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vendredi 18 mars 2022

Désert, intime, ouvert… (une musique d’après Hopper)

« Désert, intime, ouvert… »

une musique de Guska et de Patrick Guillot, (d’après Hopper)


Avant, bien avant, en 1951, Edward Hopper peint ce tableau, qu’il intitule 

Rooms by the Sea 



Ensuite, en ce début de 2022, il y a le contexte d’une espèce de petit concours (*), musical et amical, et dont le principe est simple : une image est proposée à l’ensemble des participants, afin que chacun d’eux propose une composition qui serait inspirée, librement, par cette image.

(Bien entendu, une « composition » ne signifie pas ici 'partition', mais 'production audible'.)

* * *

Il se trouve cette fois que l’image est ce tableau d’Edward Hopper, et que c’est moi qui l’ai proposée - sans avoir cependant aucune idée préalable d’une possible musique à y associer. C’est que la règle est ici de ne composer que dans un ‘temps imparti’, qui doit débuter au moment où l’image est proposée, et durer un mois, ou trois mois, selon la formule alors activée, saison, ou collection.

Pour cette image-là, nous disposions du trimestre : une formule expressément prévue pour permettre à chacun de ne pas être trop pressé de conclure, et de multiplier ainsi plus aisément toutes sortes d’expériences… Par exemple, et quelque soit la formule pratiquée, toutes les formes de collaboration sont, non seulement permises mais, semble-il, comme encouragées par l’air ambiant…

D’ailleurs, de mon côté, assez tôt, une piste très « rythmique » m’a été offerte par Doc Sticko, m’invitant à l’improvisation en trio, avec basse et piano…

Alors, c’est selon ce principe « couche sur couche » qu’est venu ce morceau : Horizons intérieurs.

Mais, au même moment, je sors de la production au long cours, avec Guska, des quatre pièces réunies dans l’album Maps of a terra incognita.

https://guska.bandcamp.com/album/maps-of-a-terra-incognita

C’est pourquoi j’ai envie de lui proposer une nouvelle collaboration. Et ce tableau d’Edward Hopper me semble tout indiqué pour nous offrir la base d’une réflexion partagée.

Mais, bien avant de penser à un « thème » musicalement déterminé, ce qui m’intéresse ici est un dispositif particulier de collaboration…

* * *

 D’abord, j’ai repensé à cette série de cinq compositions qu’André Boucourechliev avait publiées entre 1967 et 1972 : Archipels.

C’était le temps des « formes ouvertes »… 

Alors, les auteurs pensaient ces formes (textes pour leurs lecteurs, musiques pur leurs interprètes, etc.) pour qu'elles ne soient vraiment accomplies, plus ou moins librement, que par ceux qui allaient les recevoir. Du moins, était-il prévu que le récepteur dispose d’une certaine initiative pour les actualiser, en quelque sorte.

(À vrai dire, et quoiqu’y fasse son auteur, c’est ce qui advient de toute œuvre : elle ne s’actualise vraiment que dans sa réception, et aussi diversement qu’il y a de récepteurs divers : les spontanément intéressés ou les indifférents, les attentionnés ou les distraits, et qu’ils soient sensibles ou frigides, cultivés ou ignorants, expérimentés ou débutants, etc.)

Pour en revenir au concept de ces Archipels de Boucourechliev, il était vraiment très beau : l’œuvre composée (une partition) est… posée, ici et comme ça et pas autrement, comme sont posées toutes les compositions publiées, et toutes les îles composant tous les archipels : sauf cataclysme géologique, ces îles ne vont pas se mettre à dériver, ni à changer de relief ou de contour.

Cependant, les îles de l’archipel, essentiellement musical, dont il est ici question, elles ne seront approchées, et vraiment découvertes, que par ces navigateurs que sont les interprètes – et, de ce fait, par les auditeurs : comme un même archipel peut apparaître sous toutes sortes d’aspects aux navigateurs, selon la façon dont ils y tracent leur route, une même partition pourra être révélée sous des aspects très divers, selon la façon dont ses interprètes en approchent les « îles », et alors y naviguent…

Mais, pour cette collaboration avec Guska, certaines raisons, plutôt pratiques que conceptuelles d’ailleurs, ont fait que j’ai renoncé à appliquer un tel dispositif de façon trop littérale.

