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jeudi 6 juillet 2017

VISION VISIONNAIRE : 7 : LA PULSION SCOPIQUE

DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION VISIONNAIRE" : 7



LA PULSION SCOPIQUE

FRANCIS : En se plaçant sur un plan général, qui me permette par le même mouvement de rejoindre nos considérations relatives à la photographie, il me faudrait peut-être poser à nouveau la question de la vision, que nous traînons à notre suite depuis le tout début de nos entretiens et cela sans doute par la force des choses. Qu’est-ce que la vision pour qu’un peintre ou un dessinateur puisse ainsi dialoguer, de vision à vision ou de regard à regard, avec un autre peintre ? La vision n’est-elle qu’une pure affaire de perception sensorielle, dans la relation de peintre à peintre comme bien évidemment aussi dans la relation du peintre avec le monde ? Une fois encore on peut pressentir que l’œil vivant, l’œil voyant, est autre chose qu’un système optique comparable à l’appareil de photographie.

PATRICK : Je voudrais relater ici, brièvement, une mince anecdote : nous étions au Jeu de Paume, pour l’exposition Lee Miller… Devant une série d’études assez abstraites – des compositions d’objets inanimés, faites de leurs formes, de la façon dont ils reçoivent et rendent la lumière du soleil, et de leurs ombres portées, j’entends un visiteur à côté de moi dire à la femme qui l’accompagne : << Je regrette de ne pas être capable de voir ça. >> Et il lui explique qu’il est déjà passé souvent devant un spectacle de cet ordre ; mais, lui, il n’a pas vu ça. Il n’est pas capable de voir ça. Et il le regrette. C’est que, en effet, comme vous venez de le dire : « l’œil voyant est autre chose qu’un système optique »,.

FRANCIS : Qu’est-ce que peut être la vision pour qu’un peintre ou un dessinateur puisse épouser, s’annexer, s’approprier, transposer, déconstruire, etc., la vision d’un autre peintre ? On trouve chez les philosophes de belles réflexions ainsi que d’aussi belles solutions à ce genre de questions. Et notamment chez Merleau-Ponty, avec la difficile notion technique de « système d’équivalences » ou celle de « rayon de monde » empruntée à Husserl, mais que l’on ne peut comprendre, à mon avis, sans passer par les acquis de la célèbre Théorie de la forme. Pour l’heure, je me contenterai de rechercher des réponses moins approfondies, qui m’autorisent à peu près à utiliser l’archi-vieille référence à l’imagination humaine. Nous resterons donc encore pris dans des vues traditionnelles et classiques.
Pour que vous puissiez déconstruire par votre dessin un tableau de Picasso, il faut que, dans votre regard, votre œil vivant soit non seulement ‘ouvert’ à de l’extérieur, mais qu’il se projette pour fouiller dans cet extérieur, pour suivre les pointillés ou les filigranes que celui-ci comporte. Et simultanément, il faut aussi qu’il ne s’abîme pas entièrement dans l’objet, donc qu’il reste un regard, mais un regard éduqué et organisé par ce qu’il apprend. On pourrait donc parler à nouveau d’ouverture ou d’empathie et ajouter que ce sont elles qui donnent élan à un imaginaire enveloppé dans ce regard.

PATRICK : Je trouve la notation de ce double mouvement particulièrement remarquable : fouiller au plus intime de l’objet, mais en se défendant de s’y abîmer. Toujours plonger plus avant, mais toujours avec le souci de garder la bonne distance.

FRANCIS : J’ai toujours gardé à l’esprit le fragment 84 de ce qui subsiste des écrits d’Empédocle (fragment rattaché à De la nature, probablement) :

“ Comme un qui, méditant de cheminer dans la nuit d’hiver, a préparé sa lampe,
– flamme du feu brillant allumé dans sa lanterne –,
efficace contre l’assaut des vents,
et la lumière bondissant au-dehors, aussi loin qu’elle le peut,
éclaire l’ombre de ses rayons inflexibles,
Ainsi, prisonnier des tuniques de l’œil, le feu primitif
Traverse la ronde pupille aux parois ténues
Qui retiennent captive l’eau dont l’œil est baigné,
– et le feu bondissant au travers aussi loin que porte au-dehors son éclat… ”

