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lundi 3 août 2015

CHARMEUSE


Un souvenir du musée d’Orsay – 1987  (*)


Sans passer le seuil, sans même s'en approcher, mais en restant bien dans l'axe de la porte, je découvrais La Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau.
Ainsi maintenu dans le temps de la révélation, sans connaissance préalable du lieu, sans deviner les dimensions exactes de la salle où ce tableau s'exposait, je pouvais rester à croire qu'il en était le seul et précieux trésor, jusqu'à m'imaginer face à quelque image sacrée – et dont un antique tabou, ou la crainte de quelque dangereux sortilège, commandait que je me garde à très respectueuse distance.



                



Oui, c'est bien à une vraie séance de magie, à un envoûtement, que je me livrais par la contemplation de ce tableau — et mon appui dans le monde "réel" semblait se dérober soudain. Mais, si ma faculté de rapporter ce que j’y voyais à l'expérience commune était ici proprement déroutée, c'était par des moyens subtils, et sans faire appel à des figures ou à des situations trop démonstrativement grotesques ou monstrueuses…
Bien sûr, on ne rencontre pas tous les soirs au coin d'un bois une femme noire et nue qui, tel un fakir, use du son d'une flûte pour charmer de gros serpents — et je veux bien, même, qu'on n'en rencontre jamais — mais il n'en reste pas moins qu'il n'est rien, dans cette scène, qui contrevienne absolument au possible.

      Son agencement lui-même n’a rien qui soit bizarre ; il est plutôt d'une imposante évidence classique : partage harmonieux de grandes masses qui jamais ne font perdre de vue le raffinement des détails ; détails dont la profusion n'étouffe jamais la composition.
(Gerbes fluorescentes du premier plan à droite se découpant verticalement sur la grande masse sombre mais ajourée des arbres, comme la haute silhouette noire de la charmeuse sur le ciel calme et clair, etc.)
Non, ce qui déroute notre regard de ses habituels parcours, ce n'est pas la nature des objets, ni leur disposition dans l'espace, mais des contradictions entre leurs divers modes d'apparition.

Sans doute, ces plantes vertes à bordure jaune pourraient orner nombre de jardins, mais qui les a jamais vues ainsi, devant un massif arborescent comme découpé à même le matériau brut de la nuit la plus profonde, magnifiées par une luminosité dont elles semblent être elles-mêmes la source — et combien plus intense que ce pâle reflet du feu du soleil sur le disque lunaire ? 

Qui songe à accorder cette notation de la végétation couvrant la colline, toute suggestive — et qui fait la part de l'humide épaisseur de l'air —, avec le souci d'un inventaire quasi maniaque de chaque feuille, de chaque brin d'herbe, de chaque pétale. 
Et quel étrange écart entre le corps de la charmeuse — dont le contour ne laisse rien ignorer du volume, et dont il fait sentir tout le poids, malgré la saturation monotone et sombre — et celui de l'oiseau qui l'accompagne — dont la mise à plat, suggérée par le net découpage du profil, vient contredire le subtil et savant accord de dégradés de roses et de gris. 
En même temps, quelle parenté imprévue entre la charmeuse et l'oiseau : entre les présences simultanées de l'arabesque sensible et du maintien hiératique chez l'une, évoquant une statue égyptienne intérieurement saisie par le désir de la danse, et la silhouette délicatement coloriée de l'autre, rappelant la tension particulière, entre signe et représentation, propre à l'écriture des hiéroglyphes.

Le charme, vient-il de ce que la vision d'un monde mystérieux, étrange alliance
de l'obscur et de l'incandescence, insaisissable comme un rêve mais, comme un rêve, inévitable, se dise par le moyen d'une construction plastique sans faille, très ferme, et d'une lisibilité presque tranchante ?
Vient-il, bien que tous les objets rassemblés ici restent nettement distincts, et comme directement rapportés des catalogues qui souvent étaient leurs sources, de ce que l'on ne peut jamais tout à fait décider de leur genre ? 
Ce tableau est-il celui de la contrée improbable, et intime, où un oiseau peut être une fleur, où le ciel est un lac et le lac une prairie, où les serpents sont comme des branches et les feuilles comme des lames de machette, où un arbre est une charmeuse, une charmeuse la nuit, et ses yeux deux étoiles ? 






(*) Cet écrit se rapporte à une localisation du tableau, dans les salles du Musée d'Orsay, qui n'a plus cours depuis longtemps.




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