* * *

Après quelques détours, j’en suis venu à une idée plus simple : la succession de « questions » et de « réponses ». Et c’est moi qui vais poser les « questions », qui formeront l’archipel à aborder, et c’est donc Guska qui, par ses « réponses », ira à son abordage… 

Si j’utilise ici les guillemets, c’est pour prévenir qu'il ne s’agissait, en définitive, que d’en revenir, et d’ailleurs de façon assez approximative, au modèle musical, assez traditionnel, de l’antiphonie. J’ai donc élaboré le modèle d’une alternance, dont j’ai soumis le principe à Guska, en même temps que certaines qualités déterminées pour trois formants (rythme, hauteurs, timbre) de l’œuvre à venir :

- une structure temporelle, par laquelle seraient cadrées les durées respectives de mes « questions » et de ses « réponses », et leur ordre ;

- une certaine cohérence de la matière harmonique ;

- l’instrumentation.

*  Quant au premier point, la structure temporelle, j’ai suivi ce que j’ai pensé être, avec assez d’évidence, le principe de composition du tableau : le triptyque.

Plus précisément, me semble-il, celui des retables, avec leurs deux panneaux latéraux mesurés pour que, se refermant, ils recouvrent tout à fait, symétriquement, le panneau central.


La structure globale, ternaire, de l’œuvre, sera marquée dès le titre :

Désert, intime, ouvert…

Les durées des trois parties successives seront dans la proportion 4/9/6.

Quelque soit le sens de notre lecture triptyque d’Edward Hopper, on voit que les proportions décidées pour la musique (4/9/6) ne recouvrent pas celle du tableau (1/2/1). Mais, c’est qu'il n’a jamais été question que le dispositif musical soit un décalque du dispositif pictural ! Certes, le tableau tel qu’en lui-même est un élément stable, sur lequel on peut s’appuyer, avec constance et force, et y faire peser beaucoup du poids de son corps en toute confiance, mais, ce n’est que pour mieux y prendre son élan… pour aller ailleurs, musicalement.

Chacune de ces trois parties sera elle-même composée de trois séquences, formées chacune d’une « question » et de sa « réponse », et, dans chacune de ces séquences, la durée de la « réponse » sera strictement égale à celle de la « question ».

 Et les durées respectives de chacune des trois séquences, composant chacune des trois parties du tout, sont elles-mêmes soumises à une augmentation réglée (dans la proportion 1/2/3).

Mais, bien entendu, ces détails n’ont aucune importance, lors de l’écoute.

Il ne s’agissait que d’illustrer le niveau de la « décision préalable » envisagée, pour que nous ne nous perdions pas de vue, Guska et moi, dans ce travail commun, quoiqu’à distance...

*  Quant au second point, la matière harmonique ?

Qu’elle soit atonale, cela saute aux oreilles. Mais ce n’est qu’une détermination négative, comme de dire que telle peinture est non-figurative, par exemple. Alors, je peux au moins ajouter que la « fabrication » de chacun des agrégats ici utilisés est positivement contrainte, sans la détailler ; que je dispose de huit agrégats de constitutions distinctes, qui vont se présenter dans un ordre de succession toujours identique du début à la fin du morceau, en cycles répétés, comme « tournant en rond », si on veut.

Cela pourrait s’apparenter à une conception « modale », peut-être ?

Et sans doute, d’ailleurs, ce sentiment d’un cousinage avec une conception modale est-il renforcé par la présence d’une « polarité » : en effet, tous ces agrégats distinctement constitués partagent une note commune - un si -, exposée à peu près systématiquement d’un bout à l’autre du morceau dans le même registre supérieur.

*  Pour assurer une certaine cohérence du timbre entre les « réponses » et les « questions », j’avais initialement pensé à y imposer une instrumentation identique : piano et cordes, partout.

Mais, là, Guska n’en a fait qu’à sa tête, et il m’a « répondu » avec des sons à sa façon, qui a été pour moi une façon tout à fait imprévue. Et, heureusement ! Oh, oui : ses choix ont été, pour moi, aussi heureux que surprenants.

