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mardi 17 octobre 2017

jeudi 5 octobre 2017

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_Francis Esquier


LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)

Francis Esquier

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Francis Esquier est agrégé et docteur de l’Université. Il est aussi épris de peinture, de sculpture, d’architecture et se sent particulièrement interpelé par l’œuvre de Picasso, œuvre dont les manifestations posthumes paraissent inépuisables.

Entre octobre 2008 et février 2009, le Musée d’Orsay exposa la majeure partie des nombreux dessins, peintures, etc., que Picasso avait réalisés en tractation, si l’on peut dire, avec l’un des chefs-d’œuvre d’Edouard Manet, le Déjeuner sur l’herbe. Le catalogue de cette exposition existe encore et peut être consulté.

Pourquoi cette entreprise de la part du maître octogénaire ? N’avait-il pas déjà affronté tant de fois le nu féminin, et de manières si souvent renouvelées ? Avait-il pour but de s’inscrire plus à fond dans une tradition immémoriale de la sculpture et de la peinture, tradition attachée au thème, majeur entre tous, de la figuration de la nudité, comme il en va de la représentation de l’amour en littérature ?

Et pourquoi choisir Manet plutôt que Ingres ou Courbet entre autres ? – Peut-être parce que Manet, lui-même conscient de cette tradition, avait cru pouvoir révéler du nu (féminin) un aspect inédit, plus vrai, plus authentique. Peut-être le défi à relever et l’enjeu se trouvaient-ils là. Manet avait-il prononcé le mot définitif, le dernier mot de la modernité au sujet du nu féminin en peinture ?

 Quand on tient compte de l’enjeu et du défi majeurs que constitue la représentation du nu pour un peintre, peut-être peut-on comprendre aussi que, dès 1932, Picasso en ait anticipé les difficultés et les tourments : “quand je vois le déjeuner sur l’herbe de Manet je me dis des douleurs pour plus tard.”

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Cette étude se présente ici en dix chapitres, répartis sur ces 6 pages :











LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_I

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

1

Le nu

Avec la Renaissance la représentation de la nudité humaine, issue de l’Antiquité, se trouve ravivée. Dans le prolongement de l’art gréco-romain, les différences de morphologie entre l’homme et la femme donnent lieu à des traitements distincts. En ce qui concerne le corps masculin, saisi dans l’expression de l’énergie ou de l’action, l’art de dessiner et de peindre cherche à se fonder sur une connaissance de son anatomie, rendue plus assurée et plus savante, par la pratique de la dissection. Le nu féminin, quant à lui, demeure globalement pris dans la sphère de l’attrait sexuel (Eros), qui se partage entre deux figures emblématiques : celle d’Aphrodite, d’une part, au regard de la beauté et de l’harmonie, et, d’autre part, celle de l’Eve biblique, qui résume les mystères de la chair.
A partir de là, la représentation du nu se trouvera bientôt installée dans les conventions de la Légende, avec, pour ce qu’il en est de la vogue bien plus soutenue du nu féminin, une prépondérance croissante accordée à l’Aphrodite ou à la Vénus naturelles sur l’Aphrodite céleste. La référence aux divinités antiques s’accommodera très vite aux réalités charnelles prises pour modèles par le peintre. Pour prendre un exemple, disons qu’avec le célèbre tableau de Vélasquez intitulé « la Vénus au miroir » (Londres, National Gallery), l’allusion mythologique ne fournit qu’un prétexte léger à un vrai ‘portrait’ de nu, empreint de la volupté discrète mais insistante, qu’inspire un corps de femme individualisé.
Devenu genre académique, le nu féminin connaîtra les fortunes diverses qu’accordent le talent et le génie. Cela, sur le plan strictement artistique. Mais, sur celui de sa place et de sa fonction au sein de la vie culturelle de la société, il en alla autrement. Au milieu du XIXème siècle, la pruderie moralisante de la bourgeoisie imposait son ‘goût’ et lançait ses anathèmes. Au Salon d’Automne, la Baigneuse de 1853 de G. Courbet avait eu droit à un coup de cravache de la part de Napoléon III. Plus tard certes, en 1862, un Ingres octogénaire et bien établi constituait pour cette raison une exception notoire avec son Bain turc (Paris, musée d’Orsay), qui était accepté. Mais l’exception confirmait la règle. Les nus qui trouvaient les faveurs du Salon étaient ceux des Bénouville, Jalabert, Ary Scheffer, Cabanel, Bouguereau, Henner, etc… Tous relevaient de recettes maquillant la réalité. « Ils utilisaient le même système de formes édulcorées et de surface cireuse ; et ils représentaient le corps comme s’il n’apparaissait que dans des bosquets baignés de lumière crépusculaire ou dans des piscines de marbre. »(K. Clark, T.I, p.256)