Ce fragment d’Empédocle permet d’interpréter la vision de Lyncée, le regard du peintre, du dessinateur, celui du photographe. L’œil est ici à comparer avec une lanterne. La vision suppose qu’une énergie, telle un feu, sort de chaque œil, bondit hors de lui vers des objets extérieurs, en faisant fusionner ses deux faisceaux. Il faut donc comprendre que le regard contribue activement à la visibilité, qu’il en constitue au moins une part. L’œil qui voit ou qui regarde n’est pas comparable à une chambre noire, dans laquelle une image se forme naturellement et passivement par la simple interception de la lumière. En suivant Empédocle, l’acte de voir ne serait nullement cantonné au processus d’interprétation de l’image au niveau du cerveau, qui est un processus où seules des instances internes de l’organisme vivant se trouvent sollicitées. Le fragment en question limite cette explication unilatéralement optique et physiologique, il la rend incomplète et secondaire. Malheureusement, la suite ou la fin du passage ont été perdues et nous ne savons pas comment ce faisceau de feu sorti de l’œil atteint son objet, si ce n’est que c’est pour lui une joie, c’est-à-dire quelque chose de plus que le plaisir de s’en emparer, voire d’en pressentir la consommation. Peut-être faudrait-il songer à une sorte d’empathie ou d’harmonie fusionnelles entre la visibilité issue de l’acte de voir et la visibilité autre ‘émanant’ de la chose elle-même. Car, à la différence de la lanterne, l’œil ne tire pas les objets hors de l’obscurité, mais il les atteint et les épouse déjà éclairés par une lumière ou un feu ‘concurrents’ de ceux qui sont les siens.

PATRICK : Dirons-nous que, si l’œil éclaire les objets, ce n’est pas tant en portant sur eux une lumière dont il serait la source, qu’en les tirant de la confusion, de l’indifférencié, du chaos ? Dirons-nous que c’est ainsi, en les portant à la lumière de l’intelligibilité, qu’il les « éclaire » ?

FRANCIS : Pourquoi pas ? Et il faudrait alors conférer à cette « lumière d’intelligibilité » un statut intermédiaire entre l’œil et les données sensibles. Le feu de l’œil aurait alors pour fonction, chaque fois, de réanimer la lumière intermédiaire, la dimension de lumière, comme un briquet déclenche le feu d’artifice. Quoi qu’il en soit, si le regard est au fond acte et énergie qui, pour leur propre compte, rendent visible, on peut se demander dans quelle mesure la démarche photographique, greffée sur un regard qui la précède, est capable de rendre intégralement compte de la vision ainsi comprise. Car, la photographie en son enregistrement optique et physique paraît bien proche du modèle, dont j’ai parlé précédemment et que la théorie d’Empédocle restreint à l’intérieur de certaines limites. Le modèle proposé par Empédocle n’est pas compatible avec le modèle issu de l’optique.
On peut penser sur ce point que l’artiste photographe est à même de savoir et de dire s’il éprouve toujours, ou bien alors souvent, une différence entre, d’une part, sa vision d’un phénomène, avec l’illumination qui l’accompagne, avec – pour reprendre vos termes – « l’intuition fulgurante » bondissant vers l’objet et enveloppant son aspect visible et, d’autre part, l’image matérialisée qui en résulte finalement, aussi réussie soit-elle sur le plan des qualités de la photographie. A moins que, naturellement, le photographe artiste anticipe si bien l’image future qu’on inclinerait à conclure que sa pratique a éduqué son œil à voir comme ‘voit’ l’appareil de photo. Pour ma part, mon expérience de la photographie a régulièrement été marquée par un grand étonnement : l’image de ce que j’avais vu ou cru voir me faisait parfois l’effet d’une transposition dans une autre dimension, elle-même accompagnée d’une sorte d’altération (d’un devenir autre) de ce qui avait été le perceptif initial. Je ne m’y reconnaissais pas tout à fait, sans perdre l’avantage de découvrir parfois dans le résultat final des intérêts nouveaux et, par suite, toute une profondeur de sens quelque peu inattendue. Ces considérations peuvent paraître en contradiction avec ce que nous disions à propos de votre idée d’ « intuition fulgurante », sans trop exagérer, cependant.

