Dans la rubrique ‘projets collectifs’ d’un forum dédié
à la musique et à ses technique de productions et d’enregistrement est régulièrement
proposé, depuis maintenant deux ans, un petit concours de composition sur un
thème obligé. Ce qui en fait la particularité est que ce thème n’est pas
musical mais visuel : c’est une image qui doit « inspirer »
la composition proposée.
L’image
proposée ce mois-ci est ce tableau signé Eric D'Hulst,
Ce tableau est une image, et c’est aussi une
peinture.
Comme image, il est une 'image de' : il
représente quelque chose. Cette « chose » représentée est ici la
foule (tel est le titre du tableau). Il s'agit bien d'une foule, d’un
rassemblement d'humains, mais nous demeurons sans autre information quant
au lieu et aux raisons de ce rassemblement.
S'agit-il de la foule des voyageurs de banlieue descendant, un matin, les
escaliers de la gare Saint-Lazare, ou bien se pressant devant les Grands
Magasins ? S'agit-il de manifestants arpentant l'avenue de la République ? Ce
pourrait être aussi l'image d'un chœur réuni pour chanter l'Hymne à la Joie –
pourquoi non ?
Ce pourrait être l'image de toutes sortes de « foules », sans
avoir besoin de rien forcer dans l'interprétation du tableau : en effet la
figuration de chacun des individus y est extrêmement schématique. Et c'est avec
ce choix, évidemment délibéré, d'une figuration plutôt fruste des
silhouettes, que nous passons sur l'autre versant du tableau : de l'image,
à la peinture.
Car ce tableau est aussi une peinture : il n’est
plus l’image, la représentation, de quelque "chose" qui lui
soit extérieure, mais il est cette présence en soi : présence de ses couleurs,
de sa composition, de son dessin, etc. Peinture, par la façon dont les couleurs
y sont étalées : d'abord largement brossées pour poser des masses de tons ou de
valeurs, puis reprises ici pour qu'elles arrivent à leur maximum de densité, ou
bien ailleurs, raclées, délavées, jusqu'à les réduire à de fantomatiques
suggestions...
Peinture, ensuite, parce que les êtres qui sont disposés par la peinture, actifs dans le cadre du
tableau, ne sont pas, d'une façon générale, ceux qui pourraient y
être convoqués par la seule image. Par
exemple : des personnes humaines (comme celles qui, par exemple, se tiennent
solitaires sous un ciel nuageux, ou déambulent en foule dans des temples, ou
bien se massacrent dans la plaine) ne seront jamais assimilables à des êtres
purement picturaux.
Non, ces êtres agissant dans la peinture, ce sont des couleurs, des tons et
des valeurs, et des textures. Et encore : des lignes. Ce sont des courbes, plus
ou moins sinueuses, ou des droites sans détours, chacune suivant sa direction,
selon l'absolu d'un horizon, ou la perfection d'une parfaite verticale, ou bien
suivant de relatives diagonales ; ce sont aussi des surfaces, diversement
contournées et occupant chacune l’étendue selon diverses proportions ; ce sont
des points, singulièrement alignés ou dispersés, et localisés diversement, etc.
Enfin, les êtres qui agissent dans la peinture comprennent aussi toutes les
rencontres possibles entre toutes ces lignes, surfaces, tous ces points. Il
suffit que ces rencontres soient déclarées, et ressenties, comme
signifiantes, et expressives.
Mais, bien sûr, comme dans beaucoup de tableaux, on ne trouve pas dans
celui-ci « que de la peinture », mais aussi « de l'image ».
Et les croisements qui s'y produisent, entre peinture et image, c’est ce qui
peut en faire l’intérêt.
Dans l'image qu'est ce tableau, il y l'évocation d'une multitude
d'individus.