C’est en 1863 que E. Manet propose au public son Déjeuner sur l’herbe (Paris, Musée d’Orsay), qui déclenche un premier scandale et ne sera admis qu’au Salon des Refusés. De la même année date l’Olympia (Musée d’Orsay), œuvre qui, dans l’optique d’un érotisme nouveau en peinture va plus loin que le Déjeuner…, mais ne peut en être tout à fait dissociée. Les circonstances qui ont constitué pour Manet l’occasion de son Déjeuner… nous sont rendues accessibles par les souvenirs de son ami d’enfance, Antonin Proust : « A la veille du jour où [Manet] fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia, nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive /…/. Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. “ Il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien je vais leur en faire, un nu ! Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens. Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols ” ».(Catal. p.16) Incontestablement, dans ce propos qui n’épuise nullement le contenu de l’œuvre en question, Manet fait aller ensemble un renouvellement du genre avec celui de la peinture elle-même : rappelant le tableau de Giorgione, il se propose de régénérer le nu par le plein air, conscient que son œuvre de 1862, la Musique aux Tuileries (Londres, National Gallery), avait ouvert une voie nouvelle, – voie qui devait conduire d’autres que lui à l’Impressionnisme.




2

Une scène triviale

Le Déjeuner sur l’herbe comporte une révérence, probablement dénuée de toute ironie, envers l’autorité de la tradition picturale. L’idée de réunir, dans un décor bucolique, deux nus féminins avec deux personnages masculins, vêtus quant à eux, est empruntée au Concert champêtre (Paris, Musée du Louvre) de Giorgione. Quant au trio central dans le tableau, il est pour ainsi dire décalqué d’une œuvre de Raphaël, le Jugement de Pâris. Dans la partie inférieure droite de celle-ci en effet, connue des académies d’art par l’intermédiaire d’une recension gravée de Marcantonio Raimondi, trois personnages sont installés sur l’herbe au bord d’une rivière. Un dieu du fleuve, nu et portant la barbe, brandit une sorte de rame au bout de son bras droit. Il est allongé et accoudé en vis-à-vis d’une naïade nue. Cette dernière masque en partie un autre dieu. Son regard est tourné vers l’extérieur du tableau en une posture strictement identique à celle du Déjeuner…, en particulier au niveau du raccord entre le cou et le haut du dos.



 Révérence sincère envers les maîtres (Raphaël et Giorgione) donc, envers leur invention d’idées picturales, envers leur justesse dans le choix des figures et de leur nombre, envers la solidité de leurs compositions. Mais quelle rupture aussi avec toute forme d’académisme et de bienséance convenue dans la métamorphose subie par les dieux, par les muses ou les nymphes, par les bergers musiciens ! La scène représentée dans le tableau de Manet peut en effet s’interpréter ainsi : deux jeunes hommes, issus de la bonne bourgeoisie de l’époque, ont convié deux jeunes femmes légères à un déjeuner au bord de l’eau. Les deux hommes, étudiants des beaux-arts peut-être, déploient la supériorité intellectuelle de leurs discours tandis que les deux femmes dévoilent la sensualité franche et sans gêne de leur anatomie. Les deux hommes posent dans leurs habits de ville tandis que la pâleur de la chair des femmes tantôt transparaît sous une chemise mouillée, tantôt fait ressortir le noir de leur chevelure humide. La trivialité d’un tel sujet – l’émancipation du jeune bourgeois par la grisette – était à coup sûr inversement proportionnelle à la règle d’or des convenances et ne pouvait manquer de heurter. Un tel sujet marquait de manière nouvelle et nette l’intrusion, la promotion dans la peinture, de traits de mœurs bien réels, propres à tendre au monde un miroir ressemblant, mais entachés et grevés par des formes inférieures de la modernité, incompatibles avec la ‘bonne’ moralité. Il s’agissait, répétons-le, de tendre à une classe sociale le miroir qui la forçât à reconnaître la vraie nature de son érotisme caché, la vraie nature de l’objet des frasques de ses représentants mâles. En faisant de la grisette, puis de la ‘courtisane’ plus nettement dans l’Olympia, un sujet de la peinture, en mettant sous les yeux la nudité crue, la nudité « absolue » de leur corps, la peinture avançait alors d’un même pas qu’une certaine littérature ou un certain théâtre de son temps.



