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jeudi 5 octobre 2017

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_I

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

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Le nu

Avec la Renaissance la représentation de la nudité humaine, issue de l’Antiquité, se trouve ravivée. Dans le prolongement de l’art gréco-romain, les différences de morphologie entre l’homme et la femme donnent lieu à des traitements distincts. En ce qui concerne le corps masculin, saisi dans l’expression de l’énergie ou de l’action, l’art de dessiner et de peindre cherche à se fonder sur une connaissance de son anatomie, rendue plus assurée et plus savante, par la pratique de la dissection. Le nu féminin, quant à lui, demeure globalement pris dans la sphère de l’attrait sexuel (Eros), qui se partage entre deux figures emblématiques : celle d’Aphrodite, d’une part, au regard de la beauté et de l’harmonie, et, d’autre part, celle de l’Eve biblique, qui résume les mystères de la chair.
A partir de là, la représentation du nu se trouvera bientôt installée dans les conventions de la Légende, avec, pour ce qu’il en est de la vogue bien plus soutenue du nu féminin, une prépondérance croissante accordée à l’Aphrodite ou à la Vénus naturelles sur l’Aphrodite céleste. La référence aux divinités antiques s’accommodera très vite aux réalités charnelles prises pour modèles par le peintre. Pour prendre un exemple, disons qu’avec le célèbre tableau de Vélasquez intitulé « la Vénus au miroir » (Londres, National Gallery), l’allusion mythologique ne fournit qu’un prétexte léger à un vrai ‘portrait’ de nu, empreint de la volupté discrète mais insistante, qu’inspire un corps de femme individualisé.
Devenu genre académique, le nu féminin connaîtra les fortunes diverses qu’accordent le talent et le génie. Cela, sur le plan strictement artistique. Mais, sur celui de sa place et de sa fonction au sein de la vie culturelle de la société, il en alla autrement. Au milieu du XIXème siècle, la pruderie moralisante de la bourgeoisie imposait son ‘goût’ et lançait ses anathèmes. Au Salon d’Automne, la Baigneuse de 1853 de G. Courbet avait eu droit à un coup de cravache de la part de Napoléon III. Plus tard certes, en 1862, un Ingres octogénaire et bien établi constituait pour cette raison une exception notoire avec son Bain turc (Paris, musée d’Orsay), qui était accepté. Mais l’exception confirmait la règle. Les nus qui trouvaient les faveurs du Salon étaient ceux des Bénouville, Jalabert, Ary Scheffer, Cabanel, Bouguereau, Henner, etc… Tous relevaient de recettes maquillant la réalité. « Ils utilisaient le même système de formes édulcorées et de surface cireuse ; et ils représentaient le corps comme s’il n’apparaissait que dans des bosquets baignés de lumière crépusculaire ou dans des piscines de marbre. »(K. Clark, T.I, p.256)



C’est en 1863 que E. Manet propose au public son Déjeuner sur l’herbe (Paris, Musée d’Orsay), qui déclenche un premier scandale et ne sera admis qu’au Salon des Refusés. De la même année date l’Olympia (Musée d’Orsay), œuvre qui, dans l’optique d’un érotisme nouveau en peinture va plus loin que le Déjeuner…, mais ne peut en être tout à fait dissociée. Les circonstances qui ont constitué pour Manet l’occasion de son Déjeuner… nous sont rendues accessibles par les souvenirs de son ami d’enfance, Antonin Proust : « A la veille du jour où [Manet] fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia, nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive /…/. Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. “ Il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien je vais leur en faire, un nu ! Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens. Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols ” ».(Catal. p.16) Incontestablement, dans ce propos qui n’épuise nullement le contenu de l’œuvre en question, Manet fait aller ensemble un renouvellement du genre avec celui de la peinture elle-même : rappelant le tableau de Giorgione, il se propose de régénérer le nu par le plein air, conscient que son œuvre de 1862, la Musique aux Tuileries (Londres, National Gallery), avait ouvert une voie nouvelle, – voie qui devait conduire d’autres que lui à l’Impressionnisme.