Bien sûr, il faut s’entendre… Mais, il faut aussi accepter, et même, désirer ! d’être surpris.

* * *

Nous touchons là à ce qui doit être l’intérêt profond, la valeur authentique, de toute collaboration créatrice : votre partenaire ne doit pas être un autre vous-mêmeS’il n’est là que pour faire ce que vous pourriez faire – et surtout, penser ! – vous-même, ce n’est pas un collaborateur, mais seulement un employé.

Voilà par où nous pourrions revenir, en quelque sorte, à la question de la réception de l’œuvre telle qu’exposée plus haut : ce n’est que dans sa réception qu’une œuvre peut s’accomplir tout à fait, et enfin être, et être ce pour quoi elle a été créée. En effet, cette question se pose dans des conditions très particulières au cours d’une vraie collaboration. C’est que celle-ci n’est pas tant une production, dans laquelle on se partage des « tâches », des labeurs, que, avant tout, une élaboration commune.

L’élaboration à proprement parler, je la comprends comme le fait d’un sujet autonome. Alors, ici, dans la collaboration, ce sont deux (ou plusieurs) sujets autonomes réunis. Mais, que cette réunion soit effective (et efficace !), cela n’a rien d’évident, et, pour ma part, je n’ai pas de mode d’emploi à disposition pour que ça fonctionne à tous les coups.

Quoiqu’il en soit de la réussite d’une collaboration vraie ainsi définie, on peut s’y retrouver souvent en situation d’apprécier une œuvre que l’on a soi-même signée – comme si elle était tout à fait « d’un autre »… Nous y sommes en mesure (et parfois, en demeure) de recevoir une œuvre qui vient de quelque ‘autre’, comme si elle était ‘de nous’. Autrement dit, nous devons « réceptionner » une œuvre dont nous sommes l’auteur, comme si elle avait son origine dans une histoire qui n’est pas la nôtre…

Bien sûr, quand nous avons à considérer ce que nous venons de produire tout seul, nous nous retrouvons tous à l’apprécier ‘de soi à soi-même’.

Et nous l’apprécierons diversement.

Nous n’en dirons parfois que : « Oh, c’est pas mal… ». Mais ce sera souvent par simple politesse, pour retenir une manifestation trop extérieure d’une intense autosatisfaction. Il est d’ailleurs possible que celle-ci se montre, assez rapidement, très volatile…

Ou bien, plein d’amertume, nous contemplons, plus ou moins abattus, le spectacle désolant d’un projet avorté, des promesses non tenues, le produit d’une ambition dont la mise à l’épreuve a révélé le caractère déraisonnable… Mais, ce n’est une affaire qu’entre nous et nous, et qui se règle en un champ aux dimensions réduites, et parfaitement clos. S’il s’agit d’une œuvre accomplie seul, que nous éprouvions de la fierté à la considérer ou du dégoût, ou n’importe lequel de tous les mélanges possibles de ces sentiments extrêmes, nous nous disons : « Je le savais bien ! ». En effet, plutôt qu’une découverte, ce n’est qu’une confirmation.

Nous savons bien que, ce qui nous a plu ou écœuré, ici, ça ne pouvait pas vraiment nous surprendre.

Par contre, quand il s’agit d’une collaboration, il se passe tout autre chose.

*

Alors, ici, plutôt que de faire, moi, semblant d’être quelqu’un d’autre que moi pour dire quelque chose de ce que nous avons fait ici, Guska, et moi, je vais pour finir laisser la parole à un tiers… un ami, Thomas, qui m’a permis de le citer ici :

« C’est vraiment une belle œuvre sonore, juste assez de trucs étranges pour nous perdre mais toujours un repère pour nous y retrouver.

Ça donne une étrangeté familière si je puis dire, j'aime beaucoup. »

Ps : Et moi, j’avoue avoir aimé ici cette « étrangeté familière ». Qui me fait me souvenir que, dans la page où j’ai trouvé la reproduction que je publie ici, le tableau de Hopper était (étrangement ?) référencé dans la rubrique 'surréalisme’…


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18/03/2022

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