au contraire, qu’elle est arrivée, et qu’elle s’installe.
Quoiqu’il en soit, pour écrire « en passant », il ne suffit pas de passer ; il ne suffit pas non plus que l’attention soit retenue par quelque chose, un moment, mais encore faut-il avoir envie d’en dire quelque chose. Et, qu’une chose soit - un moment - « intéressante », cela ne suffit pas pour que l’on prenne le temps – un peu plus d’un moment – pour dire quelque chose de l’intérêt que l’on y porte.
Encore que certains semblent doués d’une grande rapidité (de conception, de réalisation) quand il s’agit d’écrire. Mais je n’ai jamais eu, moi, ce genre de talent, ni n’ai bénéficié d’une formation me permettant de m’en passer.
Je dois bien reconnaitre que je suis plutôt un peu lent… Il faut que je rumine mon idée – quand j’en ai une qui veut bien se présenter à moi, et pour moi : en me donnant le sentiment, provisoire, qu’elle est mienne.
Surtout, il me semble que cette rumination doit être interminable, littéralement : je n’en ai jamais fini, sinon par un effet de mon épuisement. En effet, quand, la digestion de l’idée apparemment achevée, je crois venu le temps de me poser, pour me mettre à écrire, à faire des phrases, pour « formuler », comme on dit, cette idée - telle qu’il me semble que ma rumination l’a fait venir -, je vois vite que je n’en suis encore qu’à relancer d’autres ruminations : j’ai espéré qu’il ne s’agirait de rien d’autre que d’une rumination accessoire, cet examen de la meilleure façon d’exposer l’idée… mais non !  Je découvre à chaque fois que, désigner comme « idée » quelque chose qui n’est pas « dit », et bien, c’est comme un abus de langage.
Ce qui n’a pas été, d’une façon ou d’une autre, formulé de façon à être entendue par quelques uns de mes semblables, ce n’est pas rien, mais - ce n’est pas une idée !
Je ne sais pas ce que c’est, vraiment. Une apparition d’images ? Quelque sentiment ? Une rêverie ? Ce doit être un état… peut-être provoqué par une expérience. Oui, sans doute, ce que j’appelle « avoir une idée », ce ne serait qu’un état, ou une expérience. Comme on peut être brûlé, suite à une expérience du feu. Mais l’idée ? Une idée, par exemple, de ce qu’est la brûlure, ou de ce qu’est le feu… Devra-t-elle, à proprement parler, nous brûler ? Serait-elle par elle-même, de quelque façon autre que métaphorique, un feu ?

L’idée – si idée doit être – ne sera que par la parole.
Ce qui implique que, pour chaque parole distincte, qui aura été décidée à seule fin de formuler une idée ressentie comme originelle, une autre idée, qui en sera distincte, aura été formée.
A vrai dire, la durée de temps qui va m’être nécessaire, à moi, pour décider d’une formulation, elle m’est tout à fait personnelle, donc tout à fait anecdotique.
Par contre, qu’une formulation distincte présente à chaque fois une idée distincte, et pour cela mérite rumination…