PATRICK : Quant à ce qui conduit du « perceptif initial » à l’image produite, matérialisée, il s’agit là de processus sans doute à jamais indéfinissables dans tous leurs aspects. En effet, l’image produite, on peut la conserver, la ranger ou la convoquer autant de fois qu’on le veut, et la tenir devant soi à loisir – jusqu’à y découvrir « des profondeurs de sens inattendues » ; l’image photographique est un objet.
Quant au « perceptif initial », nous ne pouvons en garder que le souvenir. Et, comme pour n’importe quelle autre particule de notre « vécu », rien ne nous assure de la fidélité du souvenir que nous en gardons. D’autant plus que, cette image-là, que nous tenons devant nous, censée se rapporter à ce « perceptif initial », provoque sans doute une expérience nouvelle ; elle vient se superposer au souvenir que nous pensons avoir gardé de l’initiale. Le souvenir du « perceptif » plus émotionnel, fatalement évanescent, déjà pris et emporté dans notre devenir, le voilà perturbé par ce qui est censé être sa fidèle image, « objective » et stable et réitérable, luttant contre elle… La lutte de la perception réitérable mécaniquement contre l’évanescence du souvenir, etc.
Cela fait que je reste, pour moi, dans une incertitude fondamentale quant à ce qu’il en est vraiment de cet écart, cette différence entre l’initial et l’image, et quant à ce que j’en éprouve. Mais je crois pouvoir dire que, de plus en plus souvent, et, me semble-t-il, avec toujours plus d’assurance, ce qui déclenche en moi le désir de réaliser une photographie est l’anticipation de l’image matérialisée, l’image possible, qui vient comme en superposition au phénomène – et non pas un perceptif initial qui serait originel.
Ou alors, est-ce que l’objet du perceptif initial (provoquant l’émotion originelle), ne serait pas dans cette anticipation d’une image à réaliser ?

FRANCIS : Oui, sans doute. Cela revient au même, à vrai dire, et la déception personnelle éventuelle, dont je vous faisais part, résulte du décalage éprouvé entre l’anticipé et l’obtenu… De fait, avec mon appel à Empédocle, je désirais souligner l’impossibilité d’identifier une fois de plus l’œil humain et l’appareil photographique, la vision et la photographie – ce qui bien sûr n’interdit nullement leur couplage. D’ailleurs, je trouverais aisément une explication au versant négatif, c’est-à-dire déçu, de  mon étonnement. Par exemple chez Delacroix, que nous évoquions tantôt à propos du Louvre, de Picasso et de vos propres croquis. Voici pourquoi. Pour lui, l’intuition fulgurante en face d’un sujet naturel relève d’une perception émotionnelle. Cette intuition est perceptive, elle relève bien d’un rapport sensible établi avec une ouverture au sein du visible, donc au sein d’une ‘présence’ apparue dans le phénomène (extérieur). Mais son caractère émotionnel la rend complice de l’imagination et, de ce fait, sélective : elle ne s’adresse qu’à- ou bien elle ne retient du phénomène qu’une figuration de données remarquables, – serait-ce à la limite une teinte tellement incroyable, tellement inimitable. Le peintre, en ce cas, saura exploiter la situation d’une perception telle, mais le photographe ? L’appareil photographique contraint à enregistrer tous les détails, à leur conférer à chacun une valeur égale et ainsi à tuer le sens dominant, à refroidir la vie. “ Jenny me disait hier, avec son grand bon sens, quand nous étions dans la forêt et que je lui vantais la forêt de Diaz (il s’agit d’un peintre paysagiste connu de Delacroix), « que l’imitation exacte n’en était que plus froide », et c’est la vérité ! Ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre dans la nature rendra toujours le peintre plus froid que la nature qu’il croit imiter. /…/ Que sera-ce d’ailleurs, si le sujet comporte beaucoup de pathétique ? /…/ Voyez cette scène intéressante, qui se passera, si vous voulez, autour du lit d’une femme mourante : rendez, saisissez, s’il est possible, par la photographie, cet ensemble ; il sera déparé par mille côtés. C’est que, suivant le degré de votre imagination, la scène vous paraîtra plus ou moins belle, vous serez poète plus ou moins, dans cette scène où vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que l’instrument aura tout mis.” (Journal,12-X-1853) Il me semble pouvoir ajouter, au passage, que cette remarque de Delacroix au sujet de la froideur de la photographie, donc de son opération orientée contre la beauté (qu’elle dépare), est peut-être excessive et trop caricaturale. Elle rejoint cependant, par un autre chemin, ce que j’avais cru pouvoir déceler du « titre élevé d’objectivité » de l’image photographique en ce que le monde fait corps avec elle.

