Oui, c'est bien à une vraie séance de magie, à un envoûtement, que
je me livrais par la contemplation de ce tableau — et mon appui dans le monde
"réel" semblait se dérober soudain. Mais, si ma faculté de rapporter
ce que j’y voyais à l'expérience commune était ici proprement déroutée, c'était
par des moyens subtils, et sans faire appel à des figures ou à des situations
trop démonstrativement grotesques ou monstrueuses…
Bien sûr, on ne rencontre pas tous
les soirs au coin d'un bois une femme noire et nue qui, tel un fakir, use du
son d'une flûte pour charmer de gros serpents — et je veux bien,
même, qu'on n'en rencontre jamais — mais il n'en reste pas moins qu'il n'est
rien, dans cette scène, qui contrevienne absolument au possible.
Son agencement lui-même n’a rien qui soit
bizarre ; il est plutôt d'une imposante évidence classique : partage
harmonieux de grandes masses qui jamais ne font perdre de vue le raffinement
des détails ; détails dont la profusion n'étouffe jamais la composition.
(Gerbes fluorescentes du premier plan à droite se découpant verticalement
sur la grande masse sombre mais ajourée des arbres, comme la haute
silhouette noire de la charmeuse sur le ciel calme et clair, etc.)
Non, ce qui déroute notre regard de ses habituels parcours, ce
n'est pas la nature des objets, ni leur disposition dans l'espace, mais
des contradictions entre leurs divers modes d'apparition.
Sans doute, ces
plantes vertes à bordure jaune pourraient orner nombre de jardins, mais qui les a jamais vues ainsi, devant un massif arborescent
comme découpé à même le matériau brut de la nuit la plus profonde, magnifiées
par une luminosité dont elles semblent être elles-mêmes la source —
et combien plus intense que ce pâle reflet du feu du soleil sur le disque
lunaire ?
…
Qui songe à accorder cette notation de la végétation couvrant la colline,
toute suggestive — et qui fait la part de l'humide épaisseur de
l'air —, avec le souci d'un inventaire quasi maniaque de chaque feuille,
de chaque brin d'herbe, de chaque pétale. …
Et quel étrange écart entre le corps de la charmeuse — dont le contour ne
laisse rien ignorer du volume, et dont il fait sentir tout le poids, malgré la
saturation monotone et sombre — et celui de l'oiseau qui l'accompagne — dont la
mise à plat, suggérée par le net découpage du profil, vient contredire le
subtil et savant accord de dégradés de roses et de gris.
…
En même temps,
quelle parenté imprévue entre la charmeuse et l'oiseau : entre les présences simultanées de l'arabesque sensible
et du maintien hiératique chez l'une, évoquant une statue
égyptienne intérieurement saisie par le désir de la danse, et la
silhouette délicatement coloriée de l'autre, rappelant la tension particulière, entre
signe et représentation, propre à l'écriture des hiéroglyphes.
…
Le charme, vient-il
de ce que la vision d'un monde mystérieux, étrange alliance
de l'obscur et de l'incandescence, insaisissable comme un rêve mais, comme
un rêve, inévitable, se dise par le moyen d'une construction
plastique sans faille, très ferme, et d'une lisibilité presque tranchante ?
Vient-il, bien que
tous les objets rassemblés ici restent nettement distincts, et comme
directement rapportés des catalogues qui souvent étaient leurs sources, de ce
que l'on ne peut jamais tout à fait décider de
leur genre ?
…
Ce tableau est-il
celui de la contrée improbable, et intime, où un oiseau peut être une fleur, où le ciel est un lac et le lac une prairie, où les
serpents sont comme des branches et les feuilles comme des lames de
machette, où un arbre est une charmeuse, une charmeuse la nuit, et
ses yeux deux étoiles ?
…
(*) Cet écrit se
rapporte à une localisation du tableau, dans les salles du Musée
d'Orsay, qui n'a plus cours depuis longtemps.