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Ce dimanche matin, devant quelle chose suis-je  passé – ou bien quelle chose se passe devant moi – qui m’arrête ici ? Une émission de radio, entendue par hasard. Pas toute l’émission d’ailleurs, mais juste un passage…
Il y est question du bonheur, et des malheurs. Sujet commun. Quelque chose qui y est dit (que l’on sache désigner sûrement les raisons d’un malheur mais non pas les raisons du bonheur) entraîne un échange avec la personne à mon côté… C’est d’ailleurs tout l’intérêt de ce genre d’émission : qu’elle puisse, éventuellement, provoquer un échange entre les personnes qui l’écoutent. Ce n’est pas que ne soient pas intéressantes les réponses de celui qui, à la radio, est interrogé sur le sujet ! Le manque de consistance de ce que l’on entend alors, il tient plutôt au dispositif obligé, qui empêche que la personne qui interroge laisse venir toutes les réponses, jusqu’à leur « fond ». Cette personne-là fait son boulot : retenir l’attention de l’auditeur, d’une enfilade de publicités commerciales à une autre enfilade de publicités commerciales. Celui qui répond, heureusement rompu aux contraintes de ces exercices médiatiques, s’en tire plutôt bien, compte tenu de ces circonstances peu favorables.
Donc, je comprends qu’il est question, à ce moment-là, du bonheur dans la vie, et des malheurs de l’existence.
Voilà bien un énoncé fait pour me rebuter immédiatement. Ces considérations … essentielles, autant qu’existentielles, oui, bien sûr, pourquoi pas ? Cependant, de les aborder à ce niveau de généralité, comment est-ce envisageable ?
Mais, après tout, qu’une question soit mal posée ne fait pas que cette question soit comme nulle et non avenue. Si « le bonheur » et « le malheur », tels qu’ils peuvent être « pour tout le monde », ne me concernent pas (je ne suis pas, moi, « tout le monde », bien sûr), et bien, rien que de les entendre évoqués, cela a suffit, aujourd’hui, à me faire revenir sur ce qu’ils seraient pour moi en particulier.








Donc, il s’agit de ce que l’on peut désigner sûrement les raisons d’un malheur, mais non pas celles du bonheur… Le malheur déterminable et le bonheur évanescent… Que le premier soit toujours prévisible, et que, comme tel, on peut toujours espérer l’éviter. Mais que, quant au bonheur, quoiqu’il arrive, que faire d’autre, sinon accepter qu’il arrive ?

De toute façon, un malheur, on sait ce que c’est : un événement. C’est une perte, une destruction de ses biens, la détérioration de son corps, l’exil, ou l’abandon, etc.
Le bonheur est-il un événement ?
Bien sûr, on parle d’heureux événements, et de malheureux événements. Mais on sait bien que ce dont nous parlons ici, ce sont des « états de l’être ». Alors, le chagrin, la tristesse, l’abattement, oui, voilà des états de l’être qui se peuvent mesurer au bonheur…
De même, le bonheur, ce serait… la richesse ? la gloire ? l’amour ? une satisfaction, toujours, en quelque sorte ?
Mais non, on le sait, le bonheur, ce n’est pas quelque chose que l’on a, mais qu’il est dans ce que nous sommes - s’il doit être. On le sait bien, que, si c’est un malheur de perdre son amour, ce n’est pas d’avoir un amour qui nous rendra heureux. Ni heureux – ni malheureux, d’ailleurs.
Alors ?
Le bonheur, il ne me viendra pas de ce que me serait un jour venu l’amour, mais de ce que je suis présent, dans le temps, à ce qui me vient là, à chaque moment qu’il me vient.


Un bonheur c'est comme une fleur.

On peut bien la cultiver, mais elle s'ouvrira quand elle veut.
Un bonheur, c'est un 'moment', qui est ce qu'il est par tout ce qui le tient à sa place dans le temps : attaché à ce qui le précède comme à tout ce qui lui succédera - peut-être. Il peut tenir de la façon dont on l'a espéré, mais sans qu’on le voir venir comme il est cependant. 

C'est elle, bien sûr, la fleur seule, qu’il semble que l'on respire et admire...
Mais elle est ce qu'elle est, une expression provisoire, admirable, parce qu’elle est l'expression de toute l’espèce dont elle procède, et de toute cette plante qui la porte, attachée à sa tige, protégée par ses feuilles, nourrie par ses racines, et aussi, un peu, de ceux qui l’ont cultivée...

Comme une heure bonne, une fleur n’est qu’un moment dans le temps. Oui : elle éclot, s’ouvre et se déploie, et se fane. On a tous récité cela. Mais c’est pourquoi aussi elle est l’expression du tout du Temps.

Oui, floraison est le bonheur