PATRICK : « Vous ne voyez que ce qui est intéressant [pour l’émotion], tandis que l’instrument aura tout mis. » Est-ce à dire que, pour Delacroix, dans une photographie, il y aurait aussi (mais comme perdu dans ce « tout ») ce qui est « intéressant » pour le peintre ? Cela reviendrait à dire que – dans la phase de conception – le peintre a une activité presque uniquement filtrante, « sélectionnante » et « hiérachisante », comme s’il devait avoir à faire son marché dans tout ce qui lui est donné de visible dans le monde qui l’entoure ? « Oui, donnez-moi un peu de ça, et puis beaucoup de ceci, mais ça, oh non, je n’en veux pas du tout ! »

FRANCIS : Oui, sans doute. Parce que l’émotion déforme en quelque sorte la perception dite ‘normale’, – si elle existe. Elle va même jusqu’à modifier les cadres spatiaux en les hiérarchisant à sa façon, comme vous le soulignez. En me recentrant sur la photographie, la question serait donc : cette dernière peut-elle véritablement rivaliser avec la peinture dans l’expression de la vision, lorsque celle-ci se rapproche au plus près d’une perception émotionnelle avec tout ce que ce type de perception enferme de visée ou d’intentionnalité imaginaire ? Or, en art, toute perception est émotionnelle au sens large. Parvenu à ce point, comment ne pas voir qu’une porte s’ouvre grand sur toutes les composantes autres que l’émotion, par quoi la perception sensorielle se trouve bien souvent comme aliénée : la passion, le désir, l’espoir, la fascination,… La vision ‘stricte’ est alors compénétrée d’imaginaire et de fantasme, elle devient vision visionnaire. La question que je posais resurgit aussitôt, sur un plan plus général encore, et si je songe à la peinture, à l’expressionnisme en peinture par exemple, je me dis que la photographie devrait éprouver plus de mal qu’elle à exprimer la teneur fantasmatique de la vision. Pourtant, une photographie visionnaire existe bel et bien. Et depuis fort longtemps. Ce sujet est pour moi l’occasion de vous soumettre quelques spécimens de mon crû.


crédits : Francis Esquier 



On peut évidemment aborder ce genre photographique en demandant du renfort au psychanalyste. Selon lui, voir relève d’une « pulsion scopique ». Il s’agit là d’un pluriel de pulsions, i.e. de forces psychiques inconscientes s’investissant dans la vision (physiologique), dont l’énergie et l’intensité d’énergie relèvent de la Libido. Nous trouvons là, sous un certain angle, la conception d’un voir qui se projette, – conception qui rappelle Empédocle, mais de manière bien différente : dans son arrière-plan la vision est unie au désir et à la nature sexuelle de ce dernier. Par ailleurs, comme le fantasme pourrait bien être une figuration ou une mise en forme imaginaire, où un désir trouve en partie à se satisfaire même si par ailleurs cela masque la béance originaire, la béance sans remède, qui constitue l’essence de tout désir, la vision humaine comporterait toujours nécessairement une composante fantasmatique. L’énergie ignée d’Empédocle et la dynamique imaginative de l’émotion selon Delacroix pourraient trouver à se fondre dans cette conception de la vision, qu’il conviendrait de mettre à l’épreuve de ce qui a lieu dans les arts plastiques et, plus spécialement, dans la photographie, si on peut l’y ranger. Sur ce point, je l’ai bien noté, vous ne voyez aucun inconvénient à « faire la part de l’inconscient et quel que soit le sens qu’on donne à cette notion ». Entre parenthèses, voilà que votre « aperçu d’un jour » au Palais Royal serait à remettre sur le tapis ou sur l’ouvrage, afin de subir une investigation apparemment nouvelle, mais tellement semblable aussi à toutes celles auxquelles la peinture – je songe à la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne par exemple –, a pu déjà servir de prétexte hasardeux.