L’Olympia, qui ne fut montrée qu’en 1865, témoigne de la part de Manet d’une attaque plus frontale encore. Le programme énoncé (« Eh bien, je vais leur en faire un nu ! ») va plus loin dans la provocation. Il ambitionne de conserver à la peinture son pouvoir de consécration iconique en l’appliquant à un type humain pris au plus bas de l’échelle sociale, sinon en dehors de celle-ci. En effet, le sujet de l’œuvre, cette fois, n’est autre que le corps d’albâtre d’une courtisane banale attendant en son nonchaloir son amant. Le modèle auquel Manet eut recours est la même Victorine Meurent que dans le Déjeuner…, mais il transfigure celle-ci en l’effigie ambivalente d’une idole brutale, à la fois prosaïquement vulgaire et néanmoins fascinante. Soixante dix ans plus tard, Paul Valéry en frémissait encore d’émotion presque indignée :
“ La pureté d’un trait parfait enferme l’Impure par excellence, celle de qui la fonction exige l’ignorance paisible et candide de toute pudeur. Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d’animalité rituelle dans les coutumes et les travaux de la prostitution des grandes villes. ” (P. Valéry, T. II, p.1329)








LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_II

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

3

Le Déjeuner sur l’herbe : impressions d’ensemble.

Le Déjeuner sur l’herbe, au premier abord, frappe par ses grandes dimensions : 264,5 cm x 208 cm. Il s’agissait en effet d’immerger le spectateur, placé à distance convenable de l’œuvre, dans l’ampleur et la profondeur d’un sous-bois, d’exploiter le clair-obscur de ce dernier en fonction de l’immense variété des ressources et des richesses qu’il offre à l’observation.
Ce qui retient l’attention, en second lieu, c’est la fraîcheur, la saturation et l’éclat des coloris. Cette surprise sensorielle, ‘impressionniste’, est susceptible de se reproduire à chaque nouvelle rencontre du tableau. L’œuvre, prise dans son effet d’ensemble, exerce une sorte de séduction ensorcelante d’ordre strictement visuel, dont la source se trouve probablement dans l’exécution. Rapprochant Baudelaire et Manet, Valéry parle d’artistes experts en leurs métiers respectifs, qui « n’entendent pas spéculer sur le ‘sentiment’, ni introduire les ‘idées’ sans avoir savamment et subtilement organisé la ‘sensation’. Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l’objet suprême de l’art, le charme, terme que je prends ici dans toute sa force ». (Ibid., p. 1328-1329)
En troisième lieu, l’œuvre présente aussi le caractère d’une somme, non dénuée de la prétention à être un chef-d’œuvre abouti. Outre le traitement général d’une ambiance de plein air, il est possible de détailler au premier plan une nature morte (vêtements + reliefs d’un repas + etc…). L’œil peut ensuite s’attarder à apprécier l’élégance très sûre de la composition du trio central (cf. Raphaël), l’imbrication savante des postures, l’harmonie qui règne entre les teintes des vêtements ou de la chair de la femme. Le nu lui-même se laisse aisément isoler et gagne à être considéré pour lui-même. Le tableau comporte encore le thème d’une baigneuse, celui de la présence spécifique de l’eau d’une rivière et enfin la question de trouées perspectivistes, qui sont liées à la disposition générale des plans selon le proche et le lointain. En tendant l’oreille, on ira même jusqu’à entendre au sein de la retraite de ce sous-bois le chant furtif du bouvreuil. Tout se passe comme si Manet avait cherché à affronter un répertoire complet de questions plastiques courantes, posées ici par le plein air.
On peut aborder enfin le problème de la composition d’ensemble de l’œuvre, qui fut l’objet de critiques dès l’accrochage du tableau. Il semble en effet, lorsqu’on considère plus longuement le Déjeuner sur l’herbe, que la scène centrale ait été comme transportée de l’atelier et posée là sur le gazon. Elle se découpe sur un fond dont elle ne fait pas partie, elle reçoit une lumière assez étrangère au sous-bois. On peut en dire autant ou presque de la nature morte et de la baigneuse. Bref, du point de vue de la composition, le tableau fait penser à un puzzle : il semble composé de morceaux à l’origine séparés les uns des autres et assemblés par seule juxtaposition.




