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vendredi 17 octobre 2014

SANS TITRE

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Nous sommes, nous autres humains, des animaux qui vont parlant. C’est convenu. Et pour ma part, cela me convient très bien : et l’animal, et le parlant.
Quant à notre animalité, elle peut être le motif de méditations profondes, et prolongées, et d’étonnement aussi sans doute, et de stupeur et d’émerveillement…, mais elle n’est pas ici mon propos.
Donc, animal, mais parlant : voilà, ici, ce qui m’arrête – ou, plutôt, ce qui me met en mouvement.

Dire l’humain « animal, mais parlant », c’est dire – naturellement – que l’animal, lui, ne parle pas. Certes, il ne dispose pas de nos moyens de produire ces ensembles de sons articulés que nous avons codifiés (?) afin de constituer ces ensembles (de signes) organisés en langues. Etc.

Mais, ces langues, elles nous servent à quoi ? Telle est la question…


Répondrons-nous que la langue nous sert à communiquer entre nous… De fait, la plupart du temps, c’est pour ça – que nous parlons (et écrivons). Mais, alors, je ne vois pas trop comment cet usage de la parole nous distinguerait essentiellement des animaux. N’ont-ils pas, eux aussi, les animaux, toutes sortes de façons de communiquer ?
Par exemple, les contenus de nos modes d’emploi (pour les machines à laver, ou pour un logiciel, par exemple), ou ceux des harangues d’un politicien, ou d’une marchande des quatre saisons, ou bien celui d’articles sur les vertus de l’économie « de marché » (ou sur la formation des trous noirs), ou bien ce qui se dit entre les deux parties d’un couple quand il s’agit de savoir « C’est quand, sans les enfants, enfin ! » et si « La mer, ou la montagne ? », etc. –  je ne suis pas sûr qu’ils (les contenus de ces communications) se distinguent essentiellement de ceux qui, par exemple, sont produits par des abeilles quand elles montrent à d’autres par où et jusqu’où se diriger pour trouver des fleurs intéressantes à butiner, ou par certains animaux d’une certaine espèce quand ils enseignent à leurs petits comment éviter les pièges disposés par les grands d’une autre espèce, ou bien par le responsable d’une horde quand il indique au groupe qu’il est temps de migrer, ou bien par tel mâle quand il désire persuader la femelle qu’il a élue... Etc.


Sans doute les moyens de communiquer dont dispose l’animal ne lui permettent pas d’élaborer, formuler, d’échanger des « concepts », des abstractions.
(Est-ce parce qu’il ne lui est pas possible de s’extraire de la réalité immédiatement perçue qu’il ne peut pas accéder au langage – et, donc, aux concepts ? Ou bien est-ce parce qu’il ne dispose pas de la parole qu’il lui est impossible de mettre l’immédiateté à distance ?
Je laisse la question en suspens.)
Quoi qu’il en soit, chez l’humain, qu’il ait appris à parler – et à écrire et à lire –, cela ne semble pas lui garantir toujours qu’il ait appris à penser – à se tenir assez détaché de la réalité immédiate pour commencer de penser (en concepts).


Donc, la communication ne distingue pas l’homme de l’animal, et quant à la faculté de produire des concepts, elle n’est pas si partagée qu’elle soit la marque de l’humanité dans sa généralité.
Non, ses possibilités « communicatoires », non plus que sa nécessité quand il s’agit de penser, ne fondent la spécificité de la parole.
Alors quoi ?
Alors, le plaisir !

Le plaisir, le goût. Ce qui fait l’humanité de la parole (humaine), c’est le bonheur – à parler.

Utile, la parole n’est qu’animale, en quelque sorte.
Pour que la parole nous fasse humain, il ne faut (pour le meilleur comme pour le pire), que la trouver agréable.






N’est-elle pour rien, la satisfaction d’avoir simplement mis ses idées en bon ordre, et d’avoir ainsi efficacement exposé ce que l’on pense ? Non, bien entendu.
N’est-il pas satisfaisant d’avoir réussi à exprimer ses sentiments de façon touchante ? Oui, certes !
Mais, ce qui est d’une tout autre nature que ces satisfactions, parfaitement légitimes par ailleurs, c’est le bonheur éprouvé… non pas à seulement disposer du mot lui-même, juste, mais, à goûter sa justesse même ! Et son invention surprenante, et la surprise de son invention…
De ce qu’il soit venu, mais aussi de ce qu’il soit venu si bien !