C’est pourquoi je laisse en suspens ce sujet et les interrogations qu’il comporte. Que l’on retrouve la « pulsion scopique » en tel et tel artiste peintre ou photographe ne nous fera guère progresser sur les styles mêmes et sur les différences entre les styles, dont les artistes sont les inventeurs. Or, ce sont bien les styles et les différences stylistiques qui nous intéressent et non pas les structures plus ou moins communes responsables des organisations psychiques de ces auteurs. Or, à l’origine d’un style, que devons-nous placer au titre de facteur important et déterminant, si ce n’est l’invention d’un regard, l’invention d’une vision qui fait loi non seulement comme perception, mais encore comme illumination visionnaire ? C’est du moins là que devraient nous conduire, sous la protection d’Hermès, Empédocle, Delacroix et même quelque disciple de Freud.

PATRICK : Permettez-moi, avant de revenir plus directement à la « pulsion scopique », et un détour et une digression.
Le détour n’en est pas tout à fait un, puisqu’il part des « quelques spécimens de votre crû » que vous me soumettez pour illustrer votre propos sur la « photographie visionnaire ». Je suis particulièrement impressionné par celui en format ‘portrait’, qui combine de façon savante et si… picturale, l’ombre et la lumière, la proximité tactile et les reflets fantasmatiques, l’arrêté et l’incertain, le désordre et l’ordonnance géométrique. Cette image, qui peut sembler prise à un rêve (nocturne), me fait rêver (diurnement, si je peux dire) ; Pour la décrire telle que je la vois, je ne pourrais pas m’en tenir à l’ecphrasis, je crois ; il faudrait que je raconte une « histoire »… Et pourtant, on peut la dire, cette image, sinon tout à fait « abstraite », en tout cas loin de toute anecdote…
Mais, là, je vais m’en tenir à une remarque « formaliste » : j’ai, tout à l’heure, évoqué  comment « dans les rapports entre ombre et lumière se joue le ‘drame’ de l’opposition entre dessin et couleur – autrement dit, entre ligne et surface ». A ce sujet, songeant au rapport peinture / photographie, je me dis que, dans la peinture (le pictural) la ligne peut se désolidariser de la surface. Ce qui ne se peut pas, de cette façon-là, dans la photographie, où la ligne traîne avec elle (comme un poids qui l’entrave) la surface, c’est-à-dire le corps – l’image du corps – dont elle est le contour. Dans la photographie, la ligne n’est que le contour d’une surface, et – par la force des choses – lui reste attachée, sans jamais pouvoir se déployer librement, par elle-même.
C’est justement parce que votre composition photographique surmonte (ou dépasse, ou évite) cet empêchement – de façon mystérieuse (ou subtile ?) – qu’elle me semble participer du pictural, plus que du photographique.

FRANCIS : Je ne sais si votre itinéraire de détour est achevé et, dans ce cas, veuillez excuser mon intervention présente…

PATRICK : Je vous en prie : j’en avais bien fini avec mon détour.