Cela peut s’expliquer par deux raisons, pas forcément étrangères à des décisions délibérées de l’artiste. D’abord, Manet n’a pas atteint d’emblée la faculté en laquelle les Impressionnistes futurs excelleront : faire vivre les apparences des êtres et des choses de l’exacte même lumière que les nuages, les reflets sur l’eau, la transparence des feuilles, les ombres portées des écrans naturels, etc., où ces êtres et ces choses se situent. De ce point de vue, le Déjeuner… souffre d’un déficit dans l’unification de l’atmosphère interne à laquelle il prétend. La seconde raison provient de quelques ruptures d’échelle dans l’organisation du tableau : les arbres proches, qui meublent la partie gauche du décor, par exemple, semblent trop petits comparés au groupe des trois personnages centraux, ou bien alors ceux-ci sont trop grands ; la baigneuse semble trop monumentale eu égard à son éloignement. Cela étant admis, que faut-il retenir ici sinon les qualités de ces ‘défauts’ ? L’éclairage arbitraire ou le surdimensionnement  ont évidemment une fonction dans l’économie globale du tableau, celle de mettre en valeur les deux variantes du nu.



4

Femme au bain

Le Déjeuner… donne à contempler deux variations sur le thème du nu : une femme assise à même le sol, de profil, qui constitue en quelque sorte, étant donné la mise en relief poussée dont elle fait l’objet, le morceau de choix du tableau et, d’autre part, placée dans un plan relativement éloigné, une baigneuse, dont la chemise mouillée devenue transparente adhère à la peau. Il est remarquable que les deux figures témoignent, chacune à sa façon, d’une prégnance particulière dans l’ensemble du tableau. Lorsqu’on a présents à l’esprit des nus dus à Ingres, à Bouguereau, à Bénouville, etc., voire même à Courbet, on ne peut qu’être frappé par le traitement pictural neuf et original que Manet applique au corps féminin. C’est que cet artiste cherche à inventer une langue picturale plus franche, plus simple et plus immédiatement proche de la vitalité ou de la vivacité des sensations colorées, telles qu’elles sont reçues dans la lumière du monde extérieur.
La femme au bain.
Il s’agit là d’un sujet traditionnel de la peinture — sujet qui est repris ici avec beaucoup de naturel : après s’être baigné le personnage, se proposant de sortir de l’onde, s’est penché une dernière fois pour recueillir de l’eau dans sa main. Dans cette posture, soulignée par l’éclairage et l’agrandissement de la silhouette, la nudité, qui se laisse entrevoir par transparence, détient une valeur érotique certaine, mais il convient d’en apprécier la signification exacte.
Pour faire exister sur la toile cette figure picturale, Manet emploie une facture rapide et nerveuse qui est au service d’une touche ‘constructive’ : les coups de brosse qui, vus de près, offrent une image brouillée, s’organisent entre eux, avec un recul suffisant du spectateur, pour composer les apparences en conservant à la couleur toute la saturation et tout l’éclat désirés. Cette technique est employée avec une plus grande virtuosité encore dans la nature morte du premier plan. Elle est cependant différente de la décomposition à laquelle aboutiront les Impressionnistes comme elle l’est aussi de la manière du futur Renoir, chez qui la couleur est dès l’origine imprégnée de sensualité. Chez Manet l’attrait sensuel existe, mais c’est au titre de résultante d’une régénération de la sensation et du plaisir sensoriel dû aux apparences peintes.
Sans doute Manet conçoit-il cette technique comme adaptée à des sujets de plein air. Et peut-être ouvre-t-il ainsi la voie, par l’attrait d’un procédé qui s’accorde à certaines sortes de sujets, à la promotion d’un hédonisme de la vie physique, dont témoigneront par ailleurs des mœurs et des rites sociaux nouveaux. Les baignades, le canotage, les bals ou les déjeuners dans les guinguettes et jusqu’aux modes des bains de mer et des cultes solaires du lointain XXème siècle : autant de sujets relatifs à cet hédonisme collectif moderne, dont la peinture déclinera les thèmes parallèlement à l’évolution des modes de vie.