Après, oui, il faut « travailler ». Non pas pour chercher, mais pour continuer à être en état de trouver… Déblayant le terrain de tout ce qui nous obstrue la vue, et nous empêche d’encore le découvrir, qui brille au bord du chemin… le trésor…

Ce bonheur du mot, il doit venir de ce que nous devons pressentir que ce n’est pas nous, notre ego veux-je dire, qui l’a produit, ce mot bien trouvé, mais, comme notre bon génie ?
Et puis la force de son surgissement, du don, cette énergie que nous absorbons alors…

Maintenant, maintenant doivent-elles pour cela, les paroles,
comme des fleurs éclore.  (*)





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(*) Du poème de Friedrich Hölderlin, PAIN ET VIN,
la fin de la cinquième strophe :

L’homme est ainsi ; quand le bien est là, et que se charge de dons     
Pour lui un dieu même, il ne le connaît ni ne le voit. 
Il doit tout d’abord le supporter ; mais maintenant nomme-t-il son plus grand amour,     
Maintenant, maintenant doivent-elles pour cela, les paroles, comme des fleurs éclore. 

 BROT UND WEIN 
So ist der Mensch ; wenn da ist das Gut, und es sorget mit Gaben 
Selber ein Gott für ihn, kennet und sieht er es nicht. 
Tragen muß er, zuvor ; nun aber nennt er sein Liebstes,     
Nun, nun müssen dafür Worte, wie Blumen, entstehn. 
  
http://patrickg75.e-monsite.com/pages/holderlin-pain-et-vin.html




lundi 13 octobre 2014

BELLEVILLE (02/10/2014 11 :13)

L’endroit, vous le trouvez dans le prolongement de la rue de la Fontaine-au-Roi, une fois traversé le boulevard de Belleville, là où la rue Bisson, affluent étroit, se jette dans le populeux boulevard.
Ici, hors de mes parcours prévisibles, je suis plus encore à l’affût de ces manifestations picturales exposées à même la rue (sur les murs ou sur les trottoirs), qu’il m’intéresse de « relever » au moyen de la photographie.

En cet endroit, donc, je découvre cette composition d’une texture sinueuse qui, suivant des rythmes subtilement fluctuants, développe des évocations d’animalités, félines ou bien aériennes – à ce qu’il me semble…





Pour moi, qui passe là sans avoir rien d’autre à y faire que le remarquer, cet ornement calligraphique est d’abord, parmi tous les aspects de ce « coin de rue », le seul qui l’extrait de l’indifférencié universel, dans lequel, sinon, il serait resté confondu, interchangeable avec tous les autres « coins de rue » possibles – et même, par principe, avec tous les endroits possibles de toutes les rues, avenues et boulevards de toutes les villes, etc.
(Comme un point, parmi tous les autres du continuum de l’espace, sans rien pour le distinguer des autres points de cet espace,  de mon « espace urbain personnel », du moins.)

Mais, à l’instant même où je décide d’enregistrer l’image de ce graphisme mural…


« Un passant est passé », dirait-on.

Mais j’imagine que pour lui, pour cet homme, ce n’est pas lui qui « passe », et que, s’il avait à y penser, il dirait que ce n’est que ce moment qui est passé.
Lui, cet homme-là, à ce moment-là et à cet endroit-là, il demeure, en lui-même.

Autrement dit (autrement perçu) : cet homme n’accorde aucune attention à l’endroit qu’il traverse, plongé dans ses pensées semble-t-il… Pour lui, cet endroit ne peut être qu’un point indifférent (parmi tous ceux dont la succession constitue la ligne à tracer entre le magasin, où il a fait ses courses, et son domicile, où il va pouvoir peut-être enfin se reposer…). Ce n’est même pas comme une partie d’un décor défilant au fond de la scène d’un théâtre.
Cet homme-là, il semble bien n’être qu’en lui-même.
Cependant, ses coordonnées spatiales et temporelles (02/10/2014  11 :13)  coïncident avec les miennes, quand je suis tout à mon projet d’enregistrer cette image de ce lieu.


(Expérience, de la coexistence, de la plus parfaite banalité, mais qui, ici, me laisse un moment songeur…)


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