FRANCIS : Me permettrez-vous de dire par conséquent combien je suis attentif aux deux groupes de remarques que vous venez de formuler ? Les secondes, en particulier, me font mieux prendre conscience de la fascination qu’exerçaient sur moi les surfaces à la fois transparentes et réfléchissantes. Non seulement peut-être parce qu’elles brouillaient les frontières entre ce qui est objectif et ce qui est irréel, mais plus encore par l’enchevêtrement des lignes de fuite, i.e. des bords de ces surfaces, dont celles-ci étaient elles-mêmes l’occasion. Car l’organisation en profondeur de ces soi-disant lignes de fuite présente un aspect bizarre : convergence et divergence s’y contrarient plus ou moins, déstabilisent la répartition des ombres et des lumières, créent un effet de suggestion trouble.
D’où le côté onirique, que vous soulignez à propos et qui se trouve en somme peu éloigné de ce type d’images que les psychologues aiment à soumettre à leurs patients en vue de tests : « regardez bien cette image et racontez-moi ce qui s’est passé, selon vous, à son sujet »… Les surréalistes aussi raffolaient de cela et, au fond, n’était-ce pas, dans ce cas, parce que ce genre de photographie a eu préalablement recours à une véritable mise en scène ?
Les rapports photographie-théâtre, voilà un point que nous avons jusqu’ici presque entièrement délaissé. Puis-je m’étendre un peu sur ce sujet, malgré sa banalité, mais afin d’épuiser rapidement les quelques ressources que nous offrent les deux clichés précédents ? Disons donc d’abord qu’on a affaire, dans les deux cas, à une sorte de scène de théâtre comportant un décor (une vitre transparente, un fond plus ou moins distinct), un jeu d’éclairage et un acteur, qui n’est autre qu’une feuille de journal préalablement froissée, dont la silhouette globale peut évoquer un personnage enveloppé dans un balandran à capuche ou dans une houppelande. Et puis quelque chose se joue, on ne sait quoi. Après coup, je me rappelle m’être diverti à baptiser ces photographies. Pour la plus sombre, j’envisageais deux titres : « Dans la coulisse » ou bien « Macbeth : le meurtre ». Pour la moins sombre, j’hésitais entre : « Je est un autre » et « Au-delà du miroir ». Nul doute alors que le titre d’une photographie en oriente l’appréciation.
Subordonné à une mise en scène, ce genre de photographie supporte sans difficulté de montrer tous les détails et de renvoyer à un concret objectif, puisque ce concret s’impose à partir du choix ‘théâtral’ a priori. Les objections de Delacroix tombent. Nous n’avons pas affaire à une photographie de reportage, à quoi ses propos nous conviaient en somme. Ici, la photographie correspond au plus près de la vision d’un photographe qui se double d’un metteur en scène. Elle matérialise, elle objective, elle réalise la vision mentale de l’artiste. Elle fait de sa représentation un monde, elle lui donne lieu. Et cela ne représente rien de foncièrement étonnant puisque, dira-t-on, l’objectif n’a eu d’autre tâche que d’enregistrer ce qu’un dispositif théâtral (scène, décor, costumes, lumières, personnages,…) offrait de champ libre à l’imagination. Ce genre de photographie, on peut le noter, est incontestablement ancien. Il date du temps même de Delacroix déjà, qui aurait pu en souligner le fait, car cela a coïncidé avec cet art du portrait posé, qui, dès le début de la photographie, a prétendu rivaliser avec son analogue de la tradition picturale.
Tentons d’aller plus loin. Il y a ‘mise en scène’, dit-on. Qu’est-ce à dire ? Allons d’abord voir du côté du metteur en scène ‘pur’. En fonction d’une intention artistique unitaire, qui est son interprétation d’une œuvre écrite, le metteur en scène fait aller ensemble, rend compatibles, harmonise entre eux, le jeu des acteurs (mimique + discours), les costumes et maquillages, le décor, les éclairages, les sons. Il effectue des choix, il invente des contenus d’image définitifs. Il est visionnaire en ce sens que choix et inventions portent d’abord sur des contenus irréels. Ces contenus sont bien des choses mentales, qui n’ont d’autre réalité que représentative et virtuelle. Il leur manque encore d’être concrétisés, d’exister sous une forme objective. Le metteur en scène procède ainsi de l’imagination à la réalisation visuelle et sonore d’un spectacle.
D’autre part, il ne faut pas manquer d’ajouter que le spectacle réel, exposé sur la scène, est de l’ordre de l’imaginaire encore. A ce titre, il renvoie à quelque existence possible : à travers l’image (= le personnage sur scène) de Tartuffe, c’est un hypocrite possible, plus ou moins archétypique, qui est visé. Ainsi donc, tout le riche contenu d’image de la mise en scène constitue un moyen à travers lequel se trouvera en fin de compte visée et révélée une vérité. C’est en épousant la vision du metteur en scène, donc selon un chemin en quelque sorte inverse au précédent, en allant cette fois de ce qu’il perçoit à ce qu’il imagine, que le spectateur, à son tour, communique avec ce que la ‘vision’ du metteur en scène peut recéler de révélation d’une vérité.
Le photographe peut se doubler d’un metteur en scène s’il procède, comme j’ai tâché de le faire, à une exposition de spectacle qu’il s’agit ensuite pour lui de photographier. Il ne s’agit pas alors d’un simple enregistrement, comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure. La photographie se produit en tenant le plus grand compte des exigences qui sont les siennes : le cadrage, qui détermine un contenu d’image ; le point de vue, qui implique plus ou moins le spectateur (de l’image future) dans la visée imaginaire et dans le déploiement d’une perspective ; les jeux des ombres et des lumières, qui tirent les sujets ou les objets du néant et les font vivre ; le choix d’une distance pour conférer une échelle et un type de présence, etc. Cet etc. n’est d’ailleurs pas aussi indéterminé qu’il paraît. Il réfère à tous les effets techniques que l’on peut obtenir avec les filtres, les objectifs ou bien, au moment du tirage, avec la force des papiers, les temps d’exposition, les effets spéciaux.
Je ne vais pas plus loin. Peut-être reviendrons-nous sur ce thème connu. Vous m’aviez promis une digression, je crois. Je vous en offre dix éventuelles…