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Nu  et  modernité

La figure féminine nue du Déjeuner… a fait l’objet d’une mise en relief aussi bien au sein du trio central qu’au sein du tableau pris dans son ensemble. Sa nudité peinte, sa posture, son regard, interpellent le spectateur. Sous une forme plus brutale et plus concentrée, il en va de même de la pseudo-odalisque de l’Olympia. On comprend que l’intention y est en partie la même (point de plein air dans l’Olympia, cependant), mais qu’elle a trouvé dans ce second tableau une formulation adéquate. Ainsi donc, les deux figures devraient donner lieu à un commentaire qui, pour l’essentiel, leur serait commun. Avant d’en venir à rechercher une interprétation, on doit d’abord se demander comment s’effectue la ‘mise en relief’ de la figure, sa prégnance de forme.
Dans l’invention de son style Manet a déjà eu l’idée de rompre avec le modelé traditionnel, modelé ‘tournant’ par estompage et dégradé des ombres, qui fait enfler les volumes. Il accorde moins de concessions au trompe-l’œil, à l’édulcoration des impressions colorées, à l’art de répartir les transitions des ombres et des lumières dans l’espace du tableau. Sa manière propre s’est déjà exercée dans des tableaux antérieurs, dits ‘espagnols’. Manet, dans les situations en question, estompe fort peu, place ses teintes en à plat. Un effet de relief est alors assuré par l’affrontement sans transitions de l’ombre et de la lumière, des tons sombres et des tons clairs. Cela revient à procéder cette fois par la valeur intrinsèque de tons pleins d’éclat et étalés de manière quasi uniforme, par des harmonies de couleurs d’un goût impeccable, par le recours parfois à des cernes noirs ou bien encore par des contrastes violents. Cette technique-ci est distincte de la technique mentionnée précédemment, qui procède par touches ‘constructives’, mais elle tend à une finalité analogue : conférer à la sensation colorée une acuité sinon primitive, du moins nouvelle.
Il résulte de tout ceci que la figure peinte paraît cantonnée dans les contours qui la dessinent, elle paraît manquer de volume et s’isoler de son entour. Mais, comme une icône, elle gagne en relief, en présence et en pouvoir de fascination. Paul Valéry nous mettait sur la voie en affirmant, au titre d’un résultat, qu’Olympia « dégage une horreur sacrée, s’impose et triomphe ».(Ibid.) Il nous guide encore cependant, en déclarant cette même Olympia « nue et froide ». Et sans doute a-t-il raison. La fascination qu’exerce le corps d’Olympia repose sur une figure charnelle dotée d’un coefficient élevé de réalité et de présence, dont la découpe l’offre comme nue sans rien au-delà, et elle repose aussi sur l’étonnante blancheur ou pâleur de cette silhouette, qui elle aussi se donne en tant que pure et simple sensation colorée d’une teinte ressentie comme froide. Dans ces conditions, la valeur érotique de la figure ne constitue qu’un effet secondaire d’un donné d’abord sensoriel, qu’il est plausible ensuite d’interpréter dans le sens d’une scène de l’amour vénal.
Dans le Déjeuner sur l’herbe la nature iconique particulière de la figure féminine semble identique, assortie de la même et aveuglante nudité vraie, mais sans la blanche froideur d’Olympia. Elle détient ainsi la valeur ou la fonction d’un emblème un peu énigmatique. Grisette ou courtisane, cette figure pourrait représenter aussi bien le Modèle au sujet duquel deux peintres ou étudiants d’une académie d’art étendent leur discussion. Picasso bien plus tard sera loin d’exclure cette interprétation.
On a souvent vu dans ces chefs-d’œuvre de Manet le projet d’une double provocation : l’une dirigée contre la bienséance associée à une certaine représentation traditionnelle du nu en peinture et l’autre contre les moyens et les procédés picturaux assujettis à ces conventions. On ne contestera pas la part de vérité de cette interprétation. Il ne fait pas de doute non plus que Manet s’est servi du statut singulier, piquant, du nu comme genre pictural et de son éminent attrait érotique pour tenter d’obtenir la consécration non seulement d’un style mais d’une voie nouveaux en peinture. L’aspect de somme que revêt le Déjeuner… et, par suite aussi, de manifeste lancé dans le monde artistique, le caractère médité d’une refondation radicale de l’impression picturale elle-même et de la vérité sensible qui lui est liée, la valeur emblématique conférée à la figure du nu féminin, tout cela parlerait en faveur d’une telle interprétation. Manet fut, dans ces tableaux, un « peintre de la vie moderne », s’essayant à des sujets adaptés aux modifications progressives et temporaires d’une époque. Mais il le fut accessoirement, pour ainsi dire. De façon plus marquante, sa peinture promeut une sensibilité moderne, une lucidité consciente d’avoir à trouver des bases nouvelles, d’avoir à refonder, c’est-à-dire d’avoir à ouvrir l’avenir et à promouvoir une modernité en peinture, qui déborde le cadre de son époque et les péripéties des salons.




LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANET–PICASSO)_III

LE DÉJEUNER SUR L'HERBE (MANETPICASSO)
Francis Esquier

6

Le Déjeuner…  et  Les Demoiselles

Si le Déjeuner sur l’herbe  se présente comme une ‘somme’ ou comme un ‘manifeste’ ou encore comme un ‘programme’, cela veut dire qu’il prétend envelopper dans une unité un ensemble de solutions picturales (novatrices) adaptées à certains des problèmes plastiques légués par la tradition ‘classique’ : question du paysage, qui devient plein air, sous-bois et aventure de la lumière comme principe d’unité intrinsèque de la représentation ; question du nu, intégré à une scène et à un groupe postural ; sujet de la nature morte, non comme composition et architectonique, mais comme désordre ; problème de la profondeur, non comme illusion perspectiviste, mais comme profondeur commandée par des impératifs inhérents au projet pictural ; sujet encore de la femme au bain, repensée du point de vue de la posture et de l’apparence dans la lumière ou enfin sujet ‘historique’, reconduit à une scène ‘triviale’, mais scène d’époque, cependant. Par rapport au tableau un et synthétique de Manet nous avons de la part de Picasso plusieurs dessins, tableaux et œuvres diverses, y compris l’ensemble final de sculptures monumentales destiné au parc d’un musée suédois. En tout plus de 150 œuvres, où chaque fois, pourrait-on dire, mais avec exagération, domine une intention ‘analytique’. Lorsqu’on passe donc de Manet à Picasso, la première question qui semble s’imposer est la suivante : pourquoi Picasso éprouve-t-il la nécessité de faire correspondre à un unique chef-d’œuvre une multiplicité conséquente d’œuvres s’y référant ?
Pour tenter de comprendre cette entreprise, il faut effectuer un détour. Il faut sans doute voir que Picasso, avant les premiers dessins relatifs au Déjeuner… (ils sont datés de 1954), est déjà passé, 50 ans auparavant, par une expérience créatrice comparable à celle de Manet. Je fais allusion naturellement aux Demoiselles d’Avignon (1907), œuvre qui se présente elle aussi comme une somme, un manifeste et un programme.





Les Demoiselles d’Avignon abordent la question du nu et de la baigneuse. Picasso avait visité la rétrospective Manet de 1905 (en témoigneraient, selon certains historiens de l’art, la présence et la situation dans le bas du tableau d’une nature morte analogue à celle du Déjeuner…), il connaissait le Bain turc de Ingres, il avait vu l’exposition Cézanne de l’automne 1906, où étaient montrées les Grandes Baigneuses. D’autre part, Picasso aborde aussi le problème de la profondeur, i.e. celui de l’espace interne d’un tableau, ainsi que celui de la nature morte (cf. ci-dessus). Cependant, la question principale n’est pas pour lui celle de l’unité d’ensemble d’un plein air et de la lumière d’un sous-bois, mais celui de l’unification de l’espace pictural même et celui de la mise en scène ou composition des figures.
Avec le Déjeuner… la représentation picturale demeurait encore largement sous l’obédience traditionnelle d’une ressemblance fidèle à la nature. Zola y avait été sensible : « Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, /…/ c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste. »(cf. Catal., p.17) Avec les Demoiselles… la fonction référentielle de l’image picturale a subi une profonde mutation. Monet, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, avaient assigné au tableau un statut parfaitement autonome et une fonction référentielle très relâchée, c’est-à-dire arbitrairement ressemblante : l’œuvre est devenue parallèle à la nature. Dans la voie ainsi ouverte Picasso effectue un grand pas. Il éloigne encore le parallélisme. On connaît son mot célèbre devenu un vrai apophtegme, où il oppose ‘chercher’ et ‘trouver’ : « Je ne cherche pas, je trouve ». Picasso ne fait pas seulement que condamner l’hésitation, les essais et erreurs, les doutes, les hypothèses, d’une démarche de recherche, qui a son objet = x devant soi. Il indique aussi un trait remarquable, valable peut-être pour tout l’art moderne, à savoir que l’œuvre en peinture ne tient pas son être de son lien au motif (la nature, le modèle, la réalité,…). L’œuvre tient son être essentiel de l’acte créateur même. Manet voulait atteindre un rendu de la lumière du plein air ; Picasso, dans sa vision, engendre par exemple la structure de l’espace interne propre à un tableau.



