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lundi 24 juillet 2017

DÉTAILS CÉZANNIENS


(le 23 juillet 2017, une visite de l’exposition
« LES PORTRAITS DE CÉZANNE », au Musée d’Orsay)





D’abord, l’attention se porte sur les visages. C’est tout naturel.
Le « portrait » n’est-il pas le thème de l’exposition, et n’est-il pas convenu que le « portrait » d’une personne est d’abord et avant tout, sinon tout à fait exclusivement, celui de son visage ?
D’ailleurs, « dans la vie », quand nous rencontrons ceux que nous considérons comme des personnes, leurs visages, et plus particulièrement leurs regards, est bien ce vers quoi nous portons spontanément notre regard. N’est-ce pas ?
Donc, devant tous ces « portraits signés Cézanne », nous pouvons légitimement nous intéresser aux personnes portraiturées : l’oncle Dominique, l’épouse du peintre, ou son fils, ou bien ses amis, son père ou son jardinier, Vollard ou Geffroy, etc. Des personnes, parmi toutes celles qu’il rencontre – dont lui-même…
Mais, ici,  et quoi qu’on puisse en dire, nous ne sommes pas devant des personnes. Nous sommes devant des tableaux.

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Ici, c’est la peinture qui est seule présente.

Mais, le fait que l’on soit ici en spectateur fausse notre appréhension de ce que c’est, que la peinture. Ne pouvant considérer que l’œuvre accomplie – que certains peuvent ne pas hésiter à nommer le « produit » –, nous oublions qu’elle ne peut être comprise vraiment, pour ce qu’elle est, que si on la comprend comme un « indice ». (C’est-à-dire : non comme « produit », mais comme « production ».)
Cet objet, qu’est l’œuvre accomplie, ne doit être vu que comme une accumulation d’indices pouvant révéler le travail d’accomplissement.
En quelque sorte, le tableau n’est, si l’on veut, que la « scène de crime ». On n’y tient pas encore son responsable, et ses motifs. Alors, vraiment regarder un tableau, c’est enquêter.
Ce qui conduit aux détails. Vous savez : ces détails que le détective recommande toujours aux témoins de ne pas négliger…

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On peut dire que, peindre, c’est disposer de « formes et de couleurs » que l’on va arranger sur une surface. Certes. Mais c’est avant tout : prendre des décisions ; ce qui implique de s’être formé, auparavant, des raisons – de les prendre, ces décisions-là et pas telles autres.

Certes, il faut bien constater d’abord qu’il y a ici tel rouge appliqué de telle façon sur telle surface, orientée comme ceci et située dans tel endroit, dans quelle proximité de tel bleu, appliqué de telle façon sur telle surface orientée comme ça et située dans tel autre endroit, etc.
Mais on ne voit rien vraiment, si l’on ne parvient pas à comprendre pourquoi.
Quoique… Peut-être une pleine compréhension de tous les motifs restera finalement impossible ? Cependant, il faut au moins faire un effort, pour ressentir quelque chose de la nécessité des décisions prises ici, et là.

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J’ai le souvenir du titre d’un essai que le poète Dominique Fourcade avait consacré à Matisse : « Un coup de pinceau, c’est la pensée ».
Non, ce n’est pas à dire que, dans chaque coup de pinceau, une pensée est à lire, identique à celle d’un philosophe, telle qu’elle se donne à lire dans ses écrits. Non,  la pensée du peintre, telle qu’elle détermine ses coups de pinceau, n’est pas ainsi comme directement traduisible en sentences philosophiques. La peinture n’est pas la « traduction », en formes et couleurs, etc., d’une pensée qui serait, par ailleurs, pensée par tel penseur.
Cela veut seulement dire que dans le « coup de pinceau » même, dans la prise de décision qui s’impose dans l’accomplissement de tel tableau, peindre, c’est penser.
Le peintre peut penser cela que peuvent penser les philosophes (l’espace et le temps, l’existence, la permanence et le passage, l’illusion et la vérité, l’être et le vide, etc.), mais il le pense comme seuls peuvent le penser les peintres : non pas en disposant des concepts, mais des « coups de pinceaux ».
Cela est visible dans ces « portraits » peints par Cézanne.

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Dans ces « portraits » peints par Cézanne, cela est intensément visible, qu’un coup de pinceau, c’est la pensée, quand on y est attentif aux détails.
Mais il faut s’entendre sur les détails à considérer ; on pourrait dire, comme on dit, mais comme il ne faut pas le dire, que c’est sur le « niveau de détail » qu’il faut s’entendre
En fait, il ne s’agit pas de « détailler » dans le sens d’un inventaire : un chapeau melon ici, une fleur là dans un vase, ou ailleurs tenue dans ces mains jointes, et ce plastron blanc, et ce coin de table, et ces ornements du velours de ce fauteuil, ou ceux de cette tapisserie, etc.
Il s’agit de voir que les chapeaux, les fleurs et les vases, les mains et les meubles, les étoffes et les chevelures, etc., chacun de ces « détails » est, d’une certaine façon, mis sur le même plan. Chaque détail de la composition est représenté comme appartenant au même ordre de réalité. Mais sans que jamais ne s’installe la confusion !
Une tête est identifiée comme tête, une fleur comme fleur, une table comme table, etc. Non seulement chaque chose y est bien ce qu’elle est, pour celui dont le regard parcourt toutes ces parties du tableau, mais, de plus, chaque chose y est suprêmement ! Dans leurs volumes respectifs, leurs articulations réciproques, leurs couleurs propres et les reflets qu’ils se prodiguent les uns aux autres,  et comme tête, fleur, table, etc., toutes ces « choses » semblent être parvenues ici à une présence définitivement incontestable.
Et pourtant – et c’est ce que l’on peut découvrir à parcourir les détails de la facture –, toutes ces « choses » ne sont-elles pas toutes faites, 'picturalement parlant', d’un flux de formes-couleurs-textures d'origines finalement non différentiables ?

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Sans doute un philosophe a déjà pensé que, ce qui est pensé par la peinture de Cézanne, c’est que toutes les « choses » particulières, chacune identifiable comme distincte de toutes les autres, ne le sont (particulières, identifiables, distinctes) que localement, seulement par l’effet de certains arrangements.
Ces arrangements locaux, et provisoires, sont ceux de « particules de réel » (si l’on peut dire), dont les flux, les courants, innombrables, composent le visible.
Par ailleurs, ces « particules de réel », si elles ne sont pas toutes absolument identiques, peuvent être réparties, elles, en un petit nombre de catégories : obscurité, lumière, chaleur, froid, proximité, lointain, précision, incertitude…

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