PATRICK : Alors, c’est donc vous qui venez tenter le démon – celui de la digression – qui, en moi, n’a déjà pas trop besoin de prétexte pour se réveiller ? Voilà donc la digression promise.
Quand vous avez évoqué l’activité « visionnaire » de la vision, et la capacité de la peinture à donner à voir du fantasme, j’ai pensé aussi, soudain, à la capacité du peintre – quand il s’appelle Cézanne ! – à considérer un « tout » plus total, si je peux dire, une totalité plus complète que celle appréhendée par le photographe, sauf que, là, il ne s’agit plus de fantasme venu du monde intérieur, mais d’une sensibilité (intellectualisée) au monde extérieur plus vaste, dans ce sens qu’elle ouvre une dimension dans la perspective (dans la représentation de l’espace), qu’une ‘camera oscure’  informée par l’optique de l’objectif ne peut pas comprendre.
Mais cette courte digression n’était que pour différer l’abord de la question de la pulsion scopique, ou, autrement dit, du désir.
Je suis particulièrement « interpellé » (pour reprendre une formulation jadis à la mode) par cette intervention de cette notion dans notre échange. Voilà un élément – oui, je vois assez bien le Désir comme un élément, sur le même plan que l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre –, un élément sans doute constitutif de toute pratique artistique, mais que j’ai particulièrement ressenti comme tel dans la pratique de la photographie. Je l’ai d’ailleurs cité tout à l’heure, en signalant que c’est l’anticipation de l’image (matérialisée) qui déclenche le désir de réaliser une photographie. Mais, je gardais ça plutôt par devers moi, parce que, pour tout dire, cela me semblait un peu étrange… Et puis, cela vise de façon un peu trop directe le ‘pourquoi’ de l’action, alors que, en admettant même que ce ‘pourquoi’ ait un intérêt, je pense toujours qu’on ne peut le mettre à jour vraiment que par l’exposé précis et circonstancié du ‘comment’. Autrement dit, pour vraiment atteindre le ‘pourquoi’, il faut le prendre de biais. Attaquer frontalement un ‘pourquoi’ ne fait que provoquer un autre ‘pourquoi’, et ainsi de suite. Alors qu’une réponse finie à un ‘comment’ reste toujours envisageable. Et, me semble-t-il, ce n’est que dans le ‘comment’ sérieusement envisagé que peut se dévoiler le ‘pourquoi’.
Mais tout cela est un peu abstrait. Dans les faits, je ressens très nettement un désir à l’œuvre lorsque je dois sortir l’appareil photo de sa sacoche… sauf à dire que je ne vois pas, même dans son arrière-plan, que ma vision soit alors unie à la nature sexuelle de ce désir – surtout lorsque ce besoin irrépressible se manifeste comme ce 21 novembre, par exemple, pour « faire image » de trois feuilles mortes baignant dans une flaque de pluie retenue par une nappe en plastique grisâtre…