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Une scène triviale

Le Déjeuner sur l’herbe comporte une révérence, probablement dénuée de toute ironie, envers l’autorité de la tradition picturale. L’idée de réunir, dans un décor bucolique, deux nus féminins avec deux personnages masculins, vêtus quant à eux, est empruntée au Concert champêtre (Paris, Musée du Louvre) de Giorgione. Quant au trio central dans le tableau, il est pour ainsi dire décalqué d’une œuvre de Raphaël, le Jugement de Pâris. Dans la partie inférieure droite de celle-ci en effet, connue des académies d’art par l’intermédiaire d’une recension gravée de Marcantonio Raimondi, trois personnages sont installés sur l’herbe au bord d’une rivière. Un dieu du fleuve, nu et portant la barbe, brandit une sorte de rame au bout de son bras droit. Il est allongé et accoudé en vis-à-vis d’une naïade nue. Cette dernière masque en partie un autre dieu. Son regard est tourné vers l’extérieur du tableau en une posture strictement identique à celle du Déjeuner…, en particulier au niveau du raccord entre le cou et le haut du dos.



 Révérence sincère envers les maîtres (Raphaël et Giorgione) donc, envers leur invention d’idées picturales, envers leur justesse dans le choix des figures et de leur nombre, envers la solidité de leurs compositions. Mais quelle rupture aussi avec toute forme d’académisme et de bienséance convenue dans la métamorphose subie par les dieux, par les muses ou les nymphes, par les bergers musiciens ! La scène représentée dans le tableau de Manet peut en effet s’interpréter ainsi : deux jeunes hommes, issus de la bonne bourgeoisie de l’époque, ont convié deux jeunes femmes légères à un déjeuner au bord de l’eau. Les deux hommes, étudiants des beaux-arts peut-être, déploient la supériorité intellectuelle de leurs discours tandis que les deux femmes dévoilent la sensualité franche et sans gêne de leur anatomie. Les deux hommes posent dans leurs habits de ville tandis que la pâleur de la chair des femmes tantôt transparaît sous une chemise mouillée, tantôt fait ressortir le noir de leur chevelure humide. La trivialité d’un tel sujet – l’émancipation du jeune bourgeois par la grisette – était à coup sûr inversement proportionnelle à la règle d’or des convenances et ne pouvait manquer de heurter. Un tel sujet marquait de manière nouvelle et nette l’intrusion, la promotion dans la peinture, de traits de mœurs bien réels, propres à tendre au monde un miroir ressemblant, mais entachés et grevés par des formes inférieures de la modernité, incompatibles avec la ‘bonne’ moralité. Il s’agissait, répétons-le, de tendre à une classe sociale le miroir qui la forçât à reconnaître la vraie nature de son érotisme caché, la vraie nature de l’objet des frasques de ses représentants mâles. En faisant de la grisette, puis de la ‘courtisane’ plus nettement dans l’Olympia, un sujet de la peinture, en mettant sous les yeux la nudité crue, la nudité « absolue » de leur corps, la peinture avançait alors d’un même pas qu’une certaine littérature ou un certain théâtre de son temps.



L’Olympia, qui ne fut montrée qu’en 1865, témoigne de la part de Manet d’une attaque plus frontale encore. Le programme énoncé (« Eh bien, je vais leur en faire un nu ! ») va plus loin dans la provocation. Il ambitionne de conserver à la peinture son pouvoir de consécration iconique en l’appliquant à un type humain pris au plus bas de l’échelle sociale, sinon en dehors de celle-ci. En effet, le sujet de l’œuvre, cette fois, n’est autre que le corps d’albâtre d’une courtisane banale attendant en son nonchaloir son amant. Le modèle auquel Manet eut recours est la même Victorine Meurent que dans le Déjeuner…, mais il transfigure celle-ci en l’effigie ambivalente d’une idole brutale, à la fois prosaïquement vulgaire et néanmoins fascinante. Soixante dix ans plus tard, Paul Valéry en frémissait encore d’émotion presque indignée :
“ La pureté d’un trait parfait enferme l’Impure par excellence, celle de qui la fonction exige l’ignorance paisible et candide de toute pudeur. Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d’animalité rituelle dans les coutumes et les travaux de la prostitution des grandes villes. ” (P. Valéry, T. II, p.1329)








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