Le problème de l’espace pictural, en effet, est le problème de la représentation de la profondeur dans le tableau. Dans les Demoiselles… les figures (compotier avec fruits, cinq femmes nues, tuniques et tentures ( ?)) sont pour l’essentiel des figures planes, quasiment sans volume. En l’absence de perspective, comment dès lors la représentation de la profondeur peut-elle s’organiser ? — Par le clivage de plans successifs. Ainsi, pour l’ensemble du tableau, on peut discerner grosso modo trois plans : le premier plan où se situe la nature morte, le plan moyen des figures de nus, le fond de draperies et tentures ( ?). Cependant, le recours à des segments de lignes courbes et à des plans incurvés (convexes ou concaves), à des contrastes de couleurs aussi, permet de rendre plus complexe le système, en fragmentant les clivages et en faisant ainsi communiquer l’avant et l’arrière. La nature morte fournit un exemple, où le ‘principe’ est appliqué : l’image obtenue mêle deux vues incompossibles (une vue de profil et une vue plongeante) de sorte que le compotier et la table sur laquelle il repose, vus d’en haut, constituent un fond. Sur ce fond les silhouettes planes des fruits se détachent de sorte qu’une poire et une pomme masquent une grappe de raisin qui, à son tour, masque une tranche de pastèque. La mise en relief de l’ensemble et des détails de cette nature morte est accentuée par des contours au trait noir.
Comment la question du nu est-elle abordée ? — Le caractère programmatique de l’œuvre est suggéré par les dimensions de la toile et par le monumentalisme des figures féminines. Par ailleurs, celles-ci sont réduites à des schémas simplifiés que le dessin découpe et qu’un rose pâle uniforme emplit. Elles représentent moins des êtres réels que des sortes d’idoles primitives à rattacher à la statuaire ibère, simplifiée par géométrisation. A ce titre, ces figures et le groupe qu’elles composent constituent l’élément statique, solide, architectonique, du tableau. Elles contribuent aussi à créer l’atmosphère sauvage qui imprègne l’ensemble de la composition, trait qu’accuse encore le traitement des visages : formules personnelles du Picasso de 1906 pour les deux silhouettes ibères au centre, réminiscence du Gauguin exotique peut-être pour le grand nu de profil sur la gauche, masques nègre et amérindien pour les deux figures situées sur la droite.



La mise en scène des cinq personnages paraît arbitraire : le peintre semble leur avoir conféré des attitudes qui permettent seulement d’en varier les poses : vue de face, de profil, de trois quarts, positions debout, position assise. De même la palette est relativement pauvre, mais engendre des rapports de tons francs et sûrs : les tons chauds (rouges et bruns ‘africains’) s’équilibrent avec les tons froids (blancs, bleus et verts) tandis que  les roses pâles plutôt neutres s’intercalent dans cette gamme. Toutes ces questions demeurent secondaires par rapport à la question de l’unification de l’espace pictural qui, ici, ne reçoit pas l’apport important d’un traitement de la lumière et des ombres. Manet voulait s’emparer de l’atmosphère vraie, sensible, sensorielle, du sous-bois. Pour Picasso il n’y a tout simplement ni atmosphère ni lumière. Dès lors ne court-on pas le risque d’un espace purement cérébral et d’une représentation qui n’offre autre chose que des schémas produits par les opérations ou les jeux de l’intelligence ?
Ce risque est réel, il faut l’admettre. On ajoutera pourtant que la représentation unifiée de l’espace, dans les Demoiselles d’Avignon, est obtenue, comme on l’a vu, par un système de plans successifs clivés, compliqué par de multiples interférences de ces plans entre eux. De fait, le clivage en question est contradictoirement en concurrence avec une véritable intrication des plans. En partie les figures se détachent du fond et en partie aussi fond et figure empiètent l’un sur l’autre. A cela s’ajoute une composante qui joue un rôle essentiel dans l’unification de l’espace pictural : un puissant rythme anime et parcourt l’ensemble de l’œuvre, unifiant tous les détails, agglomérant figures et fond et faisant de chaque partie de la composition un moment de l’organisation globale. C’est la puissance de cette organisation rythmique, composant avec l’ordre architectonique  des figures verticales, qui constitue le ciment spatial, qui concourt à engendrer tout l’intérêt de cette œuvre. Quant à l’origine de cette puissance rythmique, il faut dire qu’elle coïncide avec la puissance des mobiles inscrits dans l’acte créateur, i.e. avec l’eros qui en constitue sans doute la part centrale.
Avec les Demoiselles… Picasso a compris qu’une œuvre de peinture pouvait ne référer qu’à elle-même, reposer sur elle-même à partir des seules lois de son organisation interne. Choses et êtres peuvent s’y réduire à des schémas plus ou moins abstraits, l’organisation spatiale y valoir par sa cohérence propre, la couleur y engendrer une atmosphère lumineuse adaptée, la mise en scène et la composition y obéir à une imagination visionnaire, etc… Le tableau sera ainsi considéré comme l’extériorisation et l’objectivation de la vie intérieure du peintre. Qu’il en reste au stade d’une quasi-esquisse ou qu’il s’offre comme plus abouti, le tableau acquerra d’autant plus de valeur expressive qu’il portera en lui les marques du désir et de l’impulsion de création, sans s’encombrer d’un soi-disant contrôle de ressemblance ou de fidélité aux apparences.