La foule strictement comprise dans le tableau n'est pas innombrable, mais,
comme elle remplit presque complètement l'étendue déterminée par le cadre,
il n'y a pas de raison de penser qu'elle n'en déborde pas. (Voilà une
illustration d'un procédé proprement pictural - le remplissage 'all over' d'un
format - utilisé pour « faire image », pour signifier une
réalité extérieure : ici, une quantité innombrable d'individus.)
Par ailleurs les silhouettes de chacun des individus représentés le sont de
façon non seulement schématique, mais aussi répétitive : c'est le même schéma
graphique qui est repris pour chacun d'eux. D'ailleurs, sans doute est-ce ainsi
que nous percevons la foule dans notre expérience quotidienne : nous sommes
incapables de la dénombrer, et tous les traits singuliers, individuels, s'y
confondent, finalement, jusqu'à devenir tout à fait indistincts. C’est dans l'image qu'est ce tableau-là que
nous pourrions le voir.
Mais, dans la peinture qu'il est aussi
? Nous voyons des plages de couleurs assez différenciées : chaudes et
froides, claires ou obscures, affirmées ou plus incertaines, etc. Ces
variations, purement picturales, sans aucun rapport avec aucune perception
objective d'une foule, viennent en quelque sorte croiser des indications
purement graphiques, mais que cependant nous savons destinées à
représenter quelque chose de notre expérience quotidienne, objective, de la
foule : sa « masse » (l'impossibilité de la dénombrer), et sa « confusion »
(l'indifférenciation relative des individus la composant).
D'ailleurs, dans la façon dont les masses colorées sont disposées
indépendamment des contours des silhouettes individuelles, les débordant ou
bien les dissociant, il n'est pas interdit de voir aussi, sinon une figuration
nette, du moins une symbolisation des divers et contradictoires flux
émotionnels qui toujours parcourent les individus composant une foule...
…
C'est sans doute, dans ce tableau, ces
croisements, entre les figurations expressives (l'image) et la puissance
interne d'une abstraction mesurée (la peinture), qui peuvent provoquer en moi
un désir d'en extraire d'autres possibilités formelles, musicales celles-là ?
(vendredi 11 mai 2018)
____________________________
signé le vendredi 18 mai :
https://soundcloud.com/user-101895035/un-forum-un-jour
____________________________
signé le vendredi 18 mai :
https://soundcloud.com/user-101895035/un-forum-un-jour
UN FORUM, UN JOUR
On sait que, dans
la cité romaine, ‘forum’ désigne la place publique.
Dans une cité, il
peut se trouver de nombreuses places, mais il n'y en a qu'une qui soit désignée
comme "publique", c’est-à-dire comme celle où peut se rassembler le
peuple, où le peuple peut parfois être convoqué pour débattre et décider des
questions qui l'intéressent.
J'ai imaginé que
la foule, représentée dans ce tableau-là d’Eric d’Hulst, occupe une telle
place publique, « un forum ». Et que nous y demeurons pour « un
jour », de l’aube jusqu’à la nuit tombante.
*
Comme nous
demeurons sur cette place de l’aube jusqu’à la nuit tombante, l’idée d’une
introduction et d’un final se répondant comme ils le font ici m’a semblée
naturelle...
Au matin, la
place est vide… Ce ne sont que quelques individus encore isolés qui viennent
là…
Le soir, juste
avant la nuit, peut-être n’y restent que deux enfants qui jouent ?
Entre temps, la
foule est venue, et repartie.
La façon dont est
"imagé" la foule, dans ce tableau, indique bien, il me semble, ce que
chaque individu la composant peut partager, posséder en commun avec tous les
autres, mais aussi ce qu'il peut avoir en propre, qui fait de lui un être - un
étant - existentiellement singulier, identique à nul autre. C’est pourquoi
le principe « thème et variations » m’a semblé approprié :
toujours la même chose – mais jamais la même chose.
Comme les
individus composant la foule, ici, possèdent assez en commun pour faire un
« peuple » et un seul, occupant « son » forum, j’ai choisi
de composer tout le morceau avec un mode et un seul – un mode de six notes (do,
ré b, mi, fa, sol, la).