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mardi 2 juin 2015

PIERRE BONNARD / MUSEE D’ORSAY 2015


J’ai commencé d’aimer la peinture de Pierre Bonnard à une époque où j’avais tout loisir d’assez souvent contempler quelques unes de ses œuvres ; mais ces quelques échantillons à ma libre disposition étaient les seuls que je pouvais prétendre connaitre.
En effet, pour vraiment connaitre la peinture, il faut compter pour presque rien les reproductions : c’est un abîme en effet qui sépare le saisissement face au tableau (digne d’être « vécu »), et la meilleure impression donnée par une de ses reproductions.
On apprend vite que pour connaitre vraiment une peinture, il faut la recevoir en vraie grandeur, dans son format.

Oui, c’est parfois d’assez loin, de là où le tableau commence de nous appeler, qu’il faut l’avoir vu d’abord, avant de s’en approcher au plus près, jusqu’à une proximité tactile… (oui, « On ne touche qu’avec les yeux ! », c’est entendu…) ; avoir enfin constituer un réseau de toutes les sensations reçues à ces diverses distances, dans toutes leurs combinaisons possibles…
Oui, les couleurs, lumières, et textures, du tableau, sont à appréhender dans nos dimensions corporelles (nos taille, envergure, et capacités à aller et venir, avancer et reculer, nous baisser et hausser), dans toutes les dimensions et capacités de notre corps physique, telles que ressenties dans l’espace physique…

Donc, je ne connaissais, intimement, qu’un très petit nombre des tableaux de Bonnard, et, malgré la consultation de beaucoup des reproductions disponibles, n’avait aucune idée juste de son œuvre comme continuité. C’est elle, représentée et présente en évidence, que je viens de découvrir au Musée d’Orsay.



C’est en sortant de l’exposition que me vient, sans prévenir, cette formulation : 
« Bonnard, peintre quantique » … 
Quantique ? Bien sûr, ce n’est rien qu’une analogie, et pas trop consistante sans doute, ni convaincante, donc. Cependant, je suppose qu’elle ne doit pas être sans raisons …
Si, dans cette exposition, ma contemplation de ces nombreux tableaux, poursuivie en quelque sorte comme une expérience scientifique, méthodiquement répétée pour en vérifier les résultats, me conduit à y voir la manifestation d’une conception « quantique » du monde visible, ce doit être, je suppose, en réaction au discours convenu (dominant) sur un Bonnard « décoratif » …
Mais non, la peinture de Bonnard n’est pas décorative essentiellement.

Sans doute ces mises en page harmonieuses de masses chromatiques luxuriantes lui donnent-elle, par ailleurs, des vertus bien décoratives... mais elles ne sont que des masques, de ceux qui ne nous flattent d’abord la rétine que pour nous inquiéter mieux et plus en profondeur ensuite.
Et, n’est-ce pas, provoquer l’inquiétude, ce ne pourrait pas être la vocation d’un « décorateur » …

Mais c’est ici une inquiétude non angoissante. Ce n’est en rien l’angoisse destinée à nous compresser et rétrécir, avant de nous effacer. C’est juste une non-quiétude : il s’agit simplement que nous ne soyons pas « tranquilles », afin que nous soyons toujours avec les sens à vif, à découvert, pour ainsi demeurer à l’affut des plus subtiles, infinitésimales, discrètes parfois, mais décisives manifestations de la réalité du monde visible.




Quantique ? C’est que, à recevoir ainsi cette œuvre, en continu et intensément, j’aurais ressenti d’abord, spontanément, que ce seraient « des états de la matière » que peint Bonnard ?
Non, il ne prend pas comme ‘motifs’ la solidité des solides, la liquidité des liquides, ou la gazéité (?) des gaz...
Ce serait plutôt que, semblant figurer un objet reconnu comme solide, par exemple une table, il la donne à voir (à comprendre) comme si elle était constituée de liquides emmêlés. Ou que l’eau d’un bassin peut sembler formée de concrétions minérales impénétrables… Ce serait dans un nuage montré comme une masse compacte aux contours arrêtés… Dans la surface d’une façade qui, avant de scintiller comme un brouillard, est frémissante comme une eau prête à bouillir...
Par exemple, ce serait une tête, et un corps, devenus ici assimilables à une tenture, ou à un mur, et parfois confondus avec la lumière qui frappe ce mur, ou avec l’ombre qui baigne cette tenture… Et telle ombre, répandue là sur le sol, qui s’en détache, et devient aussi pleine et lourde qu’un guéridon, ou qu’un arbre…




Il est très justement indiqué, dans les présentations de l’exposition, que Bonnard se plaît souvent à dérouter le regard par des jeux de miroirs, par des compositions, de plans et de perspectives, inattendues, et par tant de dispositifs destinés à perturber l’identification des figures.
Cependant, nous avons appris à identifier la matière des corps, dans le monde visible, par la qualité de leur mouvement, par la stabilité relative de leurs contours, etc. Et c’est ainsi que tel ou tel aspect d’une figure peinte (contours, reflets, diversité ou uniformité des surfaces, etc.) nous permet, croyons-nous, d’y reconnaitre tel objet du monde visible.
Dans les peintures de Bonnard, c’est aussi une opération dans le « rendu » de la matière intime des objets qui peut provoquer un déroutement – inquiétant à sa façon – de nos sensations et identifications routinières.
Il ne s’agit pas seulement de la texture superficielle de leurs matériaux, mais plus encore de leur constitution physique, atomique, moléculaire, et, donc, pourquoi pas, élémentaire…




Alors, en définitive, ce que peint Pierre Bonnard, ce ne sont pas les états de la matière ; non, ce n’est pas la consistance des solides, ni la fluidité des liquides, ni l’évanescence des gaz. Ce qu’il peint, ce seraient plutôt la façon dont les objets peuvent échanger leurs « états fondamentaux ».

C’est de la peinture « figurative », sans doute, - mais dans laquelle les figures servent à désigner une autre réalité que celle des figures…






[PEINTURE [pin-tu-r'] s. f. Imitation faite avec lignes et couleurs, sur une superficie plane, de tout ce qui se voit sous le soleil ; sa fin est la délectation, POUSSIN (Lett. 7 mars 1665). (in Littré)

PEINTURES : Dosages divers d’intelligence et d’émotion, utiles pour raisonner la répartition de substances colorées dans un espace à deux dimensions.]



BONNARD « La Toilette »  (ca 1932) _ 120 x 118cm




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