- Le vent est tombé, dirait on...
- Oui, il semble.
On pourrait sortir... Tu m'accompagnes ?
- Tu veux sortir ?
- Oh, juste aller au fond du jardin... Tu viens ?
- Il faut que je finisse cette lettre à ma mère. C'est compliqué. Et il faut absolument que je la poste demain matin. Et rien que d'y penser...
Et je crois qu'après ça, je n'aurais qu'une envie.
Elle s'est tournée vers lui.
Elle sourit en fermant les yeux, ses deux mains jointes étendues sous sa joue droite, anticipant le mol oreiller...
D'abord, il lui répond d'un sourire. Et puis il se lève.
- Bon... Oui. Je comprends. À tout de suite alors. Je ne vais pas y rester longtemps.
Courage !
*
Mais, il le sait bien, aussi, que, de toute façon, elle n'aime pas trop venir, la nuit, de ce côté de la maison.
Il doit reconnaître que cette lumière du réverbère planté dans la rue longeant le fond du jardin, elle est un peu trop forte.
Et puis, la seule chaise laissée ici en faction n'est vraiment pas très confortable. Une chaise de cuisine, bien raide de dossier et bien dure de siège.
Mais, cet inconfort lui convient. Ce n'est pas pour dormir qu'il aime si souvent se retrouver là en fin de soirée.
Quant à l'éclairage public, plutôt intempestif sur cette voie souvent désertée, il s'en arrange en lui tournant le dos, et en se rapprochant des arbres...
Il lève la tête.
Le vent qui a soufflé toute la journée semble avoir éliminé toute trace d'humidité en suspension dans le ciel.
Depuis la Terre jusqu'aux étoiles les plus lointaines.
Alors il répète, à haute voix : Le vent est tombé, dirait on.
Mais, qui donc est ce on qui dit ça comme ça ?
C'est curieux, quand même, que le vent soit quelque chose qui puisse tomber.
Un arbre tombe. Une pierre tombe d'un mur. Enfant, il est souvent tombé... Mais le vent ?
S'il tombait du ciel d'où il souffle, on le retrouverai par terre. On pourrait l'y ramasser comme on ramasse... comme on ramasse toutes les feuilles que lui, le vent, fait tomber !
Mais il est vrai aussi que ce vent, celui qui souffle par ici, ah, ce vent est un vent à majuscule, un de ces Vents qui sont nommés d'un nom de personne humaine, sinon de divinité : le Mistral, la Tramontane, U Libecciu...
Et tous les dieux, comme tous les humains, sont destinés à tomber, un jour...
L'inanité de sa digression, poursuivie tout du long à voix haute, le fait sourire.
Ou bien, est-ce cette sensation de légèreté qui lui remonte des jambes, traverse ses reins, lui caresse la nuque, lui fait redresser les épaules ?
C'est-à-dire : est-ce de pouvoir digresser aussi librement, à l'abri de toute censure, qui soudain lui retire de sa pesanteur habituelle ?
Ou bien, est-ce cet allègement inattendu qui a provoqué son irrépressible envie de digresser sans retenue ?
Mais, parce qu'il pressent que la réponse doit loger dans un espace-temps inaccessible à sa conscience raisonneuse, il estime vaine la question. Et alors, faute de pouvoir tout connaître des tenants et aboutissants de son état, il se contentera d'en jouir, sans autre motif.
Ses deux mains sur le haut de son dossier, il s'apprête à déplacer la chaise à l'endroit convenable.
Là, son geste est en suspens.
Tout en lui et autour de lui est comme engourdi, d'un même engourdissement... bénéfique ? Ou plutôt, agréable...
Oui, agréable suffit. Parce que léger, encore, et surtout bien réparti, lui semble-t-il, également, dans toutes les parties de son être. Ce n'est pas un de ces engourdissements menaçants qui nous font craindre que le moindre mouvement pourrait bientôt nous être interdit.
Non, il se sent en pleine possession de toutes les parties de son corps.
... À moins que ce soit l'ensemble de toutes les parties de son corps qui ait pris possession de lui ?
Il sait qu'il lui faudrait alors définir quel est-il, ce lui, si distinct de tout son corps, à lui...
Oh, non ! Pourquoi faut-il qu'il se retrouve encore entraîné dans ce genre de méandres ! À éviter, et de toute urgence ! Ne pas même s'en approcher.
Il est resté sans plus faire un geste, debout derrière la chaise, les mains posés sur le dossier.
C'est évident d'un coup : le silence !
Un de ces silences tout naturels, d'ailleurs, et qui sonnent comme ils ne peuvent sonner que dans la nature naturelle : un silence fait du concert d'une myriade de bruits, tous également minuscules, et même microscopiques. Ce que chacun d'eux serait par lui-même se retrouve tout à fait submergé dans le concert de l'ensemble de tous les autres. Toute la matière de cet ensemble est d'ailleurs elle-même des plus ténue. Mais, ce qui la compose vraiment n'est pas la dimension particulière de chacune des parties concertantes ; c'est qu'aucune d'entre elles ne peut y être distinguée d'aucune autre. Aucune n'a une dimension particulière.
Ce silence, c'est la brusquerie de son apparition qui l'a surpris, pense-t-il.
Mais, non : c'est qu'il vient de percevoir sa présence seulement à l'instant, brusquement.
Le vent avait tellement tout agité, partout, toute la journée, qu'il lui était entré dans le corps - au point qu'il ne pouvait suffire qu'il soit tombé, semblait il, pour qu'il en sorte sans attendre.
Mais, après tout, si quelque chose tombe d'un côté de la balance, c'est que, de l'autre côté, quelque autre chose va se lever ?
Si le vent tombe, alors, c'est le silence qui se lève ?
...
Le voilà reparti à digresser... Non : on ne dit pas ça, "un silence s'est levé" !
Pourtant, là, c'est bien ce qu'il ressent : ce silence monte de la terre...
Il regarde devant lui, comme s'il allait surprendre le silence en train de s'élever au-dessus de l'herbe, comme une buée...
Il regarde autour de lui. À droite, séparant le jardin de la route, et recouvert de sa couche de lichen, le parapet de pierre. Dessus, une petite chose, posée, accroche son regard.
Sur le vert sombre du lichen luisant sous la dure lumière déversée par le réverbère, ça fait une tache claire et mate.
Mais ça, c'est ce qu'il pourra en dire plus tard : ça faisait une tache claire et mate.
Sur le moment...
Mais, c'est un moment sans plus de durée dans la dimension du temps qu'un point géométriquement défini n'a d'épaisseur dans la dimension de l'espace.
Sur le moment, tous les mots se sont comme esquivés : tache, claire, mate, petite... Même le mot "chose" est absent. Tous les mots...
Tous les mots, avec toutes les possibilités de les articuler les uns avec les autres, tout cela qui est sans cesse à notre disposition, parce que, dans le monde humain, une chose qui n'est pas, d'une façon ou d'une autre, nommée... n'est pas.
Mais, là, ce n'est pas que les mots aient disparu ; c'est comme s'ils n'avaient jamais existé.
Alors ils ne peuvent jamais avoir été nécessaires ; alors, ils ne peuvent pas lui manquer.
C'est-à-dire que, ce qu'il voit sans le nommer, c'est présence pure, qui suffit à l'emplir.
Ce n'était qu'un simple caillou.
Ainsi pourrait-on le nommer : simple caillou.