crédit : Patrick Guillot 



Rien qui semble là particulièrement érotique…



Quoiqu’il en soit, si je ne vois effectivement aucun inconvénient à « faire la part de l’inconscient et quel que soit le sens qu’on donne à cette notion », c’est dans la mesure où il ne prétend pas venir se mettre sous mon nez en tant que tel. Que l’inconscient reste où il est (dans l’in-conscience), et les vaches seront bien gardées. S’il veut se montrer, eh bien, il faut qu’il renonce à demeurer ce qu’il est : il faut qu’il se manifeste, en prenant forme sensible, apte à toucher ma sensibilité consciente, mon intelligence consciente – et quand il voudrait se montrer, que pourrait-il faire d’autre ?
Mais, avec vos remarques venant à la suite de mon premier détour, celui qui trouvait son départ dans les « spécimens de votre crû » accompagnant votre propos sur la « photographie visionnaire », vous m’aviez offert tout à l’heure l’occasion de « dix éventuelles » digressions encore. En effet : je peux déjà y trouver motif dans votre fascination pour les « surfaces à la fois transparentes et réfléchissantes », fascination que je peux partager, pour des raisons qu’il me faudrait démêler et qui pourraient, ou non, rencontrer les vôtres – mais ce ne serait peut-être pas du côté de l’onirisme ; un autre motif de digression pourrait être cette question du « titre », qui est toujours pour moi  comme… une épine ; mais, c’est le rapport au « théâtre » qui serait peut-être ici, pour moi, le motif le plus… motivant ?
Sur le thème de ces surfaces ambivalentes, tout à la fois miroir et fenêtre, je ne veux pas trop m’étendre ici, non par désintérêt mais, au contraire, parce que, rien qu’à l’aborder (au sens propre : en me tenant à son bord), j’ai déjà l’impression d’être devant un paysage… sans fin, ou, du moins, dont un premier regard ne peut pas, même approximativement, évaluer toute la profondeur.
Quant à la façon dont un titre oriente la perception d’une œuvre… Vous-même évoquiez les surréalistes, et de ce côté-là, le titre est (visiblement) un des éléments, à part entière, de l’œuvre, le plus souvent par un effet de « collage », proposant une juxtaposition insolite, imprévue, « inopinée »... Mais on pourrait aussi, et de façon peut-être ici plus « méditante », aller voir (et lire, donc) en particulier du côté de Paul Klee ?
Je dis que cette question du titre est pour moi  comme une épine, parce qu’elle en a les effets exaspérants : quand le titre ne m’est pas donné au départ (le plus souvent, c’est en désignant simplement le premier « motif » de l’œuvre), alors aucun ne peut s’imposer ensuite, et cependant, comme il semble qu’il faut satisfaire au goût du « public » pour les titres… Il faut bien retirer l’épine, mais de tenter de la retirer, ça fait mal, surtout quand elle ne vient pas…
C’est pour d’obscures raisons que j’ai été privé des titres que vous aviez accolés aux deux images que vous m’avez adressées. Mais peut-être est-ce cette absence de titre qui m’a spontanément enclin à y lire, à y voir, une « histoire à raconter » ? Je crois que nous approchons là du nœud du problème : le titre peut être décidé par l’auteur comme élément de l’œuvre, dont il ne peut être soustrait sans qu’elle perde une part essentielle de sa signification (et alors le spectateur-lecteur doit l’assimiler comme telle) ; sinon, le titre, qui s’est trouvé d’une façon ou d’une autre surajouté, reste une donnée hétérogène, et alors il oriente (ou désoriente !) l’interprétation de l’œuvre. (Et, en conséquence, son appréciation.)
Mais je songe ici que cette allusion à l’interprétation d’une œuvre pourrait nous conduire à retrouver ce que vous dites des rapports de la photographie au théâtre. Je m’explique : j’entends ici distinguer, dans la notion d’œuvre, d’un côté ses aspects objectivement descriptibles, ceux d’une Forme matérialisée dans un objet, et de l’autre ce qui se constitue dans sa réception sensible autant intellectualisée, nommée ici interprétation (comprise de la façon la plus générale). Plus exactement, l’Œuvre serait l’alliage (peut-être dialectique ?) de l’objet et de son interprétation.
Ai-je tort de penser retrouver ici quelque chose de ces parcours inverses sans doute, mais surtout réciproques, que forment d’une part celui du metteur en scène (allant « de l’imagination à la réalisation visuelle et sonore d’un spectacle »)  et d’autre part celui du spectateur (« allant […] de ce qu’il perçoit à ce qu’il imagine » et ainsi « communiquant avec ce que la ‘vision’ du metteur en scène peut recéler de révélation d’une vérité. ») ?
Mais je crois que nous n’en avons pas fini avec vos développements sur « la mise en scène dans la photographie ».




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