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L’un  et  le multiple

La question posée précédemment demeure : pourquoi Picasso a-t-il fait correspondre à un unique tableau de Manet une multitude d’œuvres qui y réfèrent ?
De quelle nature peut être la confrontation entre Picasso et Manet ? Avec le Déjeuner… l’amateur d’art se trouve en face d’un chef-d’œuvre qui est une somme, un manifeste et un programme. Son attitude est une attitude esthétique qui n’en finit pas d’épuiser une œuvre aussi riche, d’y découvrir toujours de nouveau quelque sujet d’admiration et quelque charme à savourer. Picasso, quant à lui, se trouve confronté à l’œuvre d’un Maître dont il mesure, en tant que peintre, la puissance de la conception. Il mesure d’autant mieux cette donnée fondamentale, qui préside à l’invention d’une grande œuvre novatrice, que lui-même en a fait l’expérience en propre, ne serait-ce qu’avec les Demoiselles d’Avignon. Que peut donc attendre Picasso d’un face à face avec le Manet du Déjeuner… ? Que peut-il attendre, si, cette fois, le modèle est une grande œuvre de l’histoire de la peinture ?
Sans doute pas le miracle d’une palingénésie. Ce n’est pas ainsi que se déroule le processus d’une innovation radicale et d’une concentration de la grandeur dans quelque art que ce soit. L’âge même du peintre (80 ans) enlève tout crédit à cette hypothèse. Etant donné la nature du modèle, qui n’est pas un objet naturel, mais d’ores et déjà et, dans tous les sens du terme, une peinture, il reste cependant la possibilité d’un dialogue de maître à maître, de vision picturale à vision picturale, — dialogue où Manet, fournissant un sujet accompagné de la manière de le traiter, il appartient à Picasso d’accueillir cette proposition, d’en interpréter le sens et l’importance, de juger de la nécessité d’une appropriation et de l’éventualité d’une réponse autre sous la forme d’une œuvre. Car, Picasso pourrait naturellement s’exprimer par des discours et par des commentaires oraux. Mais, il ne le fera pas. En face du modèle, Picasso fera du Picasso.
Dans ces conditions, on entrevoit la multiplicité possible des sujets issus de l’œuvre et la multiplicité des ‘réponses’ (dessins, peintures, gravures, etc…), dues au ‘peintre-commentateur’. Autant d’hommages rendus à la puissance de conception, qui est à la source du chef-d’œuvre et de la densité qu’il enferme. Autant de manifestations aussi, s’il y a œuvre de la part de Picasso, des enjeux éclatants et universels de la peinture…, voire de la sculpture.
Il ne faudra pas non plus, dans ces conditions, croire que Picasso a trouvé constamment un certain divertissement à picorer dans l’œuvre de Manet quelque prétexte à tromper son ennui ou à s’essayer à des combinatoires gratuites. Et il ne faudra pas non plus tenir chaque fois pour réalisation aboutie ce qui peut n’être que jalon exploratoire ou idée qui se fourvoie. En fin de compte, c’est bien la totalité des ‘commentaires’ du peintre, l’ensemble grandiose qu’ils forment réunis, qui dévoilent dans le dialogue avec Manet la partie de Picasso.